La vie et rien d’autre, un film de Bertrand Tavernier
France, 2 heures 15, 1989
Interprétation : Philippe Noiret, Sabine Azema, Mauricce Barrier, François Perrot, Pascale Vignal
Synopsis :
1920. La Première Guerre mondiale est achevée depuis deux ans. La France panse ses plaies et se remet au travail. Dans ce climat, deux jeunes femmes d’origines sociales très différentes poursuivent le même but, retrouver l’homme qu’elles aiment et qui a disparu dans la tourmente. Leur enquête les conduit à la même source d’information, le commandant Dellaplane. Du 6 au 10 novembre 1920, Irène, Alice, le commandant se croisent, s’affrontent et finalement apprennent à se connaître…
La vie et rien d’autre témoigne bien du goût de Bertrand Tavernier pour l’Histoire, mais plus encore de son intérêt pour les périodes oubliées, les « creux » de la chronologie officielle. Dans le film, le récit se déroule dans l’immédiat après-guerre, alors que le pays devrait savourer pleinement sa victoire… Mais Tavernier ne s’intéresse pas à la description de cette joie cocardière et sans doute superficielle… II préfère, non sans une certaine délectation et une insolence réjouissante, mettre en évidence les plaies encore ouvertes qu’a laissées le conflit (Allociné).
Deux ans après la victoire, le temps des désillusions est déjà venu pour les dirigeants comme pour l’opinion. Le traité de Versailles, enfin signé en juin 1919, ne convainc personne. Clemenceau lui-même s’en contente faute de mieux : « Le traité n’est pas fameux, je suis prêt à la reconnaître. Mais, et la guerre, a-t-elle été fameuse ? Il a fallu quatre ans et je ne sais combien de nations pour venir à bout de l’Allemagne. Vingt fois, pendant la guerre, on a cru que tout était fini… » Aussi faut-il se réjouir de ce que « la France sorte de là vivante, son territoire reconstitué, son empire colonial agrandi, l’Allemagne brisée »… Lors du débat de ratification à la Chambre, certains prévoient les difficultés à venir : « Ne voyez-vous pas les conséquences, si un jour ils ont comme chef du Reich un homme d’état jeune, amoureux de gloire, soulevé par les mêmes sentiments patriotisme ? », prophétise un député de droite. Le « Père la Victoire » ne survit d’ailleurs pas longtemps à son triomphe : quelques mois plus tard, Clémenceau est écarté de l’élection présidentielle de janvier 1920 au profit de l’insignifiant Deschanel… Le traité de Versailles apparaît d’autant plus fragile que le Congrès des Etats-Unis refuse de l’approuver en mars : l’enthousiasme déclenché par l’idéalisme wilsonien a fait long feu…
L’économie du pays doit supporter tout le poids de la reconstruction des régions dévastées, du paiement des pensions, sans parler du remboursement des dettes contractées pendant le conflit pour financer l’effort de guerre. Le ministre des Finances Klotz a beau répéter « L’Allemagne paiera », Louis Marin avoue : « Comment serons-nous payés ? Nous n’en savons absolument rien ? »La conférence de Spa, en juillet 1920, a bien fixé une répartition avantageuse des sommes que doivent verser les Allemands, mais les États-Unis refusent de lier les remboursements que leur doit la France au paiement des réparations, au nom de la « morale commerciale ».
La situation sociale est aussi tendue : le chômage frappe en particulier les ouvriers d’armement et le pouvoir d’achat est amputé par une inflation qui n’a pas cessé depuis l’armistice. Des manifestations imposantes se multiplient pendant l’année 1919 (celle d’avril rassemble près de 300 000 personnes) et la C.G.T. voit ses effectifs tripler en un an (1,5 million d’adhérents en 1919). La classe ouvrière n’est pas insensible aux échos de la Révolution bolchevique et s’exaspère de l’acquittement de Villain, l’assassin de Jaurès. En toute hâte et pour calmer la fièvre sociale, le Parlement vote la loi des huit heures…
« Un émouvant record »
Mais au-delà des « grands » événements de l’après-guerre, Tavernier s’attache dans La vie et rien d’autre à décrire une histoire « à hauteur d’homme », à détailler les blessures physiques et psychologiques de personnages plus anonymes, et par là-même, plus exemplaires…
Ainsi, la terrible saignée qu’a subie la France est omniprésente dans le film. Dès les premières séquences, l’importance des pertes est soulignée. Le pays déplore officiellement 1 385 000 morts au 24 décembre 1918. Dellaplane, toujours minutieux, calcule que si cette « armée d’ombres » défilait, la marche du cortège durerait deux jours et deux nuits. Scène hallucinante qui évoque le film J’accuse, d’Abel Gance, dans lequel les morts de la guerre se relèvent pour demander des comptes aux vivants.
