Idéologie révolutionnaire et cinéma
« la bourgeoisie comprend parfaitement la portée du cinéma et bien entendu l’utilise au profit de ses intérêts de classe. Il n’en reste pas moins qu’elle agit en cela très intelligemment. Elle ne confère que très rarement à ses films un caractère didactique et éducatif qui traduise franchement sa nature de classe. En revanche, elle répand insidieusement son venin bourgeois, en mêlant organiquement les tendances en sa faveur et l’éloge de sa vertu, dans toutes sortes de cinés-romans et de ciné-comédies. La bourgeoisie fait en sorte, d’abord que le cinéma soit attrayant et divertisse les masses et en outre qu’elle soit d’un bon rapport. Il est exemplaire à ce titre que les chevaliers d’industrie du cinéma ne fassent pas la fine bouche sur les films corrupteurs, voire même criminels (…)Il va de soi que la cinématographie soviétique ne peut tolérer dans ses films, ni les tendances politiques social-bourgeoises, ni la glorification des vertus bourgeoises ni les éléments corrupteurs et criminels présentés sous une forme attrayante (…)
Nous devons néanmoins imiter la bourgeoisie en ceci , que nous devons, autant que possible, réaliser des films tendancieux, c’est à dire des films que traverse, cousue de fil blanc, une certaine pensée instructive. Nos films ne doivent pas être moins séduisants ni moins attrayants que ceux de la bourgeoisie. La forme mélodramatique, traitée de façon adéquate, est certainement la meilleure qui soit au cinéma, car de ce point de vue, il est bien plus riche que le théâtre, affecté de multiples contraintes.
Tous les sujets sont possibles, réalistes, romantiques, et même franchement fantastiques, dès lors qu’ils assurent la promotion de héros révolutionnaires qui inspirent la sympathie et la fierté en faveur des classes révolutionnaires. Sujets satiriques, qui fustigent les puissances dominantes du monde non-russes. A côté de ce traitement mélodramatique, qui met en avant des figures et des groupes héroïques, des collectifs et des individus, qui dépeint les oppositions sociales en des tons violemment contrastés, à grand renfort de pathétique et de péripéties, on recommandera la forme comique. Il est inutile de s’attarder sur son accessibilité et sa portée ».
(Anatoli Lounatcharski, 1924)
Le montage des attractions au cinéma (octobre 1924):
« Ainsi, de même que le théâtre, le cinéma n’est compris que « comme une forme de violence ». Si les moyens sont différents, le procédé principal est commun, c’est le montage des attractions sanctionné par mes réalisations théâtrales du Proletkoult et que j’emploie à présent au cinéma. (…) L’attraction telle que nous la concevons est tout fait montré (action, objet, phénomène, combinaison, conscience…) connu et vérifié, conçu comme une pression produisant un effet déterminé sur l’attention et l’émotivité du spectateur et combiné à d’autres faits possédant la propriété de condenser son émotion dans telle ou telle direction dictée par les buts du spectacle. De ce point de vue, le film ne peut simplement se contenter de présenter, de montrer les évènements, il est aussi une sélection tendancieuse de ces évènements, leur confrontation, affranchies de tâches étroitement liées au sujet, et réalisant, conformément à l’objectif idéologique d’ensemble, un façonnage adéquat du public.
Si au théâtre, l’influence est principalement obtenue par la perception physiologique d’un fait qui se déroule réellement (un crime par exemple), au cinéma, par contre, elle est obtenue par confrontation et accumulation dans le psychisme du spectateur des associations voulues par le dessein du film et excitées par les éléments séparés du fait décomposé (pratiquement en « fragments de montage »). Des associations qui, dans leur ensemble, ne fournissent que de cette façon, indirectement, le même effet (et souvent un effet plus puissant). Prenons par exemple un même crime : mains qui saisissent la gorge, yeux qui remontent sur le front, couteau brandi, la victime ferme les yeux, le sang jaillit sur le mur, la victime tombe à terre, la main essuie le couteau : chacun de ces fragments vise à « provoquer » les associations.
Un processus analogue se produit au cours du montage des attractions : en fait, ce ne sont pas les phénomènes qu’on confronte, mais des enchaînements d’associations, liés dans l’esprit d’un spectateur donné à un phénomène donné (on comprend parfaitement que la série d’associations provoquées chez l’ouvrier ou chez l’ancien sous-lieutenant cosaque par la vue d’un meeting dispersé par la force, et par conséquent, l’effet émotionnel confronté au matériau mis en image soit quelque peu différent).
L’expérience du montage des attractions est la confrontation des sujets visant à un effet thématique. Je signalerai la version initiale du montage choisi pour le finale de mon film La Grève : la fusillade de masse où, afin d’éviter que les figurants de la Bourse du travail aient l’air de jouer dans la « scène de la mort » et surtout afin d’éliminer l’effet d’artifice que l’écran ne souffre pas et qui est inévitable même avec « l’agonie » la plus brillante, j’ai employé le procédé suivant tiré d’une scène non moins sérieuse, d’une part et destiné à provoquer l’effet maximum d’horreur sanglante d’autre part : l’alternance associative de la fusillade avec des abattoirs. La première, en plans d’ensemble et plans moyens « mis en scène » ; la chute des 1500 ouvriers dans le ravin, la fuite de la foule, les coups de feu, montrer l’horreur vraie des abattoirs où le bétail est écorché et égorgé. ( suit le détail des 38 plans qui constituent la séquence finale de La Grève).
