Aristocrates et domestiques dans le cinéma anglo-saxon
(cet article a été rédigé pour le dossier du film Les Vestiges du jour )
Le cinéma hollywoodien, qui n’oublie jamais qu’il est avant tout un moyen d’évasion, ne pouvait manquer d’évoquer le monde inaccessible mais merveilleux de l’aristocratie…Mais cette évocation est aussi pour les réalisateurs américains une façon de « régler leurs comptes » avec l’ancienne métropole coloniale et d’affirmer la supériorité morale des Etats-Unis : en effet, l’aristocratie représentée dans le cinéma américain est très souvent associée avec la Grande-Bretagne et l’image qui en est donnée n’est pas loin de la caricature : le Lord anglais est un personnage guindé, imbu de lui-même, plein de morgue et de mépris pour les classes inférieures. Son attachement aux rites sociaux de sa caste le rend ridicule ou odieux et son comportment est souvent tyrannique (voir les personnages incarnés par Charles Laughton dans Les révoltés du Bounty de F.Llyod -1935- et dans La reine vierge de G.Sidney -1953-, ou par Claude Rains, dans Les aventures de Robin des bois de M. Curtiz-1938-). Le personnage complémentaire de l’aristocrate, le majordome, est un être falot, sans personnalité , incapable d’ assumer son autonomie. On peut d’ailleurs remarquer que cette « identification négative » est systématiquement utilisée par les studios hollywoodiens. Ainsi, les acteurs britanniques, comme Charles Laughton, Basil Rathbone, Stanley Baker ou plus récemment…Anthony Hopkins, se voient souvent cantonnés à des rôles de « méchants » : ils présentent le double avantage d’incarner l’ancienne tyrannie et de parler l’anglais avec un accent déconcertant pour le public américain, ce qui les désigne à la vindicte populaire…
Cela dit, le regard est évidemment différent selon les cinéastes et les époques. On peut apprécier la variété de ces approches à travers trois films réalisés par des cinéastes américains venant d’horizons très divers : L’extravagant M. Ruggles de Leo MacCarey (1934), La folle ingénue d’Ernst Lubitsch (1946) et The Servant de Joseph Losey (1963). Le film de Leo Mac Carey conte les aventures d’un valet anglais, Marmaduke Ruggles incarné par Charles Laughton, qui se retrouve à son grand regret au service de riches Américains dans une bourgade perdue de l’Ouest, Red Gap. Mais dans cette rude contrée, le domestique britannique finit par adopter complétement les valeurs morales américaines, et en particulier le fameux état d’esprit pionnier. Il est ainsi capable de réciter à des Yankees éberlués le fameux discours de Lincoln à Gettysburg, un des textes fondateurs des Etats-Unis. A la fin du film, Ruggles enfin émancipé ouvre « l’Anglo-American Bar« , qui devient l’endroit à la mode dans toute la région. Tout est déjà en place dans le film de Leo Mac Carey, et en particulier l’apologie sans nuances du système américain, « où chacun a sa chance » (le Nouveau monde est bien « the land of opportunity« ). Le valet Ruggles trouve dans ce pays neuf les conditions idéales et se donne même le luxe de faire la leçon à ces Américains qui semblent avoir oublié parfois leurs propres valeurs. Le cinéaste n’oublie pas non plus l’hymne à la liberté d’entreprendre, complément indispensable de la démocratie américaine, quand il nous montre l’ancien domestique monter sa propre affaire. Certes, le réalisateur américain nuance son propos : le Lord anglais est ainsi présenté comme un homme sincère, qui se range dans le camp du progrès, mais sa femme est l’incarnation même de l’aristocrate européenne sophistiquée…
Le film d’E.Lubitsch, La folle ingénue, est l’histoire de deux déclassés, Cluny Brown, une pétulante jeune femme d’origine modeste (incarnée par Jennifer Jones) et un auteur tchèque, Adam Belinsky, réfugié en Grande-Bretagne (interprété par Charles Boyer), qui se rencontrent par hasard dans un appartement londonien. Les deux personnages se retrouvent un peu plus tard dans une riche famille aristocratique anglaise, les Carmel, lui comme invité et elle comme domestique…Lubitsch, qui a quitté son pays à cause de l’arrivée au pouvoir de Hitler, s’est sûrement en partie identifié au personnage de Belinsky, « reflet estompé du réalisateur, tchèque fuyant d’abord le péril nazi, mi-artiste et mi-imposteur ». Le cinéaste décrit l’aristocratie avec ironie, comme un monde figé dans ses rites et ses préjugés. Les domestiques sont présentés comme xénophobes et plus conformistes encore que leurs maitres. Ils sont les gardiens de la Loi et comme l’a noté François El Guedj, ils se trouvent à l’office, fondement de la maison dans tous les sens du terme. Le majordome et la gouvernante dans la folle ingénue préfigurent sur un mode caricatural, le couple formé par Stevens et Miss Kenton dans les Vestiges du jour…Les Carmel apparaissent comme des innocents bienheureux, qui