Carnets de Voyages (Diarios de motocicleta), un film de Walter Salles
Grande-Bretagne, Brésil, Argentine, 2 heures 06, 2003
Interprétation: Gael Garcia Bernal , Rodrigo de la Serna , Mercedes Moran
Synopsis :
En 1952, deux étudiants argentins, Albero Granado biochimiste, et Ermesto Guevara étudiant en médecine, décident d’aller à la découverte de l’Amérique latine, sur une vieille moto à bout e souffle…
Les deux hommes accomplissent alors un voyage de plusieurs milliers de kilomètres qui les mène en Patagonie, au Chili, au Pérou, pour finir à l’extrême nord du Venezuela. Au cours de ce périple à travers des paysages impressionnants, ces jeunes bourgeois prennent conscience progressivement d’une humanité sud-américaine dont ils ne soupçonnaient pas la misère. Au contact des mineurs de cuivre du Chili et des lépreux d’Amazonie, Guevara se découvre une passion qui ne le quittera plus : l’engagement politique…
Carnets de voyage : Ernesto Guevara avant le Che…
Le film de Walter Salles sort sur les écrans au moment même où le cinéma sud-américain connaît une vitalité sans précédent…Les cinéastes d’Argentine, du Brésil, du Chili et même de pays comme la Colombie ou le Paraguay présentent des œuvres originales et fortes… Dans cette production, le cinéma politique a toute sa place, que ce soit sous forme documentaire ou fictionnelle. En particulier, alors que le continent s’est largement démocratisé, les réalisateurs n’hésitent plus à ausculter le passé de leurs propres pays (les documentaires de Patricio Guzman au Chili, ceux de Fernando Solanas en Argentine, des œuvres de fiction comme Mon ami Machuca d’Andres Wood pour ne citer que les films les plus connus en Europe…). On annonce pour les prochains temps la sortie de Iluminados por el fuego de Tristan Bauer, à propos de la guerre des Malouines, et un film de Fernando Vargas Villazon , Dibuen dia da papa, qu’on présente comme une démythification du Che…
Le cinéaste brésilien a pris des risques en s’attaquant à une des figures les plus prestigieuses du mouvement révolutionnaire du continent sud-américain : son habilité consiste à s’intéresser à Ernesto Guevara de la Serna avant qu’il ne soit le leader charismatique qui a fasciné plusieurs générations de militants politiques dans le monde entier…Reste que le pari était risqué…Comment ne pas tomber dans le déterminisme et présenter la jeunesse du Che comme un parcours obligé vers la Révolution ? De ce point de vue, on peut estimer que Walter Salles apporte une réponse plus subtile à ce problème des origines…
Un milieu bourgeois et ouvert
Comme on le sait, Ernesto Guevara de la Serna naît en 1928 dans une famille argentine plutôt aisée. Plus tard, le chef révolutionnaire la jugera sévèrement : « mes ancêtres appartenaient à la grande oligarchie bovine »…Mais ce qui frappe également, c’est que sa famille comprend aussi des personnages originaux, parfois fantasques, quelquefois importants : un vice-roi du Mexique, un grand-père chercheur d’or en Californie…Son père est ingénieur mais passe une partie de sa vie dans à monter des affaires plus ou moins rentables : sa mère, d’abord catholique fervente, épouse un homme qui mène une vie de bohème. Par ailleurs , la famille d’Ernesto s’intéresse à la politique : en 1937, son père appartient à un comité de soutien à la République espagnole, dont l’adolescent sera membre à l’âge de 12 ans (il écoutera avec passion au domicile familial, les récits du docteur Aguilar, militant républicain espagnol réfugié en Argentine). Forcé par sa maladie à rester souvent alité, le jeune Guevara se forge une solide culture dans le domaine littéraire mais aussi philosophique : très tôt, il a d’ailleurs le goût de l’écriture, une habitude qui ne le quittera plus…(dès 17 ans, il écrit son journal intime, des poèmes et un traité de philosophie…)
Un autre trait de caractère apparaît rapidement chez ce jeune homme à la santé fragile, c’est l’énergie et la détermination. En 1931, Ernesto est victime d’une de ses premières crises d’asthme qui vont l’handicaper toute sa vie. Mais il renonce pas et il multiplie les activités sportives, comme pour se prouver qu’il peut surmonter sa maladie (il pratique ainsi le football, le rugby, le tennis, le ping-pong…). Son goût pour l’aventure est aussi précoce : il dévore tous les grands récits de voyage, et il est fasciné par les aventures de son grand-père géographe parmi les Indiens du Chaco. En 1949, il accomplit un périple de 4500 km en vélo à moteur pour rejoindre son ami Alberto Granado installé dans une léproserie dans le nord du pays…On note aussi sa réserve vis à vis des luttes politiques qui ont lieu en Argentine à l’époque (« je n’ai participé à aucune lutte politique ou étudiante « , écrira-t-il plus tard…).