Mais ce chiffre, déjà terrible, est dépassé par le bilan de l’Allemagne (2 millions de morts), de la Russie (1,7 million), de l’Autriche-Hongrie (1,5 million). Aussi, comme le remarque le soldat cul-de-jatte dans l’hôpital militaire, c’est surtout en proportion que le malaise a touché la France. Le rythme des pertes de la guerre 14-18 est supérieur à celui des guerres napoléoniennes (moins d’un million en vingt ans) et la France est le pays le plus touché si l’on rapporte le nombre de morts à la population totale (3,5 % contre 2,9 % en Allemagne), à la population active masculine (10,5 % contre 9,8 %)… Le pourcentage est encore plus important si l’on calcule par rapport aux mobilisés (16 % contre 15 % en Allemagne) ou à l’effectif des classes 1912-1915 (près de 28 %…). Ce « prix du sang » est d’ailleurs un sujet de satisfaction pour la presse cocardière qui parle d’un « émouvant record ». Comme le dit le soldat avec ironie : « Ils nous prenaient pour des cons, ces Boches, total, c’est nous le record ! »
A propos de ces morts, se pose le problème particulier des Disparus, dont Dellaplane a la charge… Leur nombre est aussi considérable : près de 350 000 recensés en 1920 (soit 27 % du nombre des tués). Le « Bureau de recherche et d’identification des militaires tués ou disparus » fonctionne dans les deux sens : il aide les familles à retrouver « leurs » disparus, mais il cherche aussi à identifier les cadavres ou les « morts-vivants » dont il « dispose » : amnésiques, traumatisés en tout genre qu’on rassemble dans les hôpitaux militaires… Cette quête est difficile et tous les indices comptent. Au début du film, Dellaplane croit connaître un « petit curé », à cause de l’étendue de son répertoire (de « Tantum Ergo » à la « Digue du cul« ). Dans d’autres séquences, les familles sont montrées en train de fouiller dans un bric-à-brac insolite, près du tunnel de Grézaucourt, à la recherche d’un objet familier… D’autres encore laissent des messages, comme des « bouteilles à la mer », avant de repartir bredouilles… (Tavernier rapporte que les familles faisaient accrocher des portraits des disparus dans les bistrots à la ronde, jusqu’au début des années 30…). Cette recherche pénible aboutit parfois (la famille Lebègue qui identifie son neveu, Irène et Alice…), mais ce ne sont finalement que 100 000 disparus qui sont « reconnus » dans les années d’après-guerre, et le secrétariat aux Anciens combattants continue, aujourd’hui encore, à recevoir des demandes des descendants.
Cette recherche est d’ailleurs indispensable aux familles, pour obtenir les pensions que l’État leur a promises, par la loi du 31 mars 1919 (près de 680 000 veuves, 719 000 orphelins et 650 000 ascendants sont concernés). Ainsi, l’acte de décès est confirmé si au moins deux témoins identifient le corps ; dans le cas contraire, un jugement déclaratif de décès est prononcé, trois ans après la constatation de la disparition… Dellaplane explique ainsi à Irène à quel point la famille de Courtil est intéressée, dans tous les sens du terme, par l’identification certaine du corps de François. L’importance de ces disparus montre bien, au passage la sauvagerie de cette guerre « moderne ». A Verdun, où les combats ont été particulièrement intenses, l’identification des cadavres, déchiquetés et mélangés à la terre, s’avère impossible : près de 130 000 d’entre eux reposent à l’ossuaire de Douaumont.
La vie et rien d’autre montre aussi que, même après l’arrêt des combats, la guerre marque encore les corps. D’abord, elle tue à retardement et les croix de bois s’alignent devant l’hôpital militaire (construit en bois, car la pierre manque devant l’importance de la demande). Ainsi, la moitié des blessés (plus de trois millions) sont des malades, atteints notamment par la tuberculose (100 000) ou par des affections des voies respiratoires (97 000). Ceux-là mettent quelques années à mourir : déjà entre le 2 novembre 1918 et le 1er juin 1919, plus de 28 000 soldats décèdent des suites de leurs maladies. Cependant, dans le film, le professeur Mortier peut constater avec satisfaction que le rythme se ralentit : « Deux morts gazés cette semaine… ça se calme! ».
