Le thème de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale apparaît au programme de plusieurs filières de Terminale. Pour aborder ce sujet difficile, le cinéma apparaît comme un moyen privilégié : il est qualifié par Henry Rousso de «vecteur du syndrome» dans son fameux livre, Le syndrome de Vichy, publié en 1987 (il y consacre un sous-chapitre intitulé l’écran des années noires). Il est aussi mentionné par les instructions officielles, qui précisent qu’il «est le grand art des mémoires et constitue une remarquable source pour identifier les mémoires et parcourir un itinéraire de leur histoire» (Eduscol, mars 2014).
Comme l’écrivait Henry Rousso dans son ouvrage fondateur, «sur l’ensemble de la période, le cinéma n’a qu’à de très rares moments anticipé l’évolution des mentalités. Il en est plutôt la cristallisation la plus manifeste et la plus imprégnante»: il est exact que le cinéma a rarement anticipé l’évolution historiographique sur cette période, sauf exceptions. On peut quand même relever que Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls sort en salle en 1971, soit deux ans avant l’ouvrage événement de Robert Paxton La France de Vichy, dont la traduction française paraît en 1973. De même, lors d’un colloque à la Sorbonne en 1992, Pierre Vidal-Naquet estimait que «trois œuvres majeures avaient plus fait pour la connaissance de l’extermination des Juifs que les historiens de métier». Et de citer les œuvres de Primo Levi, Raul Hilberg (d’abord politologue) et le film Shoah de Claude Lanzmann.
Mais s’ils ne font pas forcément avancer la recherche, les films traduisent bien les différents moments de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, car, comme l’indique Henry Rousso, le cinéma «produit ce que peu de livres d’histoires voire de romans sont capables de recréer : la proximité souveraine de l’événement, événement non vécu par les générations suivantes et de surcroît souvent occulté par les mémoires». Mais l’historien met bien sûr en garde contre le «risque de déformations optiques et donc d’anachronismes».
Avec ces remarques en tête, il est notamment intéressant d’étudier les films qui ont obtenu de forts succès populaires (La Bataille du rail, Paris brûle-t-il? et même La Grande Vadrouille…) : leur popularité montre bien le consensus de l’opinion publique sur ce qu’il convient de penser de cette période, «l’historiquement correct» à un moment donné. D’autres films ont provoqué parfois de violentes polémiques, ce qui prouve que les enjeux de mémoire sont restés sensibles longtemps après la guerre : de ce point de vue, le film Lacombe Lucien de Louis Malle, est emblématique, car il reçoit un accueil contrasté à sa sortie en 1987 et fait l’objet des très violentes critiques (cf textes sur les films). Le corpus filmique réalisé depuis 1945 est important, même s’il a pu varier selon les périodes (ces variations sont d’ailleurs souvent significatives de l’importance de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à différentes époques). Henry Rousso relève ainsi près de 200 films sur le sujet entre 1944 et 1986, soit 7% de la production annuelle de films (environs une dizaine de films chaque année).
Enfin, cette question de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français a fait l’objet de nombreuses études, soit d’historiens spécialistes de la période (Henry Rousso, Pierre Laborie) soit de chercheurs plus intéressés par l’histoire du cinéma (Sylvie Lindeperg, Suzanne Langlois, Michel Jacquet). Certains cinéastes, dont plusieurs films évoquent cette période (René Clément, Jean Pierre Melville) ont fait l’objet d’ouvrages de spécialistes et des films comme La Bataille du Rail, Le Chagrin et la Pitié, l’Armée des ombres, Au revoir les enfants,… ont été étudiés plus particulièrement (on pense notamment au livre remarquable de Sylvie Lindeperg sur le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard ).
Nous vous proposons donc d’étudier quelques moments particuliers du cinéma français sur cette question, en les articulant avec l’évolution de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale (pour approfondir cette question, nous avons également établi une filmographie et une bibliographie, ainsi qu’un ensemble de textes sur les films les plus marquants, avec déclarations des auteurs, des critiques, des historiens… ).
L’immédiate après-guerre : le cinéma au service du mythe
Juste après la fin de la guerre, le cinéma français consolide le mythe, élaboré par les gaullistes et les communistes, d’une France toute entière résistante, qui n’aurait cédé aux sirènes vichystes qu’à la marge. Comme le note Michel Jacquet, le cinéma est un art populaire, qui reste très prudent quand il aborde le sujet de l’Occupation, car il est soumis à de multiples pressions, politiques, économiques, sociales… Certains romanciers comme Jean Louis Bory (Mon village à l’heure allemande) ou Jean Louis Curtis (Les forêts de la nuit) sont plus audacieux quand il s’agit d’évoquer les aspects les plus sombres de l’Occupation.
Dès 1946, 22 films sont sortis, dont la moitié sont des montages d’archives. Ces derniers se présentent comme une mémoire cinématographique immédiate du conflit : au cours de la Libération de Paris, entre une vingtaine et une centaine d’opérateurs tournent en direct les différents événements de l’insurrection parisienne, entre le 20 et le 26 août 1944. Ces séquences sont utilisées dans le film La Libération de Paris, sorti à l’automne 1944, qui veut montrer la communion de tous les résistants : le montage rappelle les temps forts de l’insurrection, l’arrivée de la 2ème DB, le discours du général de Gaulle à l’Hôtel de Ville. Le film se veut consensuel : Paris est bien tenu par les insurgés et les hommes de Leclerc sont montrés comme de simples supplétifs (!). Il insiste sur le rôle de la police parisienne, qui a beaucoup à se faire pardonner. Les extraits du discours gaullien évoquent la communauté ressoudée.