Il entreprend des études de médecine en 1947 et se lie avec une jeune fille de la vieille oligarchie cordouane, Chichana Ferreya…Autrement dit, le jeune Guevara semble s’orienter vers une vie bourgeoise et bien conventionnelle…
De l’aventure à la prise de conscience…
C’est donc en décembre 1951, qu’Ernesto et son ami Alberto Granado se lancent sur les routes du continent sud-américain (ils démarrent leur périple avec une moto Norton 500, surnommée sans doute à tort la Vigoureuse…). Il semble bien qu’au départ, les deux jeunes hommes n’ont pas d’autre intention que de découvrir le monde. Leur première étape chez la fiancée d’Ernesto, qui se trouve avec sa famille dans la station balnéaire de Miramar , se prolonge car les jeunes hommes ne sont pas insensibles au confort de la vie bourgeoise…Au cours du voyage, Alberto et Ernesto montrent aussi pour leur intérêt pour les jeunes filles et entament quelques amourettes sans lendemain (en particulier au Chili, le jeune Guevara a quelques problèmes lorsqu’il serre de trop près la femme d’un mécanicien…Plus tard, Alberto se laisse séduire par les charmes d’une jeune prostituée rencontrée sur le bateau qui descend l’Amazone). Ils sont bien sûr impressionnés par la beauté des paysages naturels dans les pays qu’ils traversent (Argentine, puis Chili et Pérou…).
Mais, au fil du voyage, les deux jeunes hommes prennent conscience de la misère que subissent les peuples d’Amérique du Sud. Leur premier contact avec la réalité sociale se déroule au Chili, lorsqu’ils rencontrent dans le désert d’Atacama un couple d’Indiens communistes chassés de leurs terres par les propriétaires et la police. Guevara écrira plus tard : « ce fut la nuit la plus froide de ma vie mais aussi celle où je me suis senti davantage fraterniser avec cette espèce humaine, si étrange pour moi »…Peu de temps après, ils assistent au recrutement des ouvriers pour aller travailler dans la mine de Chuquicamata, propriété de la « Anaconda Mining company ». Ernesto est indigné par les manières brutales du contremaître qui traite les mineurs comme du bétail humain…Au Pérou, les deux jeunes gens croisent d’autres paysans expropriés et des femmes indiennes, qui ne parlent que le quechua et qui évoquent leur misère. C’est dans ce pays aussi qu’ils font la connaissance du docteur Pesce, intellectuel engagé qui les initie à la littérature péruvienne (en particulier, l’écrivain Mariategui qui évoque la révolution des Indiens pour le droit à la terre). En Amazonie, ils découvrent à la léproserie de San Pablo, les « damnés de la terre », ceux qui sont peut-être les plus exclus de tous : ils se montrent particulièrement sensibles à l’ostracisme dont ils sont victimes. Alberto et Ernesto témoignent de leur sollicitude par de nombreux signes : ils refusent de porter les gants qu’on leur propose pour ausculter leurs patients et s’étonnent que les malades soient relégués dans une zone spéciale, au delà du fleuve (comme on le sait, Ernesto franchira cet obstacle plus tard, en traversant l’Amazone à la nage). Ils essaient aussi de convaincre les religieuses de nourrir tous les lépreux le dimanche, même ceux qui ne se rendent pas à la messe…
L’Amérique unie
Au delà de cet altruisme, Ernesto Guevara prend aussi conscience de l’unité du continent sud-américain. Comme nous l’avons déjà écrit, les pays d’Amérique du Sud qu’ils traversent connaissent manifestement les mêmes inégalités sociales criantes (les Indiens du Chili et du Pérou, les lépreux de San Pablo). Mais il se rend compte aussi de l’importance des civilisations indiennes qui ont précédé l’arrivée des Espagnols et des Portugais…A Cuzco au Pérou par exemple, son jeune guide s’amuse en comparant les constructions des indigènes et des envahisseurs : « celui-ci est le mur des incas et celui-là est le mur des inca…pables, c’est à dire des Espagnols ». Peu de temps après sur le site du Machu Pichu, les deux jeunes gens sont saisis par le caractère grandiose des bâtiments édifiées par les Indiens : Ernesto éprouve le plus grand respect pour ces peuples bâtisseurs : « les Incas étaient experts en astronomie, en médecine, en mathématiques. Mais l’envahisseur espagnol avait la poudre ». Et de s’interroger ? : « que serait l’Amérique avec un autre passé ? »…En tout cas, Guevara veut que ce passé indien prestigieux soit pris en compte. Sur ce thème, il adopte une position qu’il gardera toute sa vie : les problèmes ne se règlent pas au niveau national mais à une plus grande échelle (« que perd-t-on quand on traverse une frontière ? »). Lorsque le personnel de San Pablo fête son anniversaire, Ernesto prononce alors un discours qui sonne déjà comme un manifeste : « nous croyons que la division de l’Amérique en nationalités distinctes, incertaines et illusoires, est complètement fictive. Nous formons une race métisse, depuis le Mexique jusqu’au détroit de Magellan. Essayant de m’affranchir de tout provincialisme, je porte un toast au Pérou et à l’Amérique unie ». Il aura l’occasion toute sa vie de mettre en pratique cette profession de foi internationaliste (quand il repart en 1953 pour un nouveau périple, il s’écrie « Aqui va un soldado deAmerica ! »).
