C’est en lisant la critique élogieuse de Jacques Mandelbaum sur La Loi du marché sorti au dernier Festival de Cannes que m’est venue l’idée d’évoquer un genre qui ne cesse de prendre de l’importance : le film social « à la française ». Mais dans son article, même s’il dit apprécier l’œuvre de Stéphane Brizé, le critique du Monde ne peut s’empêcher de dévaluer ce genre de film en considérant que «cette appellation (le film social à la française) n’est en général pas un compliment ». Depuis fort longtemps, c’est le lot commun de toute une partie de la critique (Les Cahiers, Le Monde, Les Inrockuptibles…) de traiter ce genre de cinéma avec une certaine distance pour ne pas dire un certain mépris.Comme si le fait d’aborder des problèmes sociaux au cinéma était « passéiste », « convenu », « passé de mode », pour tout dire un peu ringard !
Il y a quelques années, j’ai rédigé un article à propos de The Full Monty, le film de Peter Cattaneo, sur une bande de chômeurs de Sheffields qui s’adonne au striptease pour se renflouer…A cette époque, je constatais que le cinéma britannique avait pris de l’avance sur celui de notre propre pays quant au traitement de tels sujets : les noms de Ken Loach (presque tous ses films mais surtout Riff-Raff, Raining Stones, My Name is Joe), Stephen Frears (The Van), Mike Leigh et bien d’autres encore avaient marqué les esprits, en évoquant les laissés pour compte de l’Angleterre thatcherienne…
Mais déjà je relevais qu’à partir des années 1980, certains réalisateurs français avaient commencé à s’intéresser aux questions sociales, de façon très diverse et à travers des itinéraires singuliers (voire le lien à la fin de cette chronique). Ainsi, Robert Guediguian avait commencé sa série de films qui décrivait le petit monde populaire très attachant du quartier de l’Estaque , avec souvent les mêmes interprètes (Ariane Ascaride, Gerard Meylan, Jean-Pierre Daroussin). Le premier long métrage qui évoque cet univers date de 1989 (Dieu vomit les tièdes) et le cinéaste a continué à décrire ce milieu jusqu’aux Neiges du Kilimandjaro , sorti en 2011…Il faut aussi citer les frères Dardenne, réalisateurs belges, qui portent un regard attentif aux déshérités des sociétés industrielles dans les années 1990 (La Promesse en 1996, Rosetta en 1998). Eux aussi ont persisté dans cette veine jusqu’au film très réussi Deux jours, une nuit, avec Marion Cotillard, sorti en 2014. Au delà de ces cinéastes qui n’ont jamais caché leurs engagements, on peut citer un certain nombre de films qui ont traité la question sociale de manière originale, par le biais de la comédie ou même du film policier : ainsi, Gérard Jugnot réalise en 1991 Une époque formidable, un film assez amer sur les laissés pour compte de la crise ( il y a des scènes d’anthologie de SDF parqués dans le métro!). De même, Pierre Jolivet tourne Fred en 1997 avec déjà Vincent Lindon, qui va devenir en quelque sorte l’incarnation des personnages déglingués par la crise ! Avec une intrigue policière, Jolivet réussit une belle chronique sociale, avec ce qu’il faut d’amertume pour faire ressentir la dureté du chômage qui s’installe alors en France…
Depuis, cette veine ne s’est pas tarie , bien au contraire, et on est frappé de voir que ces sujets dits sociaux ont inspiré de très nombreux cinéastes…Sans rentrer dans le détail, ce qui serait fastidieux, on peut cependant relever quelques thèmes dans ce corpus qui nous semblent significatifs…(voir le lien sur la filmographie sur les thèmes sociaux et économiques à la fin de cette chronique).