Les survivants portent aussi des traces visibles de la guerre dans leur chair. Dès le début de La vie et rien d’autre, ces « gueules cassées » et autres mutilés encombrent l’écran : l’officier unijambiste, le soldat cul-de-jatte, celui sans bras… En 1928, on compte 1 040 000 invalides de guerre pensionnés : 125 000 ont été mutilés (si l’on détaille ce bilan sinistre, survivent alors 14 000 « gueules cassées », 42 000 aveugles, 19 700 manchots, 24 900 unijambistes…).
L’importance des effectifs engagés et des pertes subies amène la France à puiser largement dans son empire colonial. Dans le restaurant de Valentin, on trouve ainsi des soldats sénégalais, arabes, mais aussi le groupe des Annamites, dont les coutumes causent bien du souci à Perrin. La contribution de ces troupes coloniales a été importante à la fois pendant et après le conflit. Près de 600 000 hommes sont venus, parfois de force (des révoltes ont notamment éclaté en Algérie et en Haute-Volta), et ont subi des pertes conséquentes (en particuliers, les Sénégalais connaissent 22 % de pertes par rapport aux mobilisés), sans doute parce que l’état-major avait moins de scrupule à les engager dans les opérations les plus meurtrières… Après la guerre, ce sont d’ailleurs les Annamites qu’on envoie déminer les champs encombrés d’obus quand les prisonniers allemands, rentrés chez eux, ne sont plus disponibles.
L’ampleur des pertes, l’importance des classes creuses, voire les frustrations accumulées pendant quatre années de chasteté forcée… tout semblait prédire une reprise vigoureuse de la natalité, comme le sculpteur Mercadot croit pouvoir l’annoncer à Dellaplane : « Les survivants bouchent les trous et forniquent à couilles rabattues ». En fait, ses espoirs seront déçus, car s’il est vrai que la natalité passe de 18,8 pour mille en 1911 à 21,4 en 1918, elle retombe vite à 17,3 en 1932 et même à 14,6 en 1938 (soit en dessous du taux de mortalité, qui est alors de 15,4 pour mille).
Les régions dévastées
Mais La vie et rien d’autre n’évoque pas seulement les pertes humaines. L’histoire se déroule dans un décor ravagé, lunaire : le restaurant de Valentin dans un village en ruines, le champ d’Abel Masclé, le tunnel de Grezaucourt, les ateliers Warin, toute l’action a lieu entre Vouziers, dans les Ardennes, et Verdun, dans la Meuse, c’est-à-dire en plein coeur de cette France à reconstruire. Dix départements du Nord et de l’Est (sans compter l’Alsace-Lorraine, annexée) ont été occupés, partiellement ou totalement par les Allemands, et touchés par les combats. Cette zone est d’abord « désertée » : 44 % de ses habitants l’ont quittée (dans le canton de Verdun, il ne reste que 4000 personnes sur les 28 500 d’avant-guerre). Et surtout, les destructions matérielles sont considérables. La moitié des 6,2 millions d’hectares de culture doit être nettoyée des « scories » des combats : un million d’obus, 375 000 km de barbelés enfouis dans le sol… Dans le film, pour son premier labour d’après-guerre, Abel Masclé tombe sur un casque et surtout, sur un obus de 220… 4 % des terres sont irrécupérables, car trop onéreuses à remettre en culture (la fameuse « zone rouge », soit 114 000 ha en 1919).
La violence des bombardements a considérablement endommagé les villes (Reims, Lens, Saint-Quentin, Verdun, etc.), mais aussi les communes rurales. Sur les 4726 communes que comptent les régions dévastées, 423 seulement sont intactes, alors que 620 sont rayées de la carte (parmi elles, les 9 villages-martyrs des environs de Verdun). Les trois-quarts des édifices publics sont détruits, ce qui a pour effet une répartition surréaliste des administrations et des commerces. Dans La vie et rien d’autre, la préfecture et les bureaux de l’armée s’installent dans le théâtre municipal et dans une auberge ; l’atelier de Mercadot occupe les ateliers Warin, tandis que le curé et la chanteuse de cabaret sont contraints à la cohabitation… Les usines et les mines sont également atteintes, parfois détruites intentionnellement par les Allemands lors de leur retraite. La production de charbon diminue de 95 % par rapport à 1914, celle de fer de 57 %.