Dans les films de fiction, deux œuvres sont notables ; tout d’abord, La Bataille du Rail, film réalisé par René Clément, alors connu pour avoir tourné un documentaire en 1942 –Ceux du rail-, apprécié par les cheminots. Le réalisateur, ainsi adoubé par les personnels, les communistes, et… la direction de la SNCF, tourne un film sorti en février 1946, remarqué par la critique et le public, primé deux fois au festival de Cannes. Il présente d’abord les différentes formes de résistance des cheminots, sous une forme quasi documentaire (on voit notamment l’exécution de six d’entre eux, fusillés «pour l’exemple» par les Allemands). Puis, il évoque tous les moyens employés par la Résistance-Fer, aidée par certains maquis, pour retarder l’arrivée du train blindé Apfelkern, envoyé sur le front de Normandie. Cette œuvre, trop rapidement assimilée au néoréalisme italien, a de réelles qualités formelles : surtout, elle montre une communauté du rail unie dans l’action, des plus humbles cheminots aux cadres et ingénieurs de l’entreprise. Le même cinéaste participe également à un autre film unanimiste, Le Père tranquille, écrit et interprété par l’acteur Noël-Noël. Dans ce film sorti en 1946 et qui connaît un réel succès, la période de l’Occupation est traitée sur le ton de la comédie. Un petit notable de province, Édouard Martin, petit assureur bien tranquille, amateur d’orchidées, s’avère être le chef d’un réseau de résistance. Le cinéaste présente une image très «gaulliste» des Français : soudés contre l’occupant, ils semblent avoir tous «résisté» , d’une manière ou d’une autre, quelle que soit leur classe sociale (ce sont souvent des Français moyens, garagiste, petit commerçant… ). Comme certains historiens du cinéma, on peut estimer que le film dédouane cette population française de sa passivité apparente : même les «têtes brûlées» des jeunes résistants doivent rentrer dans le rang.
D’ailleurs, les réalisateurs qui s’écartent de cette vision consensuelle se font sanctionner par le public : La Grande Illusion de Jean Renoir, qui avait connu un grand succès en 1937 et qui ressort après guerre, choque le public par son message pacifiste et sa volonté de présenter de «bons Allemands». Marcel Carné tourne Les Portes de la Nuit, avec un scénario de Jacques Prévert, sur Paris pendant l’hiver 1945, évoquant le monde louche des trafiquants du marché noir, des collaborateurs, et aussi les désillusions de la Libération. Mais cette vision très sombre n’est pas encore acceptée, peut-être parce qu’un peu trop réaliste. Le film subit un échec à sa sortie.
Le temps du désenchantement
Au cours des années 1950, le temps du consensus national autour des valeurs de la Résistance est révolue. C’est l’époque de la Guerre froide (les ministres communistes doivent quitter le gouvernement Ramadier en 1947) et le temps semble à l’indulgence envers le régime de Vichy et les collaborateurs (en 1954, Robert Aron publie Histoire de Vichy 1940-1944, d’une grande «compréhension» envers l’État français. Dans cette période, plusieurs lois d’amnistie sont votées pour les condamnés de la Libération en 1947, 1951 et 1953 : seuls les cas les plus graves sont exclus du cadre législatif). Ainsi, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est mise en veille car l’heure n’est plus à la glorification d’une France unanimement résistante : le temps des divisions est venu. De toute façon, le sujet intéresse moins et les réalisateurs et le public : selon Henry Rousso, seulement 11 films sur le thème sont sortis entre 1947 et 1958. Mais dans ce climat déprimé, le cinéma français commence quand même à apporter quelques retouches au tableau sans nuance de la France de 1940-1945 tel qu’il apparait dans les premiers films sortis après la Libération.
Ainsi, des personnages français peu recommandables apparaissent sur les écrans : par exemple, le film Manon est réalisé par Henri-Georges Clouzot (le cinéaste avait été interdit de tournage à la Libération pour avoir tourné pour la Continental, société de production allemande, et surtout pour avoir présenté une image négative de la France dans son film Le Corbeau). Dans son adaptation de Manon Lescaut, alors que le roman est transposé dans la période de la Libération, le réalisateur abîme quelque peu la légende née dans l’immédiate après-guerre : ainsi, il fait clairement allusion à la collaboration «horizontale» et aux femmes tondues, ainsi qu’aux trafiquants du marché noir (dont notamment un officier résistant qui se livre à des activités peu glorieuses par amour… ). Et ces personnages pas très reluisants se retrouvent dans plusieurs films de l’époque.
Un autre film, sorti en 1956, frappe le public par son ton sarcastique : il s’agit de La Traversée de Paris, adapté du roman de Marcel Aymé, réalisé par Claude Autant-Lara avec deux grandes vedettes Jean Gabin et Bourvil dans les rôles principaux : la vision du cinéaste sur la période de l’Occupation est très réaliste et très noire : tous les Français, et notamment les boutiquiers, patrons de bistrot… apparaissent comme des profiteurs ou des lâches. Seul Grandgil, joué par Gabin, se met au dessus de la mêlée, avec un mépris non dissimulé pour les « salauds de pauvres ».
D’autre part, certaines questions, plus ou moins occultées à la Libération commencent à émerger, et notamment le sujet de la déportation. En 1947, Jean-Pierre Melville décide d’adapter à l’écran Le Silence de la mer, le bref roman de Vercors publié clandestinement en 1943. Le cinéaste, lui-même membre des FFL, s’entoure d’un luxe de précautions, car il sait bien que le personnage de Von Ebrennac, image même de l’officier allemand très cultivé et sincèrement francophile, pourrait troubler l’opinion publique. Aussi, avec l’accord de l’auteur, ajoute-t-il une scène qui n’existe pas dans le livre, dans laquelle les massacres de Treblinka sont clairement exposés. Surtout, en 1956, sort le célèbre court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard... Toute la genèse du projet ainsi que les réactions qu’il a suscitées ont été précisément étudiées par Sylvie Lindeperg. Il s’agit d’une commande du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dirigé alors par Henri Michel, pour commémorer les dix ans après la libération des camps. Resnais s’est inspiré du livre d’Olga Wormser et d’Henri Michel, La tragédie de la déportation. On sait que le cinéaste, alors connu pour ses documentaires engagés, a réuni de très nombreuses archives filmiques dans toute l’Europe, et qu’il a «emprunté» quelques images au film