Dans la plupart de nos films russes, le désastre vient de ce qu’on ne sait pas construire consciemment les schémas des attractions et qu’on ne tombe sur les combinaisons réussies qu’à l’aveuglette et rarement. On trouve des documents inépuisables pour l’étude de ces procédés (à vrai dire, sur le plan purement formel, non objectif) dans le film comique américain (le procédé sous son aspect pur). Si nous pouvions voir les films de Griffith, au lieu de les connaître par des descriptions, ceux-ci nous apprendraient beaucoup sur le plan du montage, mais cette fois dans une orientation sociale hostile à la nôtre. Il ne faut pas cependant à une transplantation de l’Amérique, quoique qu’au début, dans tous les domaines, l’étude des procédés passe par l’imitation. »
Le débat Eisenstein/Dziga Vertov :
« A travers le montage, opéré sans calculer les effets de fragments de vie authentique (de tonalités authentiques diraient les impressionnistes), Vertov a tissé a trame d’un tableau impressionniste (…) Vertov prend du monde qui l’entoure ce qui l’impressionne, lui et non ce par quoi, en impressionnant le spectateur, il labourera à fond son psychisme.
En quoi consiste pratiquement la différence entre nos approches, on peut le voir plus encore en évidence là où une partie, pas très grande, du matériel de La Grève coïncide avec celui du Glaz, ce que Vertov considère quasiment comme un plagiat et particulièrement dans la scène du massacre qui dans le Kinoglaz est sténographiée, tandis que dans La Grève elle est sanguinairement impressionnante. C’est justement cette extrême virulence des impressions suscitées par La Grève « sans gants blancs » qui a valu au film cinquante pour cent de ses ennemis). En bon impressionniste, le Kinoglaz, son gentil bloc-notes à la main court derrière les choses telles qu’elles sont, sans se déchaîner dans un élan rebelle, sans le dépasser au nom d’un motif impérieux d’organisation sociale (…) Au contraire, La Grève arrache des fragments au milieu ambiant, selon un calcul volontaire et conscient, préconçu pour conquérir le spectateur, après avoir déchaîné sur lui ces fragments en une confrontation appropriée en l’associant de manière appropriée au motif idéal final. Le Kinoglaz n’est pas seulement le symbole d’une vision mais d’une contemplation. Mis nous ne devons pas contempler mais agir. Il ne faut pas un « ciné-œil » mais un « ciné-poing ». Le cinéma soviétique doit fendre les crânes (.. .) Fendre les crânes avec un ciné-poing, y pénétrer jusqu’à la victoire finale et maintenant devant la menace de contamination de la révolution par l’esprit « quotidien » et petit-bourgeois, fendre plus que jamais. Vive le ciné-poing »
(S.M Eisenstein : Sur la question d’une approche matérialiste de la forme, 1925)
Une critique d’Octobre :
« On ne peut oublier une courte intervention d’un autre leader de la F.E.K.S. Nous voulons croire que le camarade Kozintsev a simplement voulu faire une réserve ou peut-être mal formulé sa déclaration lorsqu’il a dit : « chaque fragment du film Octobre donnera davantage à la cinématographie que 100 films réussis ». Une telle prise de position est très dangereuse. De là , il n’y a qu’un pas vers la théorie de l’art pour l’art.. Pour nuancer les propos de Kozintsev, nous devons faire une courte citation de Lénine au sujet de l’art : « ce qui est important, ce n’est pas notre conception de l’art, ce n’est pas non plus l’apport de l’art à quelques centaines ni même à quelques milliers de personnes dans la quantité de la population se comptant par millions. L’art appartient au peuple, il doit s’étendre, par ses racines les plus profondes, aux couches les plus larges de la masse des travailleurs. Ces réflexions de Vladimir Illich n’excluent pas, bien sûr, la possibilité de travailler sur des films expérimentaux, mais alors il faut les annoncer de la façon directe suivante : Octobre est un film expérimental, c’est l’art cinématographique de l’avenir. Pouvons nous risquer des centaines de millions sur de telles expériences ? Ceci est une autre question et le temps nous donnera la réponse (…)
Quant à nous, nous considérons que Octobre est réalisé par un metteur en scène qui est véritablement des nôtres, au sens le plus profond du mot. Le film contient des réussites très importants du point de vue artistique. Le montage , les scènes de masse ne peuvent pas ne pas donner une impression colossale. Et si dans sa totalité, il n’est pas à la hauteur de ce que nous attendions à voir, ce n’est pas la faut mais plutôt le malheur d’Eisenstein. Ce fait est confirmé par de nombreuse opinions d’ouvriers qui disent, avec raison, que dans le film, le rôle de la paysannerie, des femmes, de la province…n’est pas mis en évidence (…)
Nous sommes sûrs que l’insuccès du film tient à ce qu’on n’y sent pas la montée, l’enthousiasme de la révolution. Le pathétique du film ne se communique pas. Dans son intervention, le camarade Kripnickij a dit qu’Octobre est très difficile à comprendre et à assimiler par les masses ouvrières et paysannes et que c’est donc le devoir de la presse de permettre aux spectateurs de la masse de s’élever jusqu’à la compréhension des intentions et des œuvres des metteurs en scène. »
(T. Rokotov, 1927)
S.M Eisenstein fait son autocritique en 1937 :
« En 1935, je me plongeai allégrement dans le travail. Mais l’habitude de l’introversion et de l’isolement était déjà profondément enracinée en moi. Je travaillais un film qui n’était pas fait de chair et de sang avec notre réalité socialiste, mais était tissé dans des images abstraites de cette réalité.
