Pour les dirigeants bolcheviks, le cinéma est un moyen de propagande privilégié: selon une citation peut-être apocryphe, Lénine aurait ainsi confié à A. Lounatcharski en 1922 : « de tous les arts, le cinéma est le plus important ». En tout cas, dès les premiers combats de la guerre civile, les chefs communistes comprennent l’intérêt du cinéma pour leur propagande et développent un département cinématographique aux armées : ce sont les fameux « kino-trains » ou « agit-trains », qui circulent à l’arrière du front, et qui comportent tout l’équipement nécessaire à la production et à la diffusion de documentaires afin d’assurer « l’édification des masses » (Dziga Vertov participera à cette expérience originale). Dès 1919, le secteur du cinéma est nationalisé et des organismes officiels, sous différentes appellations (VFKO, Soskino, Sovkino…) sont chargés de prendre en main la production cinématographique. C’est aussi en Russie soviétique qu’est fondée la première école de cinéma du monde. C’est d’ailleurs au cours des années 1920 que de nombreuses théories sont élaborées par des cinéastes ou des artistes russes (on pense notamment aux idées de Lev Koulechov ou de Sergueï Eisenstein à propos des différents types de montage…). En tout cas, le cinéma soviétique commence à se faire connaître dès les années 1920, par la qualité de ses réalisateurs (pour ne citer que les plus connus, Vsevolod Poudovkine, Sergueï Eisenstein, Dziga Vertov, Alexandre Dovjenko). Mais s’il connaît un véritable âge d’or pendant près d’une décennie, il s’est sévèrement repris en mains lors de la période stalinienne…
L’âge d’or du cinéma soviétique
Au cours de cette première période, il faut d’abord insister sur l’engagement enthousiaste de ces cinéastes soviétiques envers la cause de la Révolution. Ces jeunes gens (de 15 ans pour Kozintsev à
27 ans pour Poudovkine) ont pleinement adhéré aux idéaux communistes et certains ont même participé, à des titres divers, aux combats de la guerre civile (Koulechov, Vertov, Eisenstein, Dovjenko…). On peut d’ailleurs constater que la plupart d’entre eux sont restés fidèles au communisme, y compris pendant la période stalinienne : les plus rebelles continuent à travailler pour le régime jusqu’aux années 1940-1950, au prix d’autocritiques sans doute douloureuses et avec parfois bien des difficultés. Au cours des années 1920, cette « génération dorée » n’aborde que des sujets politiques ou historiques, parfois sur commande du gouvernement (Eisenstein se voit proposer les sujets du cuirassé Potemkine, d’Octobre et de La ligne générale) . Il y a peu d’histoires « futiles », c’est à dire psychologiques, dans les scenarii des films russes de la période. Même quand Abraham Room évoque un trio amoureux dans Trois dans un sous-sol, c’est plutôt pour évoquer l’émancipation de la femme dans la nouvelle société soviétique…Par contre, certains thèmes sont récurrents dans la filmographie de cette époque : la dénonciation de l’Ancien régime tsariste (La Grève, La Mère), le rappel des luttes d’avant 1914, la geste révolutionnaire d’Octobre (La fin de Saint-Pétersbourg, Octobre, Arsenal), la guerre civile (Tempête sur l’Asie, Chtchors), la collectivisation des terres (La ligne générale, La Terre)…
Si le cinéma soviétique est très homogène quant aux sujets qu’il traite, il l’est beaucoup moins en ce qui concerne la façon d’évoquer ces thèmes…Déjà, les réalisateurs utilisent toute la palette des genres cinématographiques (le commissaire à l’instruction, Anatoli Lounatcharski , ne cache pas sa fascination pour l’efficacité du cinéma hollywoodien et estime que la manière de filmer des studios peut être utile pour servir la Révolution). Ainsi, Lev Koulechov tourne une comédie burlesque mais à caractère politique (Les aventures extraordinaires de M. West au pays des Soviets) , Jacob Protazanov réalise Aelita, film de science-fiction dans lequel des martiens exploitent une masse de prolétaires… De plus, les cinéastes soviétiques n’hésitent pas à tester les théories les plus avant-gardistes dans leurs films : ainsi Eisenstein tente d’appliquer ce qu’il nomme « le montage des attractions » , qui consiste à monter deux plans successifs avec des images apparemment sans rapport entre elles, mais dont l’addition provoque une idée ou un choc chez le spectateur (l’exemple le plus connu de l’époque est une séquence de La Grève, où le massacre d’ouvriers par l’armée du tsar est monté alternativement avec des scènes tournées dans un abattoir…). Dziga Vertov, tout aussi radical, refuse d’engager des acteurs professionnels, de tourner dans des décors de studio et ne veut pas de fiction considérée comme artificielle : il filme directement dans la rue des scènes de la vie quotidienne et c’est le montage qui donne du sens à l’ensemble (son film le plus célèbre est L’Homme à la caméra)…D’autres, comme Poudovkine, appliquent les théories de montage de Koulechov (La Mère, La fin de Saint-Pétersbourg) ou manifestent une sensibilité plus lyrique (Dovjenko quand il filme les campagnes d’Ukraine dans La Terre).