de Wanda Jakubowska, La Dernière Étape. Le commentaire a été écrit par Jean Cayrol, lui même déporté à Mathausen. Surtout, le réalisateur est allé sur place à Auschwitz tourner des séquences en couleur dans le camp d’extermination : le montage de ces séquences avec les documents d’archives en noir et blanc permet au spectateur de ressentir la distance historique du sujet, mais aussi son actualité. Comme on le sait, le projet connaît bien des déboires, en particulier avec la censure qui refuse que l’on montre un gendarme français gardant le camp de Pithiviers (en fait, il s’agit de celui de Beaune la Rolande). Finalement, le cinéaste, le producteur et Henri Michel acceptent qu’on occulte le fameux képi, mais les problèmes ne sont pas terminés : sous la pression de l’ambassade de l’Allemagne fédérale, le film est retiré de la sélection officielle au festival de Cannes mais une contre-campagne s’organise, avec les associations d’anciens déportés et l’appui des Cahiers du Cinéma, et il est finalement projeté dans une section parallèle. L’intelligence du commentaire et du montage (Resnais est notamment assisté par Chris Marker) font d’emblée de ce film une référence absolue sur l’univers concentrationnaire et la critique est presque désemparée : François Truffaut peut ainsi écrire: «Nuit et Brouillard est un film sublime dont il est très difficile de parler : tout adjectif, tout jugement esthétique sont déplacés à propos d’une œuvre, qui, plutôt qu’un réquisitoire ou poème, emprunte l’aspect d’une méditation sur la déportation. Toute la force du film réside dans le ton adopté par les auteurs : une «douceur» terrifiante; on sort de là ravagé et pas très content de soi». Par contre, peu de commentateurs relève que la fin du film est en fait une allusion à peine voilée aux tortures et aux massacres alors en cours dans la guerre d’Algérie («nous qui feignons de croire que cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin»). Surtout, Nuit et brouillard ne fait quasiment aucune allusion au judéocide et aux mécanismes de l’extermination des Juifs. De fait, selon Sylvie Lindeperg, Alain Resnais et Olga Wormser avaient bien prévu une séquence sur ce sujet mais Cayrol ne l’a pas retenue dans son commentaire. Il semble bien qu’il y ait eu débat entre le cinéaste, l’historienne et l’écrivain. Pour expliquer cette absence d’allusion aux centres d’extermination, Sylvie Lindeperg avance plusieurs hypothèses : il est ainsi possible que «Cayrol (ait) été enclin à privilégier son expérience et son point de vue de résistant déporté». Il faut dire qu’à l’époque l’extermination des juifs était connue mais qu’on n’avait pas vraiment conscience de sa spécificité : comme l’écrit Mme Lindeperg, «son évocation ne constitue nullement un enjeu mémoriel» (le livre de Léon Poliakov, Le bréviaire de la Haine paraît en 1951, mais l’ouvrage de référence de Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, paru aux États-Unis en 1961, n’est traduit qu’en 1988) : Annette Wieviorka , dans sa thèse sur Déportation et Génocide, explique que le camp de référence de l’époque est plutôt Buchenwald, où sont surtout rassemblés les déportés politiques, plutôt qu’Auschwitz, où sont exterminés les déportés raciaux. L’historienne écrit : «jusqu’aux années 1960, l’idée s’impose « d’unifier le sort de tous les déportés en faisant de tous les camps, Birkenau et Buchenwald, Dachau et Treblinka, un seul grand camp mythique ouvert en 1933 et libéré en 1945, où tous, Juifs et non-Juifs, auraient connu indifféremment le même sort : Nuit et Brouillard est emblématique de cette vision ». En tout état de cause, l’œuvre de Resnais est dérangeante pour son époque, alors que l’opinion n’est pas encore prête à entendre certaines vérités sur les camps ainsi que sur la responsabilité de l’État français dans les déportations.
De Gaulle au pouvoir: le retour du mythe ?
Quand le général de Gaulle revient au pouvoir en mai 1958, la production de films sur la Seconde Guerre mondiale est au plus bas : un seul en 1957 ! Les chiffres des années suivantes semblent bien confirmer qu’il y a eu un «effet de Gaulle» sur la production cinématographique française. Selon Sylvie Lindeperg, dix films s’intéressent à la Seconde Guerre mondiale dès 1959, 70 films (en y incluant les documentaires) dans la décennie suivante. Certains films, comme La Ligne de démarcation de Claude Chabrol, remettent au goût du jour l’idée que tous les Français ont résisté à leur manière: le curé, le garde-chasse, l’aristocrate… Le cinéaste n’était d’ailleurs pas très content de ce film de commande : «j’ai eu l’impression de faire un epinaloscope (…) Je trouve que cela correspond parfaitement à la codification admise de tous les films de la Résistance. C’est à dire : tous les occupants sont des méchants, avec une petite nuance c’est à dire que les gens de la Wehrmacht sont moins méchants que les gens de la Gestapo et bien entendu toute la France est résistante, à l’exception de quelques salauds idiots (…). J’ai suivi ce schéma parce qu’il me l’était demandé». En bref, le cinéma prend, sans surprise, une tonalité plus gaulliste et plus militaire (Babette s’en va-t-en guerre, Normandie-Niemen, Un taxi pour Tobrouk), qui met les FFL à l’honneur. Deux films de fiction de cette période sont particulièrement «dans le sens de l’histoire».
Paris brûle-t-il? est un des films exemplaires de cette période, réalisé en 1966 par René Clément, metteur en scène désormais aguerri sur ces sujets (depuis 1945, il a déjà tourné La Bataille du Rail, Le Père tranquille, Jeux interdits, Le Jour et l’Heure). Le scénario du film s’inspire du best-seller homonyme de Larry Collins et Dominique Lapierre, publié en 1964. Mais le film est produit par la Paramount qui impose ses propres hommes, à côté des scénaristes français (Pierre Bost et Jean Aurenche sont ainsi «secondés» par Francis Ford Coppola et Gore Vidal) ; la distribution de Paris brûle-t-il ? est prestigieuse et internationale, avec l’idée non dissimulée de faire «mieux» que la superproduction de Darryl Zanuck, Le jour le plus long, sortie peu de temps auparavant : Alain Delon en Chaban-Delmas, Bruno Cremer en colonel Rol-Tanguy, Jean Paul Belmondo en Yvon Morandat, Glenn Ford en général Bradley, Yves Montand en sergent Bizien, Kirk Douglas en général Patton, Orson Welles en consul Nordling, Gert Fröbe en général Von Choltitz… René Clément refuse quand même qu’on prenne un acteur pour incarner le général de Gaulle: «on peut représenter le diable, pas le bon Dieu», selon le cinéaste.