Or le développement d’une critique sévère, c’est à dire d’une critique vraiment bolchevique, critique fraternelle destinée à aider et à corriger mais non à détruire, et les remarques du collectif du studio de Moscou, m’ont épargné le pire –m’ont évité de devenir aigri à la suite de mes fautes du Pré de Béjine (…) Je comprends mes fautes, je comprends la signification de la critique, de l’autocritique et du contrôle de soi dont on fait grand usage dans tout le pays conformément aux décisions de la session plénière du Comité Central du parti communiste d’Union Soviétique prise en février 1937.
J’éprouve ardemment le besoin de corriger entièrement les erreurs de mon point de vue, d’enraciner un nouvel être en moi et le besoin de la maîtrise complète du Bolchevisme dont parla le camarade Staline au cours de cette session. Et c’est à la lumière de tout cela que je me trouve en face de la question :comment puis-je accomplir cela le plus complètement, le plus profondément, de la façon la plus responsable?
Je dois sérieusement travailler à ma propre perspective et rechercher d’une manière profondément marxiste d’envisager les nouveaux sujets. Plus précisément, je dois étudier la réalité et l ‘homme nouveau (…) Le sujet de ma nouvelle œuvre ne peut-être que d’un seul type : héroïque en esprit, militant par le contenu et populaire par le style. Que sa matière le situe en 1917 ou 1937, il servira la marche victorieuse du socialisme. En préparant la création d’un tel film, je vois le chemin par lequel je me dépouillerai moi-même des derniers traits d’individualisme anarchiste dans ma perspective et ma méthode créatrice. Le parti, la direction de l’industrie cinématographique et le collectif des travailleurs du cinématographe m’aideront à créer de nouveaux films nécessaires et conformes à la vie »
(Au sujet du pré de Béjine, 1937, Moscou)
-La censure stalinienne en 1946 :
« La grande vie (réalisée par le cinéaste L.Loukov) prêche la routine, le manque de culture et l’ignorance. Les metteurs en scène du film ont présenté de façon mensongère et non motivée l’avancement passif d’ouvriers, sans instruction technique, aux idées et dispositions retardataires, à des postes de commande.
Le niveau artistique du film ne résiste pas non plus à la critique. Les diverses scènes sont décousues, une conception générale ne les lie pas entre elles. La liaison des différents épisodes est faite par des beuveries répétées, des romances triviales, des aventures amoureuses, des péroraisons nocturnes dans les lits (…) Des rôles absurdes ont été imposés aux artistes, leur talent sert à représenter des êtres primitifs et des scènes de la vie courante, d’un caractère douteux.
le Comité central du Parti communiste d’URSS constate que ces derniers temps, le ministère de la Cinématographie a produit, outre le film défectueux La grande vie, de nombreux artistes aussi peu réussis : la seconde partie du film d’Ivan le terrible d’Eisenstein, L’amiral Nakhimov de Poudovkine et De simples hommes de Kozintsev et Trauberg. Par quoi peuvent s’expliquer les cas si fréquents de productions erronées et fausses ? Pourquoi des producteurs soviétiques bien connus, Loukov, Eisenstein, Poudovkine, Kozintsev et Trauberg, ont-ils si mal réussi ces films, eux qui dans le passé ont créé des films hautement artistiques ?
C’est parce que beaucoup de maîtres de l’art cinématographique, producteurs, metteurs en scènes, auteurs de scénario, remplissent leur obligation avec légèreté et sans souci de leur responsabilité, parce qu’ils ne travaillent pas consciencieusement la conception des films. Leur principal défaut est qu’ils n’étudient pas le sujet qu’ils choisissent de réaliser.
Le Comité central décide :
1-vu l’exposé ci dessus, d’interdire la parution sur l’écran de la deuxième partie du film La grande vie
2-de proposer au ministère de la Cinématographie de tirer les leçons et déductions qui s’imposent et d’organiser le travail de la cinématographie de façon telle que soit dorénavant exclue toute possibilité de production de semblables films. »