De Metropolis à Blade Runner : la ville du futur ou l’avenir de l’Utopie

  Le film de Fritz Lang est sans doute l’un des premiers films de science-fiction : en particulier, il met en scène un décor promis à un bel avenir : la cité du futur. Depuis cette époque, on peut citer une bonne vingtaine de longs métrages qui ont comme cadre et parfois comme sujet, la ville de l’avenir, depuis Aelita de Jakov Protazanov (1924) à Gattaca d’Andrew Niccol (1998), en passant par Alphaville de Jean-Luc Godard (1965), 1984 de Michael Radford et Brazil de Terry Gillian tous deux réalisés en 1984, sans oublier Blade Runner, le film de Ridley Scott sorti en 1982 (cf filmographie à la fin de l’article)..Le succès d’un tel thème ne doit rien au hasard : d’abord, il permet aux réalisateurs d’élaborer de splendides décors, souvent en mettant à contribution des peintres ou des dessinateurs de leur époque (pour Aelita, certains artistes russes constructivistes ont collaboré au film de Protazanov). D’autre part, les cinéastes décrivent des sociétés du futur, ce qui les amène à dénoncer les dérives possibles du monde de leur époque.
Dans cette optique, deux films semblent se répondre, à près de 60 ans de distance : Metropolis réalisé par Fritz Lang en 1926 et Blade Runner tourné par Ridley Scott et sorti sur les écrans en 1982 (cf fiche sur le film à la fin de l’article). Cette comparaison est d’autant plus justifiée que le metteur en scène anglais a clairement revendiqué cette filiation, en déclarant que l’œuvre du cinéaste allemand était l’une de ses sources d’inspiration. Elle devrait aussi permettre de faire le point sur l’évolution de ce bel objet de cinéma, la ville du futur…

Une fascination commune pour la ville moderne
Les deux réalisateurs partagent déjà la même fascination pour le décor urbain. Comme il l’a été souvent rappelé, Fritz Lang, en voyage avec son producteur Erich Pommer à New York en 1924, aurait été subjugué par les « lumières  de la ville » ( à l’époque, le Rockefeller Center ou l’Empire State Building n’ont pas encore été construits…). Lang avait d’ailleurs dans sa jeunesse, entamé des études d’architecture et il s’est visiblement intéressé aux mouvements artistiques de son temps qui réfléchissent sur l’urbanisme de l’avenir (les futuristes italiens, les constructivistes russes, l’école du Bauhaus). Dans Metropolis, la sculpture qui se dresse au milieu des quartiers ouvriers est la réplique exacte de celle réalisée par Walter Gropius et qui se trouvait à Weimar. De même, Ridley Scott s’est inspiré des grandes villes américaines : le modèle urbain de Blade Runner serait un mélange de New York et de Chicago, pour un film censé se dérouler à Los Angeles (le cinéaste parle de recréer une ambiance, « comme dans la 42ième rue en novembre »…). Les bâtiments qu’ont voit dans le film relèvent d’un mélange assez étonnant de styles et d’époques (art déco, art nouveau, kitsch) , y compris de bâtiments existant réellement (la résidence d’Ennis Brown construite par Frank Lloyd Wright et le Bradbury Building). Les deux cinéastes ont apporté un soin tout particulier, avec leur équipe technique, à la qualité des décors de leurs films. On a déjà vu que Fritz Lang avait consacré beaucoup d’énergie à soigner les aspects visuels de Metropolis. De même, Ridley Scott s’attache les services d’excellents techniciens : Syd Mead, qui a déjà travaillé dans les équipes techniques des films Star Trek et Tron, et Douglas Trumbull, spécialiste des effets spéciaux (2001, Rencontres du troisième type, Star Trek). Les deux réalisateurs ont d’ailleurs eu du mal avec leurs producteurs respectifs car les investissements engagés pour réaliser les décors et les effets spéciaux de leurs films ont été très importants et leurs œuvres n’ont pas connu le succès populaire et critique espérés : aussi, les carrières de Metropolis et de Blade Runner ont été assez mouvementées (dans les deux cas, plusieurs versions sensiblement différentes existent, souvent après de longues années d’intervalle).