La reconstruction de ces régions, prise en charge par l’État, se fait lentement, notamment pour des raisons financières : elle s’étalera sur une décennie. Près de trois millions de demandes d’indemnisation sont déposées auprès de l’administration, mais seulement 30 000 sont traitées en 1921. Les socialistes reprochent d’ailleurs aux gouvernements de favoriser les « gros sinistrés », c’est-à-dire les industriels.
Mais cette reconstruction a aussi ses profiteurs, petits et grands, dont le film nous présente quelques spécimens. Les marchands de bois, qui s’enrichissent sur la fabrication des cercueils ; le louche détective privé Eugène Dilatoire, au nom prédestiné, dont les pratiques sont dénoncées par Alice ; les sculpteurs comme Mercadot, qui n’en reviennent pas d’une telle aubaine : « L’âge d’or ! Jamais vu cela depuis les Grecs, les cathédrales. Vous vous rendez- compte ? Un monument par village ! On fournit pas ! 35 000 communes, pas 300 sculpteurs : tout le monde veut son Poilu, sa Veuve, sa Pyramide »… Quant aux « gros profiteurs », « on » constate la rapidité de leur redressement. Dellaplane les soupçonne notamment d’activer le nettoyage des zones dévastées pour récupérer « les tonnes d’acier, de cuivre et de nickel », qui vont se transformer en lingots d’or… On s’étonne aussi que la firme allemande Schukert, pourtant du côté des vaincus, « se démerde mieux que les vainqueurs ».
« La génération du feu »
A travers le personnage du commandant Dellaplane, interprété par Philippe Noiret, le film de Bertrand Tavernier dresse également le portrait de ces hommes qui forment ce que l’on a appelé la « Génération du Feu ». Ce groupe rassemble tous ceux qui ont participé aux combats, depuis les premiers jours d’août 1914, jusqu’aux derniers de novembre 1918, comme par exemple le jeune médecin-auxiliaire Louis Aragon, parti pour le Front quelques mois avant l’armistice.
Certes, Dellaplane est atypique par certains aspects. Le fait, en particulier, qu’il soit militaire de carrière le distingue du Poilu moyen, lequel est un citoyen-soldat. Mais c’est aussi un militaire « hors-norme », presque « hors-caste »… II est donc traité de dreyfusard par son supérieur, le général Villerieux, et se range donc dans la frange minoritaire des officiers républicains d’avant 1914. D’autre part, Jean Cosmos, scénariste du film et auteur d’un livre sur le même sujet, le présente comme solidaire des vignerons du Languedoc, qui manifestent en 1907 et que le commandant se refuse à réprimer : il est sanctionné par une mutation d’office en Afrique (une très brève allusion y est faite dans le film). Mais surtout, son attitude constante et ses réactions le placent du côté des combattants civils de la Grande Guerre : nul doute qu’il est particulièrement bien placé pour apprécier les insuffisances de ses collègues, leur stupidité (le capitaine Perrin) ou leur cynisme (le général Villerieux).
La génération à laquelle appartient Dellaplane a frappé les contemporains par son homogénéité et son désarroi… Raymond Lefebvre parle d’une « génération massacrée » ; Gertrude Stein d’une « génération perdue » ; Marcel Déat estime être un des « survivants du hasard », un des « rescapés de l’invraisemblable »… Bien qu’elle ait été décimée, cette génération demeure nombreuse : elle représente 40 % des hommes adultes et compte encore 6,4 millions de survivants en 1919, 5 millions en 1940. Elle incarne donc une force sociale et politique non négligeable durant l’entre-deux-guerres (un sur deux appartient à une association d’anciens combattants).