Le film est centré sur les actions des insurgés (le débat entre gaullistes et communistes sur l’opportunité de lancer l’insurrection est bien montré), l’arrivée de la 2ième DB, mais aussi sur le «cas de conscience» de Von Choltitz, qui a été chargé par Hitler de brûler Paris mais qui hésite à donner suite. La couverture médiatique du film est très importante : un gala a lieu pour la présentation du film au palais de Chaillot devant 2500 personnes, Yves Montand chante depuis la tour Eiffel. Cette opération de promotion s’apparente pour certains à de la propagande électorale, juste avant des élections législatives délicates pour le pouvoir gaulliste, et elle est dénoncée avec vigueur par la presse de gauche. De fait, dans le film, les dirigeants gaullistes sont très présents à l’écran (Jacques Chaban-Delmas, Yvon Morandat, Alexandre Parodi, Edgar Pisani… ). Par contre, les communistes ne sont représentés que par le colonel Rol-Tanguy. En plus, les chefs liés au général de Gaulle apparaissent comme les plus avisés, soucieux d’épargner des vies humaines dans la population parisienne (dans un cinéma, on voit des images d’actualité de l’époque qui montrent Varsovie dévastée par les bombes allemandes en août 1944). On peut aussi remarquer que certaines personnalités «gênantes» sont occultées : ainsi Georges Bidault, alors président du CNR, mais qui a eu le tort de s’opposer au général de Gaulle sur l’indépendance de l’Algérie, n’est pas présent (quand le réalisateur monte des images d’archives sur le défilé de la victoire sur les Champs Élysées, il prend soin de ne pas faire apparaître le chef résistant). De même, Maurice Kriegel-Valrimont, dirigeant important de la résistance communiste à Paris, est absent car il est devenu renégat pour le PCF depuis les années 1960. Comme le dit le général de Gaulle quand il visionne Paris-brûle t-il ?, «c’est un film raisonnable», autrement dit très politiquement correct. L’historienne du cinéma Denitza Bantcheva défend le cinéaste, en affirmant qu’il a quand même réussi à donner à son film un ton personnel. Elle relève notamment les quelques scènes d’humour (!), par exemple quand Yvon Morandat s’empare de l’hôtel Matignon, seul avec sa femme ; ou lorsque que le lieutenant de la Fourchadière investit l’appartement d’une vieille dame très digne près du Luxembourg pour faire le coup de feu contre les Allemands. A l’opposé, elle évoque aussi quelques épisodes tragiques sur lesquels insiste René Clément et qu’il a voulu intégrer dans le scénario : le départ d’un train de déportés, l’exécution des jeunes étudiants à la Cascade du Bois de Boulogne. Pour elle, le film met plus en avant le peuple de Paris qu’un certain chef charismatique et elle note que le film a fait une tournée triomphale en URSS…
Un autre film de cette période marque mais aussi déconcerte le public et les critiques : il s’agit de L’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville, sorti en 1969 et qui est adapté du livre de Joseph Kessel publié en 1943. Le cinéaste rappelle qu’il a voulu évoquer cette époque car elle lui tient beaucoup à cœur : « l’époque de la guerre a été abominable …et merveilleuse (…) En vieillissant, je pense avec nostalgie à la période entre 1940 et 1944, car elle fait partie de ma jeunesse». Melville fait donc le récit de l’activité de quelques hommes et femmes de la Résistance intérieure, entre octobre 1942 et février 1943, tous amenés à disparaître : Gerbier, interprété par Lino Ventura, Luc Jardie en chef de réseau incognito (Paul Meurisse), Mathilde (Simone Signoret)… Les personnages sont inspirés de personnalités réelles : seul celui de Gerbier est inspiré par plusieurs chefs résistants, Luc Jardie correspondrait au philosophe Jean Cavaillès, Mathilde est un avatar de Lucie Aubrac. Apparemment, le film semble se conformer à un certain académisme : il dispose d’un gros budget, il est interprété par de nombreuses vedettes confirmées et c’est un hommage à ceux qui ont pris le risque de s’engager dans lutte aux côtés de de Gaulle (le général apparaît même de dos dans le film, dans une scène qui n’est pas dans le livre : Luc Jardie se voit féliciter par le chef des Français libres). Henry Rousso parle d’un «gaullisme discret, sans ostentation» à propos de ce film. Mais l’œuvre a déconcerté à sa sortie : si les codes sont bien respectés (tortures, exécutions, évasions… ), le film frappe par son aspect épuré et parfois ambigu : peu de dialogues, des héros «discutables» selon l’expression de Melville, des scènes gênantes (l’exécution du traître). Les personnages apparaissent comme isolés, implacables, et le réalisateur ne nous dit rien de leurs motivations pour s’engager dans la Résistance (alors qu’elles étaient bien développées dans le livre de Kessel). On a été jusqu’à reprocher à Melville de présenter ses personnages de résistants comme les gangsters de ses autres films, critique sans doute excessive (cf textes films)… Reste un récit objectif et crédible, qui fut apprécié par les résistants comme plutôt authentique.
Mais dans ces années 1960, le cinéma français se permet aussi d’aborder la période de la Seconde Guerre mondiale sur un ton quelque peu déconcertant, celui de la comédie. Ainsi voit-on sur les écrans plusieurs films de ce genre, qui obtiennent un succès populaire considérable : Babette s’en va-t-en guerre de Christian Jacque, La Vie de château de Jean-Paul Rappeneau et La Grande Vadrouille de Gérard Oury tous deux sortis en 1966, (dans les années 1970 va commencer la série consacrée à la septième compagnie : le premier film, réalisé par Robert Lamoureux, sort en 1973 (Mais où est donc passée la septième compagnie? ). A titre indicatif, La Grande Vadrouille a attiré près de 17 millions de spectateurs depuis sa sortie et a été diffusée à 17 reprises à la télévision : c’est le troisième film français au classement des entrées en France, toutes époques confondues.
Sans s’appesantir sur cette production cinématographique, les historiens du cinéma ont quand même relevé quelques points intéressants. D’abord, ces films ont comme personnages principaux des «Français moyens» aux prises avec la grande Histoire : une bonne un peu godiche dans Babette (jouée par Brigitte Bardot), un gentleman-farmer bedonnant dans La Vie de château (Philippe Noiret), un chef d’orchestre acariâtre (Louis de Funès) et un peintre en bâtiment (Bourvil) dans La Grande Vadrouille : tous ne sont pas à priori des héros mais les circonstances en décident autrement et, avec bien des hésitations et des maladresses, ils se comportent en bons patriotes, luttant à leur façon contre les occupants… Les Allemands dans ces films sont soit des clichés incarnés (La Grande Vadrouille) soit complètement ridicules : dans Babette, Francis Blanche interprète le personnage de « papa Schültz », un méchant SS qui fait plus rire que trembler, en promettant de « zévères fusillades ». Ainsi, ce cinéma apporte, selon l’expression de Sylvie Lindeperg, une « immense satisfaction cocardière » : les Français, toujours débrouillards et pleins de bons sens, n’ont pas de mal -semble-t-il- à tromper des soldats allemands plus bêtes que méchants… Au moins à l’écran, le «brave petit Français» l’emporte sur l’occupant !