n’arrivent pas à comprendre que certains essaient « de construire un monde nouveau et meilleur ». Mais surtout, « alors que l’Europe danse sur un volcan » selon l’expression consacrée, le réalisateur montre l’inconscience de ces élites européennes devant la montée des périls. Comme le dit Jacqueline Nacache, il dénonce « l’aveuglement de ces êtres figés, imperméables à tout ce qui dépasse les limites de leurs regards, au point de ne pas voir l’irruption du monde extérieur sous leur toit »…Dans le film de Lubitsch, cette société apparaît d’ailleurs déboussolée et les convenances sont parfois mises à mal : une nièce de plombier qui prend le thé chez des aristocrates, un aventurier tchèque reçu par un Lord anglais comme l’un de ses pairs, des signes que les temps changent…Les deux héros de la folle ingénue terminent leur aventure, en fuyant l’Europe, ses illusions et ses dangers, pour se réfugier aux Etats-Unis, itinéraire autrefois suivi par le cinéaste d’origine allemande, qui peut donner ainsi un coup de chapeau ultime à sa patrie d’adoption…
Enfin, Joseph Losey, qui quitte les Etats-Unis dans les années 1950 pour fuir le maccarthysme et qui s’est expatrié en Grande-Bretagne, réalise the servant en 1963. Le film raconte l’évolution des rapports entre un jeune Lord anglais ( incarné par l’acteur James Fox, qui joue le rôle de Lord Darlington dans les Vestiges du jour) et son majordome (remarquablement interprété par Dick Borgade). Les relations entre les deux personnages s’inversent progressivement et à la fin du film, c’est le maitre qui est aux ordres de son serviteur…Les critiques n’ont pas manqué de relever les connotations freudiennes du film, l’homosexualité latente qui est suggérée entre les deux hommes; ils ont aussi insisté sur l’approche quasi marxiste de Losey : la classe opprimée finit par prendre le dessus sur celle qui l’opprime. Certes, les moyens pour parvenir à ce rapport de forces n’ont pas grand chose à voir avec la praxis révolutionnaire mais l’objectif est clair . Comme l’écrit F. El Guedj, « c’est ici le valet qui manipule l’étiquette : c’est lui qui organise la montée vers le sévice dans un climat de revanche sociale ».
Le film de Losey est bien dans l’air du temps, alors qu’en Grande-Bretagne le pouvoir des élites est remis en cause. Après guerre, plusieurs cinéastes anglais ont eux aussi évoqué le déclin de cette aristocratie menacée par les temps nouveaux, que ce soit sur le ton de la dérision (Dans Noblesse oblige de Robert Hamer-1949-, Alec Guinness élimine froidement toute une famille pour s’emparer du titre et de l’héritage) ou sur le ton de la révolte (dans le film If de Lindsay Anderson -1969-, les rejetons de l’élite britannique se rebellent contre le système scolaire qui les opprime et massacrent allégrement les dirigeants de leur Université…). Dans un autre film de Losey (Accident, 1967), Dick Borgade qui interprète cette fois le rôle d’un professeur d’Oxford, déclare à son jeune étudiant : »tous les aristocrates sont nés pour être tués »…
Ainsi, ces réalisateurs américains , le patriote, l’immigré et l’expatrié, ont le même regard critique sur l’aristocratie anglaise mais leurs arrière-pensées sont bien différentes. Pour les deux premiers, l’évocation de ce monde en déclin sert à mettre en valeur « l’American way of life« . Pour Losey, la classe supérieure britannique représente le système dans son ensemble : elle meurt de ses contradictions, incapable de justifier la légitimité de sa domination , et son déclin est le signe d’un malaise social plus profond. La critique du cinéaste « libéral » chassé d’Hollywood est donc autrement plus radicale. En ce sens, François El Guedj a raison d’écrire que « The Servant a pratiquement suspendu sur un paroxysme la lignée des butlers du cinéma anglo-saxon » car on voit mal comment aller plus loin, après ce film qui renverse toutes les valeurs…Aussi, Les Vestiges du jour de James Ivory peut apparaître comme un recul. Bien sûr, l’aveuglement de Lord Darlington est souligné, l’aliénation du majordome Stevens est mise en évidence…Reste que le cinéaste américain semble bien fasciné par le monde qu’il nous dépeint…
Sur le sujet une série TV anglaise (actuellement beaucoup de séries télévisées ont de bien meilleurs scénarios que les films de fiction) DOWNTON ABBEY dont plusieurs saisons sont disponibles
la destinée de la famille Crawley depuis 1912 ; relations maîtres-domestiques ; de bonnes références à l’histoire (en particulier à la Première guerre mondiale ); le contexte social est très présent (les suffragettes; la loi britannique de succession ; l’arrivée du jazz après-guerre…)
créée par Julian Fellowes avec la présence de grands acteurs anglais : Hugh Bonneville (le comte), Jim Carter ( le majordome) , et surtout Maggie Smith ( la comtesse douairière)
INDISPENSABLE sur ce sujet