Elle constitue aussi un groupe fermé, clos sur lui-même, le « club de ceux qui ont gagné la guerre », comme le déplore Irène à la fin du film. Ce sentiment d’être différent tient au fait que ces hommes ont vécu une expérience unique, impossible à faire partager : la peur, l’amour de la vie, l’horreur de la mort, la lâcheté, le courage, ou les deux réunis, la fierté aussi de survivre… Ils se comprennent à demi-mot, en évoquant tel combat, comme si toute explication était superflue. Ce sentiment d’appartenance est d’autant plus fort que le retour à la paix a délié les langues et ouvert les yeux. Comme le remarque André Breton, « l’inévitable conciliabule des soldats de retour du Front avait eu très vite pour effet d’exalter les sujets de colère : sentiments de l’inutilité du sacrifice de tant de vies, grand «compte à régler» avec l’arrière, brisement d’innombrables loyers, extrême médiocrité du lendemain ».
Aussi, ces hommes ont-ils des réactions similaires, que le personnage de Dellaplane permet d’évoquer. D’abord, aucun d’entre eux ne peut laisser dire que la guerre a été « fraîche et joyeuse ». La sortie de Dellaplane, devant l’ignorance d’Irène, est éloquente : « La guerre est tellement pire. Des centaines de cadavres qui noircissent. Plus un arbre, des trous pleins d’eau d’où sortent un pied, une tête couverte de mouches. Ça pue ! Les rats courent par bandes »… Comme le soulignent en permanence les anciens combattants, il ne faut « jamais oublier que la guerre tue » ; Alain conseille d’ailleurs à ceux qui portent le deuil, « au lieu de s’enivrer et de s’étourdir de gloire, d’avoir le courage d’être malheureux ».
Ces combattants cultivent aussi un antimilitarisme sans nuance, mais nourri par l’expérience : « Rien ne rend plus antimilitariste que la fréquentation des militaires », note le peintre Fernier, officier de la Légion d’honneur, cité trois fois pour sa bravoure. Profondément républicains, les Poilus ont mal supporté l’arrogance et l’autoritarisme des officiers d’active, quand ils ne leur reprochent pas de les avoir sacrifiés inutilement. Ainsi, voit-on Dellaplane s’insurger contre le « crétinisme galonné », et s’indigner des déclarations du général Cherfils : « La guerre, avec ses allures dévastatrices, n’a que l’apparence de la destruction ». « J’ai lu cela ! dit Dellaplane, 1,5 million de morts n’ont que l’apparence de la mort ! Salauds ! Salauds ! » Les anciens combattants se distinguent en cela de leurs camarades allemands : ils refusent de marcher au pas et en uniforme lors des défilés, ils cherchent à faire réformer le Code militaire et réviser les jugements des cours martiales. Il est aussi entendu que cette génération a été ardemment pacifiste, comme en témoignent leurs premiers manifestes : « Les hommes de guerre veulent que la victoire consacre l’écrasement de la guerre »… Sur ce sujet, Irène comprend sans doute mal l’émotion des soldats qui écoutent Cora Mabel chanter « Le clairon de novembre ». Certes, le début de la chanson semble faire écho au fameux clairon de Déroulède, sur un ton plutôt cocardier ; mais la dernière strophe traduit l’espoir d’une fraternité retrouvée : « Et les deux combattants, jetant au loin leurs armes, mêlent en un instant leurs rires, leurs sangs, leurs armes ». Les organisations d’anciens combattants seront d’ailleurs de fidèles soutiens à la politique de Briand dans les années 1920. Certes, cette lucidité ne va pas jusqu’à remettre en cause le patriotisme, et on est bien persuadé du bon droit de la France, identifiée à la République. Irène n’a sans doute pas tort d’ironiser : « Une Marseillaise aurait suffi pour qu’ils repartent en colonne, drapeau en tête ! » Mais en aucun cas, cet amour de la patrie, qu’on retrouve même chez Barbusse, ne peut se confondre avec le chauvinisme.
La mémoire de la guerre
La crainte d’être à nouveau dupé rend les anciens combattants particulièrement vigilants envers la mémoire de la guerre. Comme Dellaplane le déplore, « nous ne nous arrêtons pas de nous taire » et de dénoncer violemment la persistance du « bourrage de crâne ». Ainsi, les anciens combattants exigent et obtiennent que les « gueules cassées » défilent en tête des cortèges de commémoration, pour rappeler clairement que la victoire a eu un prix. Mais le film de Tavernier évoque deux autres lieux stratégiques de la mémoire guerrière : les monuments aux morts et la tombe du Soldat inconnu.