Dans la même période, on voit aussi apparaître un sujet récurrent, celui du prisonnier de guerre, enfermé dans son stalag et qui cherche à s’évader la plupart du temps (Le passage du Rhin d’André Cayatte, La Vache et le prisonnier d’Henri Verneuil, sortis en 1959, Le Caporal épinglé de Jean Renoir en 1962). Là encore, le ton est souvent à la dérision (en particulier le film interprété par Fernandel). Dans un sens, ils se comportent aussi en gaullistes : ce sont des antihéros, mais du moins cherchent-ils à s’évader, comme le jeune capitaine de Gaulle emprisonné pendant la Première Guerre mondiale… Mais l’amertume est souvent présente : ainsi, le personnage de Ballochet dans le film de Renoir, explique : «la liberté ne se trouve pas forcément de l’autre côté des barbelés : à Paris, je suis un esclave encore plus qu’ici (…). Prisonnier de mes habitudes, de mes idées, de la connerie qui mène le monde». Un ton désabusé et assez peu patriote au bout du compte, alors qu’à la fin de La Grande Illusion du même cinéaste, Maréchal et Rosenthal s’enfuyaient en Suisse «pour finir la guerre avec les copains». Ainsi le cinéma, pendant cette période du pouvoir gaulliste, s’intéresse à nouveau à la Seconde Guerre mondiale, mais le message reste ambigu, entre patriotisme et désillusion encore.
Le temps de la remise en cause : Le Chagrin et la Pitié et après…
La plupart des historiens s’accordent à penser, comme Henry Rousso, que Le Chagrin et la Pitié constitue une réelle rupture dans le regard que porte le cinéma à la Seconde Guerre mondiale. Comme on le sait, ce film réalisé en 1969 a eu une carrière compliquée : d’abord destiné à la télévision, il est refusé par le directeur de l’ORTF de l’époque, Jean-Jacques de Bresson : quand celui-ci en rend compte au général de Gaulle, il lui dit que le film de Marcel Ophüls dit des «vérités désagréables» : le chef de l’État rétorque que «les Français n’ont pas besoin de vérité, ils ont besoin d’espoir». Aussi ce documentaire, diffusé sur une chaîne de télévision allemande, finit par sortir en salle en 1971, au studio Saint-Séverin et connaît un grand succès (il est vu par plus de 230 000 spectateurs en 87 semaines, un chiffre tout à fait honorable pour un film de plus de 4 heures). Il faut ajouter que le parcours personnel de Marcel Ophüls l’a aussi amené à vouloir évoquer cette période. Il est le fils du cinéaste allemand Max Ophüls, d’une famille juive : ses parents et lui-même quittent l’Allemagne en 1933 et s’installent en France jusqu’en juillet 1941, date à laquelle ils partent vers les États-Unis, à nouveau pour fuir les nazis. Le jeune adolescent qu’il fut a donc connu la période de l’Occupation et il garde le souvenir de Français très peu résistants. Avec les journalistes André Harris et Alain de Sédouy, il veut s’attacher à «détruire cette mythologie nationaliste et unanimiste».
On connaît le principe adopté par le réalisateur : partir d’une description de la vie à Clermont-Ferrand sous l’Occupation, puis élargir le propos à tout le pays. Le film est construit autour des nombreux entretiens accordés par des personnalités très diverses, des plus humbles (des paysans résistants les frères Grave, un parachutiste britannique, un pharmacien… ), aux plus illustres, en particulier certains qu’on avait peu entendus auparavant (Georges Bidault, Georges Lamirand mais aussi Raphaël Geminiani, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Pierre Mendès-France, Jacques Duclos, Anthony Eden, René de Chambrun, Walter Valrimont… ). La personnalité des personnes interrogées est très importante pour la crédibilité du message : certains se montrent beaux parleurs et sympathiques, comme le SS français Christian de la Mazière, ou le dirigeant communiste Jacques Duclos, jovial et pittoresque avec son accent rocailleux : d’autres sont chaleureux comme Mendès France, d’autres encore impressionnants de gravité. L’impact est certain et ces entretiens donnent une impression extrêmement forte d’authenticité : comme dirait Annette Wieviorka, nous sommes bien entrés dans «l’ère du témoin». Justement, l’impression qui se dégage est bien que les Français ont fait preuve d’une lâcheté collective face à l’occupant. Le témoignage du pharmacien de Clermont-Ferrand, Marcel Verdier, est assez troublant quand celui-ci évoque son comportement pendant l’Occupation : il explique ainsi devant la caméra (et ses propres enfants) que sa réaction à la déportation des Juifs emmenés comme du bétail fut d’aller pleurer dans la cave… Ou encore, lorsqu’il raconte qu’ il a envisagé de tuer «son» Allemand à la fin de la guerre : «j’avais quand même envie de m’en offrir un», mais il finit par y renoncer, sans doute conscient que son acte serait peu glorieux, car il ne s’agissait que «d’un pauvre vieux boche, cacochyme, gâteux, tout blanchâtre, frisottant». Les résistants semblent avoir été peu nombreux et souvent assez marginaux (le témoignage de d’Astier est très significatif : il se présente comme un hors-la-loi asocial, «un mouton noir» comme il le dit lui-même). Les pétainistes et les collaborateurs sont sinon convaincants, du moins sincères (René de Chambrun se livre à une défense acharnée de son beau-père, Pierre Laval : selon lui, «les Français, dans leur immense majorité, savent qu’ (il) a tout fait pour les défendre». Christian de la Maizière, volontaire pour entrer dans les Waffen SS, explique son engagement auprès des nazis par son histoire personnelle et le contexte historique de l’époque, tout en précisant qu’il n’agirait plus de la sorte aujourd’hui. Il accepte d’être qualifié de «jeune nazi» pour l’année 1941 ; pour les persécutions antisémites, il justifie son attitude de manière assez classique : «je savais que l’on arrêtait des juifs mais je n’imaginais pas leur extermination».