Mais à la fin de la période, ces cinéastes si inventifs semblent être aller au bout de leurs possibilités : les débats font rage à propos du cinéma le plus prolétarien (une dispute célèbre oppose Vertov et Eisenstein). Ils se heurtent également à l’incompréhension du public qu’il sont censés toucher : le film d’Eisenstein Octobre est ainsi boudé par les spectateurs les plus populaires, peu sensibles au montage sophistiqué de certaines séquences. )…D’autres, comme Poudovkine, appliquent les théories de montage de Koulechov (La Mère, La fin de Saint-Pétersbourg) ou manifestent une sensibilité plus lyrique (Dovjenko quand il filme les campagnes d’Ukraine dans La Terre). Mais à la fin de la période, ces cinéastes si inventifs semblent être aller au bout de leurs possibilités : les débats font rage à propos du cinéma le plus prolétarien (une dispute célèbre oppose Vertov et Eisenstein). Ils se heurtent également à l’incompréhension du public qu’il sont censés toucher : le film d’Eisenstein Octobre est ainsi boudé par les spectateurs les plus populaires, peu sensibles au montage sophistiqué de certaines séquences.
La reprise en main stalinienne
Alors que Staline contrôle de plus en plus le pouvoir suprême après la mort de Lénine, cette reprise en main touche aussi le secteur cinématographique. En 1937, un nouvel organisme d’état , le Soyouzkino, est mise en place et confié à Boris Choumiatski, personnage particulièrement dogmatique et hostile aux cinéastes les plus audacieux comme Vertov ou Eisenstein (ce dernier sera d’ailleurs obligé de se livrer à une autocritique publique). Il est prévu de construire d’immenses studios sur la mer Noire, produisant plus de cent films par an et employant des milliers de personnes, en quelque sorte un pendant soviétique au Hollywood californien…Mais le projet ne verra jamais le jour, faute de moyens financiers. Par contre, la vigilance idéologique est renforcée et les films, à toutes les étapes de leur réalisation, font l’objet d’un suivi tatillon : près d’une centaine
de films seront ainsi « mis sur les étagères », c’est à dire censurés par la bureaucratie stalinienne (soit près de 10% de la production totale). Eisenstein lui-même aura de graves problèmes : son film La Ligne générale sera modifié sur intervention personnelle de Staline (le titre, la séquence finale) et celui qu’il tournera d’après l’histoire de Pavel Morozov, Le pré de Béjine, sera carrément détruit, au motif que son traitement de l’histoire est trop mystique…
Mais surtout, les artistes vont devoir suivre la ligne imposée par le Parti et Staline. C’est en effet au Congrès des Écrivains en 1934 que prend définitivement forme la théorie élaborée par Jdanov et qui sera appliquée dans tous les domaines artistiques, le « réalisme socialiste ». Cette nouvelle ligne, en rupture avec les tentations avant-gardistes de la période précédente, consiste à produire un art « socialiste dans le fond, réaliste dans la forme ». Il ne s’agit plus de déconcerter le peuple avec des modes d’expression incompréhensibles mais de trouver des formes simples qui permettent de faire passer l’essentiel, à savoir la cause du socialisme. De même, les sujets que doivent traiter les cinéastes sont imposés par le parti de manière planifiée : les grandes figures de l’histoire de la Russie (Pierre le Grand, Alexandre Nevski, Koutouzov…), les « héros » de la révolution et de la guerre civile (Lénine surtout mais aussi Tchapaiev…), les « hommes nouveaux » qui apparaissent avec la société soviétique (kolkhoziens, ouvriers stakhanovistes, scientifiques…)…Les