Comme le constate Mercadot, la France se couvre en très peu de temps de monuments aux morts (la plupart sont construits avant 1922). Subventionnés par l’État mais érigés à l’initiative des communes, ces monuments témoignent de la sensibilité particulière des survivants. Selon la classification établie par Antoine Prost, le type de stèle le plus répandu est loin d’exprimer un nationalisme cocardier : le monument est sobre, républicain, laïc (devant la mairie, en forme de pyramide, liste alphabétique des victimes, inscriptions « La commune de …. à ses enfants morts pour la France »). Quelques très rares spécimens sont même explicitement pacifistes (« Guerre à la guerre »; « Maudite soit la guerre »). Aussi, le monument prévu par Mercadot manque-t-il pour le moins de simplicité (« Huit Poilus en bronze doré, la Victoire au-dessus, ailes déployées »).
De même, Tavernier décrit, avec une ironie jubilatoire, la difficile quête du « Soldat inconnu » : le malheureux Perrin, chargé de cette mission, est bien en peine d’avoir à trouver un corps vraiment… inconnu, « qui ne soit ni un english, ni un boche, ni un nègre »… Comme on le rapporte dans le film, l’idée naît en 1916 et est reprise en 1918 par le député Manoury (elle est d’ailleurs appliquée aussi en Grande Bretagne : le corps d’un Tommy inconnu est placé à Westminster, où sont enterrés les hommes illustres du Royaume). En France, le débat est houleux à la Chambre, en novembre 1920. Si les députés s’accordent sur l’idée, ils se disputent sur l’endroit où se trouvera la tombe. Les socialistes sont favorables au Panthéon, mais l’extrême-droite, représentée par Léon Daudet, s’y oppose, sous prétexte que le lieu est « souillé par Zola » ; Marc Sangnier fait remarquer que le Soldat inconnu était peut-être socialiste… ou royaliste. Finalement, on se décide pour l’Arc de Triomphe, monument républicain non utilisé, au coeur du Paris dynamique de 1920, situé à un carrefour et « qu’on sera bien obligé de voir » (dans le même temps, et dans un souci de réconciliation nationale, le cœur de Gambetta est transféré au Panthéon). Comme le raconte le film, la cérémonie se déroule le 10 novembre 1920 dans une casemate de Verdun : le caporal Auguste Thin, fils d’un disparu, lui-même engagé volontaire, doit choisir entre huit corps, venus de huit champs de bataille, en présence d’André Maginot, ministre des Pensions, ex-député qui s’est engagé dès 1914 comme simple soldat, grièvement blessé dans la bataille de Verdun… Ce que ne dit pas le film, c’est que les anciens combattants organisent, à partir de 1924, la cérémonie de la flamme. Par ce geste renouvelé quotidiennement, ils montrent leur volonté d’éviter tout hommage froid et bureaucratique, et d’entretenir un souvenir « vivant ». Ces deux exemples montrent assez le patriotisme de cette génération, mais aussi son insistance pour que le sacrifice ne soit pas oublié… Sans doute Dellaplane n’en est-il pas convaincu, car il estime qu’on a célébré un soldat inconnu, « pour faire oublier tous les autres ».
Cette « génération du feu » partage aussi une hostilité marquée à l’égard des planqués et des profiteurs de tous ordres. Ainsi, Abel Masclé peste contre ces Parisiens « qui ont la vie facile », mais dont on s’est bien vengé, « en arrangeant les femmes pendant les perms ». Les anciens combattants dénoncent surtout l’attitude scandaleuse de certains grands industriels, de ces « marchands de canon » que la Crapouillot de Galtier-Boissière vilipende après-guerre. Ainsi, à la fin du film, dans les ateliers Warin, Dellaplane dévoile à Irène les manoeuvres de son beau-père pour qu’on épargne ses usines. Sur ce point, Tavernier et Cosmos se sont clairement inspirés de l’affaire De Wendel, qui éclate en 1919. L’accusation est formulée par certains députés, comme Engerrand, cité dans le film, ce qui vaut à De Wendel d’affronter une commission d’enquête parlementaire. L’Humanité résume les faits en reprochant au patron sidérurgiste d’avoir « empêché le bombardement de Briey (où se trouvait son usine), d’où l’état-major allemand tirait l’acier avec lequel il massacrait des milliers d’ouvriers et de paysans français ». De fait, la décision du commandant français aurait été justifiée par la crainte de représailles allemandes, par le souci d’épargner les ouvriers français réquisitionnés et par les difficultés techniques d’un bombardement aérien… Cela dit, l’historien J.N. Jeanneney estime que l’importance des usines de Briey a sans doute été surestimée.