Le film est en tout cas salué presque unanimement par la presse (cf. textes films) : Françoise Giroud estime que, grâce au film, on sait que la France des années 40 s’est arrangée de son honneur perdu «sous le manteau d’hermine que Charles de Gaulle avait jeté sur les guenilles de la France». Libération pense que Le Chagrin et la Pitié révèle «les lâchetés quotidiennes et les compromissions d’une large partie de la population». Selon Le Monde, «la vérité si longtemps occultée finit par sortir du trou». Marcel Ophüls est d’ailleurs presque embarrassé par cette avalanche d’hommages et plus tard, il va dénoncer «l’exploitation démagogique de son film» : «je n’ai pas montré TOUS les Français (…). Ce n’est pas une enquête sociologique, ce n’est pas un portrait de la France, mais une mosaïque de portraits». Mais surtout, plusieurs personnalités résistantes et/ou déportées n’apprécient pas cette vision si noire de la France sous l’Occupation. Ainsi, Simone Veil dénonce le film comme «psychologiquement pernicieux» car il montre une «France lâche, égoïste, méchante». Germaine Tillion estime que le documentaire montre «le profil d’un pays hideux (qui) n’est pas ressemblant». Quant à Jean-Paul Sartre, dans La Cause du Peuple, il écrit : «ce film a reçu tous les éloges de la presse pourrie. Il a fait le même travail : ignorer les masses, attaquer et déformer la Résistance, blanchir les collabos». On peut estimer ces critiques excessives car le mythe de la Résistance n’est pas vraiment dénoncé et certaines figures de ceux qui ont combattu l’Occupant sont tout à leur avantage : les frères Grave, Pierre Mendès-France, Claude Lévy, dans une certaine mesure d’Astier de la Vigerie et Jacques Duclos. Par contre, comme l’écrit Pierre Laborie, les auteurs du film remettent bien en cause l’idée «que la grande masse des Français avait rejoint ou du moins soutenu la Résistance» (une séquence déplaisante est celle où les auteurs du film retrouvent un certain Marius Klein, qui avait fait passer une petite annonce dans le journal local affirmant qu’il n’était pas juif… ). D’ailleurs, la question des persécutions antisémites et du rôle qu’a joué Vichy, dans celles-ci occupe une part importante du film Le Chagrin et la Pitié et en quelque sorte «ouvre une brèche» sur un aspect de l’Occupation jusque-là peu évoqué, en tout cas sur les écrans. Mais, quelles qu’aient été les intentions des auteurs, il y avait effectivement un risque, relevé par Stanley Hoffmann et Henry Rousso, celui «de remplacer une légende par une autre, ce qui s’est effectivement produit : à l’image d’une France unanime dans la Résistance s’est substituée (à tort, mais on peut le dire aujourd’hui avec toute quiétude) d’une France tout aussi unanime dans la lâcheté» (Henry Rousso, Le syndrome de Vichy).
A la suite du film de Marcel Ophüls, le cinéma, comme d’autres formes d’expression tel le roman, semble céder à ce qu’on a appelé la mode «rétro», sans que ce terme soit précisément défini. Selon Henry Rousso, près de 45 films sortent en 1974 et 1978, qui traitent principalement de l’Occupation : en 1976, on compte 11 longs-métrages soit la même proportion qu’en 1946 (7% de la production totale). Comme l’écrit l’historien, «pas de doute, le phénomène du miroir brisé a une réalité dans le cinéma français». Mais Rousso précise bien que cette «mode» a eu des genres et des messages très différents. Juste pour mémoire, on peut indiquer le malaise qu’a provoqué la sortie du film de Liliana Cavani, Portier de nuit, avec Dick Borgade et Charlotte Rampling, qui traite le nazisme comme une perversion sexuelle. Un des films réalisés dans les années 1970 qui a frappé les spectateurs et provoqué une polémique violente est celui de Louis Malle, sorti en 1974, Lacombe Lucien, sur un scénario de Patrick Modiano, déjà connu pour ses livres sur la période (Place de l’Étoile en 1967) : l’histoire de ce jeune paysan du Lot (interprété par un acteur complètement amateur Pierre Blaise), qui s’engage -par hasard- dans la milice et protège et manipule une famille juive, provoque un large débat qui semble avoir surpris le cinéaste : «je ne m’attendais pas à la controverse passionnée qu’il a déclenchée en France. Après Le Chagrin et la Pitié, je pensais que l’abcès était crevé.». De fait, certains soutiennent l’auteur de Lacombe Lucien (comme Jean-Louis Bory dans Le Nouvel Observateur) mais beaucoup s’indignent que Malle ait présenté un milicien coupable mais «irresponsable», sans la volonté de le juger. Le réalisateur explique à propos de son «héros» : « j’évitais de porter un jugement sur Lucien, je préférais montrer le comportement du personnage avec toutes ses contradictions et même, d’une certaine manière, tenter de le comprendre.». Et d’ajouter qu’il est connu depuis Marx, que les «classes dominantes» utilisent souvent des membres du sous-prolétariat pour exécuter les sales besognes. Mais cette attitude du cinéaste a été mal comprise par certains critiques : Pierre Viansson-Ponté peut ainsi écrire dans Le Monde (18 février 1974) : «il y a eu, c’est vrai, des dizaines de films sur la Résistance. Très souvent, il s’agit d’images d’Épinal où les résistants étaient héroïques jusqu’au sacrifice. Et beaux. Et purs. Non, la France de 1940 1944 n’était pas peuplée uniquement de héros loin de là, mais elle n’était pas davantage peuplée que de gestapistes et de dénonciateurs. Le pendule était allé très loin d’un côté. Il revient loin, très loin dans l’autre sens. L’exaltation du patriotisme était mystificatrice, la dérision poussée à ce degré ne l’est pas moins (…) cette fois, de Gaulle est bien mort ».