Un engagement radical
Mais ce long voyage révèle un autre aspect du caractère d’Ernesto : c’est que son engagement sera total ou ne sera pas…Pour lui, il n’est pas question de s’impliquer à moitié…Cette prise de conscience est aussi progressive. Un moment important de leur voyage est leur étape chilienne : Ernesto semble très embarrassé d’avouer au couple d’Indiens communistes que son ami et lui « voyagent pour voyager ». Il se rend sans doute compte à quel point leur désir d’aventure est artificiel et pour tout dire « petit-bourgeois », alors que ces deux paysans pauvres sont obligés de se déplacer pour leur simple survit. Il écrit d’ailleurs dans ses Carnets : « après la mine, on a senti que les choses changeaient.. Ou peut-être est-ce nous qui changions ? »…Quand ils se trouvent au Pérou, les jeunes gens s’informent auprès des indiens qu’ils rencontrent, sur leurs conditions de vie et leur luttes…Quand Alberto et Ernesto discutent à propos des moyens de combattre l’injustice dans les ruines du Machu Pichu, Guevara critique son ami qui prône un combat politique par la voie des élections (« une révolution sans coups de feu ? tu es fou… »). A la fin du film, le texte en voix-off rédigé par Guevara, évoque bien cette évolution : « cette errance à travers l’Amérique m’a transformé, je ne suis plus mou…En tout cas, je ne suis plus le même qu’avant ». On peut utilement compléter cette citation par un extrait tiré du journal écrit par Ernesto : « je serais du côté du peuple et je sais , parce que je le vois imprimé dans la nuit, que moi (…), hurlant comme un possédé, j’irais à l’assaut des barricades et des tranchées, je tacherai mes armes de sang et, fou furieux, j’égorgerai tous ceux qui, vaincus, tomberont entre mes mains »…Il faut faire la part des choses quant au ton exalté de cette déclaration : il correspond bien à sa mentalité passionnée mais surtout il marque bien une évolution de sa personnalité. Car, s’il est encore incertain sur son avenir, Guevara est convaincu d’avoir changé et sa rupture avec le monde qu’il a connu jusque là va bientôt être consommée (rétrospectivement, ses adieux à sa fiancée au début de son périple, peuvent s’interpréter comme une coupure avec le destin bien ordonné qui l’attendait, même s’il en n’a pas encore conscience). Après quelques aventures (notamment un détour à Miami aux Etats-Unis), il reviendra en Argentine passer ses examens de médecine, comme il l’avait promis à ses parents : mais, il ne faudra pas attendre longtemps avant qu’Ernesto ne reprenne la route, et cette fois de manière irréversible…
Ainsi, on peut estimer que le film de Walter Salles réussit à dresser le portrait nuancé d’une figure légendaire du mouvement révolutionnaire. Le cinéaste se défend d’avoir voulu faire une hagiographie édifiante du Che : « il n’était pas question de le présenter comme un Guevara déjà pétri des idées qui allaient le pousser à mener la Révolution »…Ernesto est bien ce jeune homme d’abord romantique et aventureux, mais qui prend progressivement conscience au cours de son voyage des problèmes sociaux du continent sud-américain : il est certainement décidé à agir. Pour le reste, on connaît la suite…