En tout état de cause, Dellaplane peut dénoncer ce « complexe militaro-industriel » qui bénéficie de soutiens solides dans la classe politique de l’époque (aux élections de 1919, le Bloc national domine l’Assemblée avec près de deux tiers des sièges).
Les survivants de la Grande Guerre ont aussi du mal à retrouver leurs marques dans la France des années 1920. Ils sont impatients devant la lenteur de la démobilisation (en fait, 4,5 millions d’hommes sont libérés dans les deux mois qui suivent l’armistice) et se heurtent vite aux problèmes matériels. Lors de leur libération, ils reçoivent un costume civil peu seyant et doivent acquitter le règlement des loyers et impôts des… quatre années de guerre (un moratoire sur les impôts est mis en place dès 1919) ! Surtout, ils ont du mal à trouver un emploi, même si une loi de novembre 1918 prévoit qu’ils seront prioritaires pour les places qu’ils occupaient avant leur mobilisation.
Dans La vie et rien d’autre, Alice est ainsi sèchement remerciée par l’inspecteur, qui rétablit dans ses droits un soldat venu du Front. Celui-ci avoue d’ailleurs son désarroi : « Ils me font presque peur, ces gamins ». Tous ces problèmes, attisent leur mécontentement : comme le note Antoine Prost, en 1919, « parmi les démobilisés gronde une colère quasi-révolutionnaire ».
Ces hommes de guerre sont aussi désemparés par l’assurance nouvelle des femmes, bien obligées de faire face aux circonstances, pendant et après la guerre. Irène et Alice apparaissent parfois comme les « hommes forts » du film… Irène de Courtil en particulier, une fois son travail de deuil accompli, s’assume complètement, en rompant avec son passé. Elle est lucide sur la misogynie de son milieu d’origine et remarque ironiquement, que « chez les Courtil, on ne parle pas d’affaires devant les femmes. Trop compliqué pour leur petite cervelle ! » Grâce à Dellaplane, elle prend conscience des arrière-pensées de son beau-père : elle rejette alors sa belle-famille et part aux États-Unis gagner sa vie en donnant des leçons de violon.
Certains hommes, comme Mercadot, étalent une virilité vulgaire et conquérante, mais d’une philosophie bien simpliste : « L’acte doit précéder l’analyse ! l’acte ! Pan ! » Les prétentions de Mercadot au cynisme ne l’empêchent pas de se comporter comme le troufion moyen. Dellaplane est bien velléitaire devant Irène, et il peine à lui avouer son amour, comme si le « délai de convenance » n’avait pas été respecté… D’ailleurs, les femmes sont plus rapides à tirer les conclusions du massacre : Irène et Alice se retrouvent « contre Dieu », qui a permis tout cela. Et Mme de Courtil s’exaspère devant la bêtise des hommes, quand elle les sent « prêts à repartir au feu », après avoir écouté une chanson sentimentale… Dellaplane, lui, met deux ans pour « se réveiller », quitter l’armée et écrire enfin à Irène, pour la prier de former un couple improbable, mais un couple quand même.
La réussite de Tavernier est d’avoir su décrire les cicatrices physiques et morales de cette génération du feu, pour qui rien ne compte désormais, sinon « la vie et rien d’autre ». En fait, comme l’a dit le cinéaste lui-même, « cette époque a largement conditionné notre histoire politique, sociale, culturelle ». Car si tous ces hommes sont unis, par leur expérience, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions pour l’avenir. La majorité des survivants s’attache à un pacifisme parfois aveugle (devant la montée de l’hitlérisme, par exemple), mais d’autres ont adopté des attitudes plus radicales. Les Dadaïstes (Tzara, mais surtout les anciens combattants : Breton, Aragon, etc.) rejettent en bloc la civilisation occidentale, coupable d’une pareille boucherie, se proclament « défaitistes de l’Europe » et se disent « toujours prêts à tendre la main à l’ennemi ». Certains, comme Barbusse ou Guehenno, mettent leurs espoirs dans le « grand feu qui s’élève à l’Orient », c’est-à-dire la révolution bolchevique. D’autres encore vont suivre des chemins chaotiques qui les conduiront au fascisme, tels Drieu la Rochelle ou Déat… En tout cas, sur le traumatisme initial, la démonstration de Tavernier est convaincante.