Après l’apaisement, des pistes nouvelles
Au tournant des années 1980, il semble que le climat s’apaise, alors que le grand public prend progressivement connaissance d’ouvrages historiques de référence (La France de Vichy, 1940-1944 de Robert Paxton en 1973, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France écrit par Serge Klarsfeld en 1978, La destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg, publié en 1961 mais traduit en français en 1988 )…
Alors que les polémiques s’éteignent, le cinéma français s’intéresse à de nouveaux sujets qui avaient été peu abordés jusque-là. Par exemple, Section Spéciale de Costa-Gavras (1974) ou le Pétain de Jean Marbeuf (1992) mettent clairement en cause la collaboration entre Vichy et l’occupant. Le rôle des femmes est évoqué dans certains films comme Blanche et Marie de Jacques Renard (1985), ou les deux films sur le couple Aubrac (Boulevard des hirondelles de Josée Yanne en 1992 et Lucie Aubrac de Claude Berri en 1996) : sur la question féminine sous l’Occupation, Claude Chabrol aborde même une question intéressante et peu étudiée avec Une Affaire de femmes, qui raconte l’histoire d’une «avorteuse», guillotinée sous Vichy. Certains cinéastes se sont intéressés à l’action des résistants étrangers : deux longs-métrages sont ainsi consacrés au groupe Manouchian : L’Affiche rouge, par le bretchien Frank Cassenti en 1976, et L’Armée du crime en 2009, réalisé par Robert Guédiguian, cinéaste d’origine arménienne. L’approche sarcastique est encore présente : Uranus, de Claude Berri, d’après Marcel Aymé (1990) dresse le portrait d’une France peu sympathique, alors que le territoire national est libéré ; Jacques Audiard présente un personnage ambigu à souhait dans Un héros très discret (1995), en racontant l’ histoire d’un jeune homme qui s’invente un passé glorieux de résistant.
Un film comme Le Dernier Métro, tourné par François Truffaut en 1980, apparaît comme très consensuel : il est d’ailleurs plébiscité par le public (1,1 million d’entrées en 69 semaines) et la critique (il rafle près de dix Césars). L’histoire de ce metteur en scène de théâtre, juif étranger obligé de se cacher dans la cave de sa propre salle, est présenté avec talent et on sait que le cinéaste est très intéressé par la période (cf textes films) : dans les années 1950, il aurait voulu raconter sa propre adolescence pendant l’Occupation mais il n’a pas osé se risquer à une telle reconstitution au début de sa carrière (il a finalement réalisé Les Quatre cent coups, qu’il a situé dans les années 1950 ! ). La vie quotidienne, justement, est bien rendue, avec le marché noir, les restrictions, le petit milieu de la collaboration, avec le personnage du critique odieux de Je suis partout. L’interprétation est remarquable (Catherine Deneuve, Gérard Depardieu, Heinz Bennent, Jean Poiret… ). Comme le dit Henry Rousso, «il constitue le produit bien fini, consensuel, présentable par excellence» car il nous offre sur la période «un regard lisse, ne condamnant pas les uns, n’encensant pas les autres».
Un film comme Papy fait de la Résistance, réalisé en 1982 par Jean-Marie Poiré, avec toute la troupe du Splendid, montre que le cinéma français est capable désormais d’autodérision (autant dire de distance avec sa propre histoire) : il présente notamment une galerie de portraits parodiques, dont les personnages sont issus tout droit des films marquants sur le sujet depuis 1945 : il y a là l’officier allemand poète, le concierge collabo, le «héros» super résistant, le gaulliste pontifiant, des Français héroïques par hasard… Jacques Villeret fait du Francis Blanche avec délectation ! C’est en quelque sorte un hommage à tous les cinéastes depuis 1945, les Clément, Melville et Oury entre autres. Ce film «s’en prend moins à la Résistance qu’à ses images pieuses,en particulier celles que le cinéma français a véhiculées depuis quarante ans» (Henry Rousso, opus cité). Le film se termine par une fausse émission des Dossiers de l’écran, qui tourne au pugilat entre les intervenants : une référence sans doute aux débats tendus qui ont lieu alors sur les plateaux de télévision, par exemple entre Henri Fresnay et Daniel Cordier à propos de Jean Moulin en 1977.
Un sujet surtout prend une place très importante dans le cinéma français, celui de la persécution des Juifs, en particulier en France. Dès les années 1970, cette question était apparue dans certaines œuvres : le film quasi autobiographique de Claude Berri, Le vieil homme et l’enfant, sorti en 1967, raconte l’histoire d’un petit garçon juif confié à par ses parents à un vieillard pétainiste, antisémite et indigne, très finement interprété par Michel Simon ; en 1976, le remarquable film de Joseph Losey, Monsieur Klein, qui pose de manière subtile le problème de l’identité juive et qui évoque très directement l’épisode de la rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942 à Paris (le film se termine sur Monsieur Klein-Alain Delon, parqué avec les juifs raflés dans un stade, en attendant la déportation). Mais c’est bien évidemment la sortie du film de Claude Lanzmann, Shoah, qui provoque une prise de conscience dans le public et peut-être même au-delà (voir les réflexions de Vidal-Naquet au début de cet article). Sans exagérer, on peut estimer que la sortie du film de Claude Lanzmann marque un tournant essentiel dans la représentation de la question juive au cinéma et on peut presque parler d’un avant et d’un après Shoah. Ce très long métrage (9 heures 30) est d’abord une œuvre monumentale : le cinéaste y consacre 11 ans de sa vie, enregistre 350 heures d’entretiens. L’idée essentielle du réalisateur est que la Shoah ne peut pas s’expliquer, et que toute tentative de comprendre est quasiment obscène. Il refuse toute utilisation d’images d’archives, car il estime cette représentation restrictive et dangereuse : «l’image tue l’imagination». Comme il le dit lui-même, «si j’avais trouvé un film secret montrant comment 3 000 Juifs mouraient ensemble dans une chambre à gaz, non seulement je ne l’aurai pas montré mais je l’aurai détruit. Je suis incapable de dire pourquoi. Ça va de soi». Aussi, on connaît la démarche de l’auteur : son film se compose de longs entretiens, souvent pénibles et heurtés, avec les survivants mis en situation dans les camps où ils « revivent » leurs souffrances (au total, 5 bourreaux, 8 témoins, 15 victimes, 3 personnalités officielles dont Raul Hilberg). Aucune perspective historique, Lanzmann ne respecte pas vraiment un récit chronologique, mais une approche qui se veut éthique. Il s’agit bien d’essayer d’exprimer l’indicible. Et de fait, certaines séquences ont marqué à jamais les spectateurs, comme celle sur Abraham Bomba, le «coiffeur» de Treblinka, incapable de poursuivre l’entretien avec le cinéaste, la voix étouffée par l’émotion. Lanzmann peut parfois paraître péremptoire et sentencieux (il est systématiquement consulté, dès qu’un film sort sur le sujet), et sa démarche a été critiquée. Reste que l’approche du réalisateur est d’une grande cohérence (les autres films qu’il a tourné sur le même sujet restent dans la même ligne : Un vivant qui passe, Auschwitz 1943-Theresienstadt 1944 en 1998 et Sobibor, 14 octobre 1943 en 2000, Le dernier des injustes en 2013). Même si le film de Lanzmann ne concerne pas directement la France pendant la Seconde Guerre mondiale, sa manière d’aborder le sujet de la Shoah a durablement marqué les esprits et le cinéaste est régulièrement sollicité dès qu’un autre film traite cette question.