Déjà, on peut noter que certains films se sont intéressés à la très grande précarité, ceux qui vivent réellement dans la rue. Dans No et moi, la jeune fille Nora âgée de 18 ans « zone » dans la gare d’Austerlitz, Louise Wimmer dans le film éponyme en est réduite à coucher dans sa voiture… Le cinéma français a de même dépeint ces « déshérités parmi les déshérités », les travailleurs immigrés clandestins (Jallel, le personnage incarné par Sami Bouajila dans La faute à Voltaire (Abeldatif Kechiche, 2000) ou plus récemment Omar Sy dans Samba (Eric Toledano, Olivier Nakache en 2014) où il interprète un jeune sénégalais.
Un autre trait marquant de ce corpus est d’assembler deux personnages issus de de milieux sociaux opposés (en général, un personnage-souvent masculin- des classes aisées et l’autre issu des classes populaires). On sait que cela fut la recette imparable d’Intouchables (2011). Mais ce procédé est depuis très longtemps utilisé : sans remonter jusqu’à Boudu sauvé des eaux, le film de Jean Renoir tourné en 1932, beaucoup de films nous proposent des alliances (souvent des couples) « contre nature » : un PDG et la femme de ménage dans Romuald et Juliette de Colline Serreau (1989), Sandra, une serveuse et un professeur des écoles issu d’un milieu bourgeois dans Un beau dimanche (Nicole Garcia, 2013), un trader et -encore!- une femme de ménage dans Ma part du gâteau (Cédric Klapish , 2011), un professeur de philosophie et une jolie coiffeuse dans Pas son genre (Lucas Belvaux en 2014). En général, ces films mettent en évidence l’arrogance des personnages bourgeois et la simplicité naturelle des classes populaires, avec un côté édifiant parfois pesant. Mais, avec une certaine lucidité, les réalisateurs insistent sur la difficulté à vivre de ces couples : l’amour triomphe rarement de la lutte des classes !
Enfin, un certain nombre de films s’est aussi intéressé aux rapports entre les classes populaires et l’encadrement qui les recrute et les surveille. On a vu ainsi fleurir un grand nombre de séquences mettant une scène des entretiens d’embauche, plus ou moins réussis ( États des lieux de Jean-François Richet en 1994 ou En avoir (ou pas), de Laetitia Masson en 1995 ) Certains cinéastes soulignent la dureté des rapports entre les cadres moyens et la base ouvrière, quand il s’agit d’améliorer la productivité ou de réorganiser le temps de travail (Ressources humaines de Laurent Cantet en 1999, Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout en 2003).
Ainsi, j’ai du mal à estimer, comme le critique du Monde, que ce genre est un cinéma de seconde zone, un peu trop démonstratif ou militant. Au contraire, il me semble que le cinéma social à la française a donné des œuvres variées dans le ton et la forme, qui méritent l’attention des spectateurs. Pour terminer avec un film qui a marqué le denier festival de Cannes (Vincent Lindon a obtenu le prix d’interprétation pour sa performance d’acteur, récompense amplement méritée), on peut saluer le dernier long-métrage de Stéphane Brizé, La loi du marché. Dans la forme, le dispositif est particulièrement audacieux : Lindon est le seul acteur professionnel alors que tous les autres interprètes sont des acteurs amateurs. Les scènes se succèdent en longs plans-séquences, à la limite de l’improvisation et le résultat est plus que convaincant. On est réellement plongé au cœur de la crise et souvent au bord du malaise : on ne risque pas d’oublier certaines séquences qui nous frappent par leur « effet de réel » : lorsque Thierry (Vincent Lindon) s’insurge contre les stages-bidons que lui propose Pôle-emploi, lorsqu’il est soumis à la critique des autres stagiaires qui visionnent sa vidéo de présentation, surtout lorsqu’il se retrouve vigile dans un supermarché , à faire la chasse à des plus misérables que lui….
Aussi, et malgré une « certaine tendance » de la critique, on peut défendre le film social à la française, qui a le droit au même respect que les autres genres cinématographiques…
Pascal Bauchard
(27 mai 2015)
Une réflexion sur “ Chronique n°9 : le film social à la française, un genre honorable… (Pascal Bauchard) ”