autorités exigent aussi une parfaite lisibilité des scenarii, pour qu’ils soient compréhensibles du public populaire. On retrouve ainsi souvent dans les films soviétiques de l’époque, le « trio infernal » : l’homme du peuple, ouvrier ou paysan, plein de bonne volonté mais un peu naïf, « l’ennemi du peuple », le saboteur étranger ou le koulak hostile au nouveau régime, et enfin l’homme du parti, souvent membre du NKVD, qui montre la ligne juste et rétablit la situation…C’est par exemple ce schéma qui est appliqué dans le célèbre film des Vassiliev, qui raconte la vie d’une figure très populaire de la guerre civile, Tchapaiev (Marc Ferro a consacré à ce film une analyse très éclairante
dans son ouvrage devenu classique, Cinéma et Histoire). Enfin, ces films « staliniens » ont toujours une « fin heureuse », avec souvent un banquet final qui réunit la communauté et célèbre l’action du parti et de son chef suprême (c’est souvent le cas dans les comédies musicales soviétiques, très appréciées de Staline, comme Volga-Volga ou Les tractoristes…).
Au cours de « la grande guerre patriotique », les cinéastes connaissent une période de répit car le pays est quelque peu désorganisé et le poids des autorités un peu moins contraignant. L’urgence est de mobiliser toutes les énergies et Staline doit laisser la bride sur le cou aux cinéastes : aussi, les films tournés alors se signalent par une certaine liberté de ton : en particulier, les souffrances du peuple russe ne sont pas occultées, et même la collaboration de certains russes avec l’occupant nazi est évoquée (par exemple, L’arc en ciel de Mark Donskoï). Mais très vite après la seconde guerre mondiale, les autorités procèdent à une reprise en main du cinéma soviétique, alors que le culte de la personnalité bat son plein (c’est cette fois Staline lui-même qui occupe la première place sur les écrans, comme dans La Chute de Berlin de Mikhail Tchiaoureli). Le dictateur s’oppose d’ailleurs à la diffusion de la seconde partie d’Ivan le Terrible réalisé par Eisenstein, car il estime que le film du cinéaste présente l’ancien tsar de manière trop négative et qu’on pourrait faire des rapprochements embarrassants…Le parti impose plus que jamais ses directives aux cinéastes afin que la ligne
officielle soit respectée et diffusée (Dovjenko tourne Mitchourine en 1948, l’histoire d’un biologiste de génie à l’époque tsariste, qui réfute les théories de Mendel et qui peut poursuivre ses travaux grâce à la révolution bolchevique : son disciple sera un certain Lyssenko, qui connaît son heure de gloire dans les années 1940…). La production cinématographique en URSS tombe alors à son plus bas niveau (moins d’une vingtaine de films par an). d’Ivan le Terrible réalisé par Eisenstein, car il estime que le film du cinéaste présente l’ancien tsar de manière trop négative et qu’on pourrait faire des rapprochements
embarrassants…
Cette rapide évocation montre bien que si on peut parler d’un cinéma de propagande à propos des œuvres des réalisateurs en URSS, il est utile de préciser le contexte historique dans lequel s’inscrivent les différentes œuvres : les films des années 1920 ont une liberté de ton et de forme qu’on ne retrouve pas dans le cinéma stalinien, beaucoup plus conformiste et encadré. Il peut être intéressant de le rappeler, quand on utilise certaines séquences des œuvres d’Eisenstein, cinéaste dont les rapports avec Staline sont plus complexes qu’il y paraît…Par contre, des extraits des films staliniens -souvent médiocres-des années 1950 gardent toute leur efficacité pédagogique !