Dans la production réalisée en France, les films qui s’intéressent au sujet insistent le plus souvent sur la politique de Vichy, complice des nazis dans la déportation des Juifs. Plusieurs d’entre eux mettent en avant l’action des Français qui ont permis aux Juifs d’échapper à l’extermination (par exemple, Le vieil homme et l’enfant, Les violons du bal, Les guichets du Louvre, Au revoir les enfants, Je suis vivante et je vous aime, Monsieur Batignole, Zone libre, On l’appelait Sarah, La Rafle). Une manière d’illustrer la thèse de Serge Klarsfeld, qui estime que les Juifs de France ont été -relativement- épargnés par le génocide, grâce à l’aide de la population française. Certaines œuvres récentes abordent aussi un thème nouveau : le travail de mémoire sur la Shoah et ce qu’il en reste dans le souvenir des survivants (La mémoire est-elle soluble dans l’eau? de Charles Najman, l’excellent film d’Emmanuel Finkiel Voyages, ou plus récemment Un monde presque paisible de Michel Deville).
Cet intérêt nouveau sur ce sujet s’inscrit bien dans le «réveil de la mémoire juive», qui apparaît en France au milieu des années 1960, avec en particulier les conflits entre Israël et les pays arabes (lors de la guerre des Six Jours en 1967, Michel Simon venait manifester pour Israël avec sur les épaules le petit Alain Cohen, le jeune interprète du Vieil homme et l’enfant). De même, le climat historiographique a changé, comme nous l’avons déjà indiqué : après certains chercheurs étrangers comme Robert Paxton ou Michaël Marrus qui ont souligné le rôle essentiel joué par Vichy dans la déportation des Juifs dans notre pays, toute une génération de jeunes historiens va désormais prendre comme objet d’étude la question des Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale (on pense à Annette Wieviorka, Henry Rousso, Philippe Burrin… ).
Mais le traitement par le cinéma de questions aussi délicates peut encore poser problème. Sylvie Lindeperg s’insurge par exemple contre certains films récents, documentaires ou de fiction, comme Apocalypse, la Seconde Guerre mondiale ou La Rafle (cf textes films). Elle rejette l’argument d’autorité «qui porte au pinacle une pédagogie des larmes et de la compassion». En particulier, ces réalisateurs ne s’interdisent pas de reconstituer toutes les scènes dont les images sont manquantes : Rose Bosh explique ainsi que «le cinéma compense l’absence d’images sur la réalité historique : c’est pourquoi la Rafle est un film nécessaire». Mais Sylvie Lindeperg estime que cette manière de procéder «nie l’historicité des images, donc des événements» et ne traite l’histoire que sous son aspect émotionnel. Comme on le voit, les débats autour de la représentation de l’Occupation ne sont pas complètement terminés, mais ce genre de questions est essentiel pour notre discipline, car si le débat sur le fond est à peu près clos (toutes les questions occultées ont été représentées), celui sur la forme est loin d’être achevé. Faut-il à tout prix reconstituer les scènes qui nous manquent et jusqu’où peut-on aller ? Nul doute que ces débats vont continuer dans les années à venir.
En conclusion, on peut estimer que depuis 1945, le cinéma français a joué son rôle dans l’édification de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale : même si tous les sujets «qui fâchent» n’ont pas été complètement traités, on peut penser que le cinéma français s’est intéressé à beaucoup d’aspects de la période, y compris les moins reluisants, et qu’il reste peu de part d’ombre. Rose Bosh, de manière bien abusive, estimait que son film La Rafle évoquait pour la première fois au cinéma ces arrestations massives en juillet 1942 : en fait, cette rafle dans la communauté juive de Paris est déjà évoquée dans Monsieur Klein, Les guichets du Louvre… Encore dernièrement, le film Indigènes de Rachid Bouchared, sorti en 2006, a montré aux spectateurs français mal informés la présence massive de soldats maghrébins dans les rangs des FFL. Une conséquence inattendue mais bienvenue a été que le gouvernement de Villepin a annoncé que les pensions allouées aux anciens membres de cette armée originaires d’Afrique du Nord seraient alignées sur celles de leurs camarades français.
Au moment où les derniers témoins disparaissent, les spectateurs, dont les élèves, vont de plus en plus avoir connaissance de cette période au travers des films, fictionnels ou documentaires, et la question de la forme va ainsi se poser de plus en plus, comme le remarque Sylvie Lindeperg à propos des productions les plus récentes. Une série comme Un village français, qui raconte la chronique d’une petite sous-préfecture du Jura, une ville fictive nommée Villeneuve, a rencontré un réel succès (5 saisons ont déjà été réalisées et la série devrait en compter sept pour se terminer avec l’année 1945) : diffusée depuis 2009, elle est produite par FR3 et elle est élaborée avec l’aide d’historiens confirmés de cette époque (Jean-Pierre Azema en particulier).
Sur la période de 1945 à nos jours, les films, et notamment les plus populaires, ont donc bien suivi l’évolution de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, depuis le mythe de la France tout entière résistante dans l’immédiate après-guerre à la pluralité des mémoires qui domine aujourd’hui (mémoire juive, mémoire des étrangers résistants, mémoire savante même parfois), on peut dire que le cinéma français a bien été à l’écoute de la société française. Pour paraphraser une réplique célèbre d’un film de John Ford*, il ne peut plus se contenter de filmer la légende, qu’elle soit bleu-blanc-rouge ou noire, il doit tenir compte de la réalité (historique).
Pascal Bauchard
* dans le film L’homme qui tua Liberty Valance (1962), une des dernières répliques du film est la suivante : « When the legend becomes fact, print the legend! » («quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende ! »)
voir aussi
la filmographie de la seconde guerre mondiale dans le cinéma français
quelques textes sur les films importants sur la seconde guerre mondiale