Des thématiques proches
Les deux villes mises en scène par Lang et Scott ont aussi un aspect commun : elles se déploient dans le sens de la hauteur. Dans Metropolis, le bureau du maître de la ville ainsi que les quartiers des classes dirigeantes se situent dans les étages supérieurs, alors que dans Blade Runner, Tyrell domine la cité depuis son appartement au 700ième étage.. Cette verticalité du décor urbain est soulignée par les mouvements de caméra, qui suivent les engins volants vers le haut et vers le bas (dans le film de Fritz Lang, même les intertitres défilent de haut en bas et inversement…). Les deux œuvres évoquent aussi l’agitation urbaine frénétique (en particulier, une circulation aérienne intense) ainsi que l’omniprésence de la signalisation urbaine (horloges dans Metropolis, écrans de télévision dans Blade Runner).
Mais cette verticalité a aussi une signification sociale : dans les deux films, le pouvoir se répartit de haut en bas. Les hauteurs des villes sont réservées aux élites dirigeantes (Fredersen dans Metropolis et Tyrell dans Blade Runner) et constituent des endroits privilégiés : dans le film de Lang, c’est à ce niveau que se trouvent les Jardins Éternels où le jeune Freder insouciant, folâtre avec quelques jeunes filles. L’appartement de Tyrell est le seul exposé au soleil, perçant le brouillard pesant sur le reste de la grande cité dans le film de Ridley Scott. Par contre, les classes laborieuses sont cantonnées dans les bas quartiers : les ouvriers robotisés de Metropolis n’accèdent jamais aux étages supérieurs et se déplacent dans les sous-sols de la ville, entre leurs logements et l’usine : apparemment, ils ne voient jamais le jour. Les rues de Los Angeles dans le film de Ridley Scott grouillent d’une étrange humanité, très métissée, dans une atmosphère glauque et pesante. Dans les deux œuvres, les rapports de force sont tendus. Les maîtres des villes, Fredersen et Tyrell, règnent sans partage , grâce aux forces de répression : ils ont aussi le contrôle des technologies les plus avancées et se sont assurés les services de savants qui leur permet d’affirmer leur pouvoir (Rotwang dans Metropolis, qui élabore la fausse Maria, et Sebastian, le créateur des répliquants dans Blade Runner : on peut noter que ces deux personnages se distinguent aussi par leurs logements respectifs, en décalage avec le reste de la cité : la petite maison de Rotwang et l’appartement bizarre de Sebastian). Ces deux cités présentent ainsi le même visage : celui de sociétés totalitaires, hiérarchisées et militarisées.
Dans les deux films encore, les réalisateurs ont créé des personnages, Freder et Deckhart, qui tentent de se rebeller contre le système oppressant qui règne dans ces cités. Dans le film de Lang, le fils de Fredersen, en suivant la jeune Maria, découvre horrifié, les conditions de vie de la classe ouvrière dans les usines de son père. Deckhart, le policier chargé de pourchasser les répliquants, finit par être attiré et séduit par certains d’entre eux : les deux héros sont motivés par l’amour d’une femme (Maria pour Freder, Rachel pour le policier incarné par Harrison Ford). Ces deux personnages sont en quelque sorte des médiateurs entre les deux parties de ces sociétés urbaines, entre oppresseurs et opprimés. Par contre, le dénouement de leurs aventures est différent.

Des messages différents
Car, au delà de thématiques souvent proches, les deux cinéastes ont des visions très différentes quant à l’avenir de ces cités du futur. Comme nous l’écrivons par ailleurs dans le même dossier, Fritz Lang se veut -artificiellement?- optimiste : la morale de Metropolis est rassurante : à la fin du film, on assiste à la réconciliation symbolique du Capital et du Travail, par l’intermédiaire du cœur (!). La technique correctement maîtrisée peut donc être mise au service de l’homme (seul le savant fou Rotwang est éliminé). Fredersen, le maître de la ville, maintient et même accroît son pouvoir, alors que la révolte ouvrière s’apaise (la fausse Maria révolutionnaire est immolée sur le bûcher par les prolétaires). En d’autres termes, l’ordre règne à Metropolis. Par contre, Ridley Scott tient un propos radicalement différent : d’abord, pour lui la ville du futur est en fait celle du présent… Les décors urbains qu’il filme dans Blade Runner sont ceux des grandes agglomérations américaines de son temps (verticalité des CBD, quartiers ethniques dégradés au centre des cités, multiples signaux urbains, notamment écrans télévisés ou panneaux publicitaires…). On peut même estimer que les personnages des répliquants sont une allusion au sort que connaissent les Afro-américains dans la société américaine: comme eux, ils sont chargés des sales boulots, ostracisés, considérés comme inhumains et utilisent la violence pour se faire entendre. Ridley Scott porte un regard accusateur sur cette société urbaine et il fait bien comprendre que, pour lui, le soit-disant progrès scientifique est porteur de bien des dangers, surtout s’il tombe entre des mains mal intentionnées. Au point que dans Blade Runner, les créatures artificielles que sont les répliquants apparaissent comme plus « humaines » que ceux qui les ont créés : Rachel est capable d’aimer et leur chef, Roy Batty, finit par épargner Deckhart au terme d’un violent combat, prouvant ainsi sa condition humaine.

   Si la vision des deux cinéastes est si différente, c’est sans doute à cause d’un contexte politique et historique qui a radicalement changé en un demi-siècle. Quand Fritz Lang réalise son film dans les années 1920, une grande confusion idéologique règne encore et les sociétés totalitaires, soit ne sont pas encore en place, soit sont encore mal connues. Beaucoup d’artistes de cette époque (futuristes, constructivistes, école du Bauhaus) sont fascinés par le monde des machines, des techniques, des nouvelles cités : pour eux, tous ces progrès devraient permettre d’assurer l’instauration d’un bonheur humain rationnel… Par contre, après la deuxième guerre mondiale, les totalitarismes sont mieux analysés (et en particulier le phénomène concentrationnaire, nazi et soviétique, est maintenant connu) : les dérives de sociétés techniciennes mais inhumaines sont mieux perçues. Ces villes monstrueuses, répressives, baignant dans une atmosphère glauque, sont de plus en plus nombreuses à l’écran (depuis les années 1980, les visions des réalisateurs, comme Richard Fleischer, Terry Gillian, Michael Radford sont la plupart du temps très pessimistes). Il est d’ailleurs frappant de noter que la Nature apparaît dans plusieurs films comme une alternative à l’enfer urbain (Soleil vert, Brazil). En un sens, Blade Runner radicalise Metropolis : la cité futuriste réconciliée décrite par Fritz Lang est devenue un cauchemar urbain dans le film de Ridley Scott. S’il a conservé tout son pouvoir d’évocation, le cinéma a perdu ses illusions et son optimisme.

voir aussi filmographie les villes du futur au cinéma

 

 

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