Bertrand Tavernier et l’Histoire
(cet article a été rédigé pour le dossier sur La vie et rien d’autre)
Bertrand Tavernier a toujours clairement indiqué son goût pour l’Histoire. Il dit s’être initié très jeune au roman historique (Balzac, Zola, Hugo, Dumas, etc.) et s’être intéressé plus tard aux mémoires, chroniques, journaux de personnages de différentes époques, autrement dit à la « matière brute » de l’historien.
La filmographie de Tavernier témoigne de son intérêt . On peut citer au moins cinq œuvres dont le sujet est historique : Que la fête commence (1974), Le juge et l’assassin (1975), La passion Béatrice (1987), La vie et rien d’autre, La Guerre sans nom (1991). Même dans ses autres longs métrages, il ne laisse jamais ses personnages sans références historiques. Comme son maître, John Ford, il semble répugner à cadrer « serrer » et préfère cadrer « large » : « J’ai besoin de savoir ce qu’il y a autour des personnages, ce qui les conditionne, ce qui les fait vivre ». Ainsi, Coup de torchon n’est-il pas seulement l’adaptation réussie de « 1275 âmes« , de Jim Thompson, c’est aussi une description grinçante de la société coloniale de l’Afrique, entre les deux guerres.
Tavernier appartient aussi à une génération de réalisateurs que l’Histoire a passionnée et inspirée (René Allio, Franck Cassenti, Jean-Louis Comolli…). Il fait ses premiers pas de cinéaste (L’horloger de St-Paul, en 1973) à une époque où le film historique est en plein essor. Dans les années 1970, le genre est abondamment représenté : des Camisards de René Allio en 1971, à L’ombre rouge, de Jean-Louis Comolli en 1981, en passant par bien d’autres films : Stavisky, d’Alain Resnais (1974), Lacombe Lucien de Louis Malle (1974), Les guichets du Louvre de Michel Mitrani (1974), Souvenirs d’en France d’André Téchiné (1975), Section spéciale de Costa-Gavras (1975), Moi, Pierre Rivière de René Allio (1976), Monsieur Klein de Joseph Losey (1976), sans compter les œuvres réalisées par Tavernier lui-même.
Ces cinéastes ont bien sûr des visions différentes de l’Histoire, mais la même démarche initiale. D’abord, ils veulent rompre avec les cinémas « historiques » qui les ont précédés ou qui les suivent : ils rejettent le film à costumes, anecdotique et centré sur un grand personnage (par exemple, Si Versailles m’était compté de Sacha Guitry, ou Austerlitz d’Abel Gance) et aussi le genre comique-troupier (La Grande vadrouille de Gérard Oury, ou pire encore, la série de la Septième compagnie). Les plus convaincus d’entre eux (Allio, Cassenti, Comolli) sont aussi sensibles aux thèmes développés par les historiens de « la Nouvelle Histoire », qui commencent alors à se faire connaître (les plus éminents représentants de cette école sont reçus sur le plateau d’Apostrophes, de Bernard Pivot, en février 1979). Cette nouvelle approche de l’Histoire leur paraît féconde, notamment pour renouveler le genre du film historique : l’intérêt de la Nouvelle Histoire pour les mentalités, pour les oubliés de l’Histoire, pour une approche plus sociale, tout cela séduit ces réalisateurs. Certains y voient même l’occasion de mettre en pratique leurs convictions politiques (la plupart sont de sensibilité soixante-huitarde, avec toute l’ambiguïté que ce terme recouvre…). Franck Cassenti affirme ainsi que, « comme Georges Duby, l’Histoire qui l’intéresse c’est l’Histoire sociale, et que cette Histoire est toute l’Histoire » .
Bertrand Tavernier participe pleinement à ce renouveau du film historique, comme en témoignent plusieurs aspects de son œuvre. Ainsi, comme les autres cinéastes de son époque, il refuse les héros officiels, les grandes figures obligées de l’Histoire. Par le choix de ses personnages, il montre une attirance pour les seconds couteaux, les héros plus anonymes : le magistrat et le vagabond « fou de dieu », le seigneur crève-la-faim, le commandant pacifiste… Il n’hésite pas à faire intervenir les masses, les foules anonymes qui reprennent l’Histoire à leur compte : Que la fête commence se termine par une révolte paysanne, et Le juge et l’assassin par une grève ouvrière. Même quand Tavernier choisit un « grand » comme personnage principal, il prend un quasi-inconnu du grand public, maltraité par le cinéma, mais aussi par l’historiographie. Il s’agit bien sûr du Régent, Philippe d’Orléans, héros de Que la fête commence. Tavernier le décrit comme un homme moderne, par son désir de réforme, mais aussi par son mal de vivre..
Par le choix des périodes qu’il traite, le réalisateur montre aussi son goût pour les périodes de transition, où un monde finit, alors que le suivant n’est pas encore commencé. D’une certaine manière, comme les représentants de la Nouvelle Histoire, il évite la chronologie des grands événements imposés par l’Histoire officielle. Il nous décrit ainsi les lendemains du règne du Grand Roi, la dureté des luttes sociales dans la France de la Belle Époque, l’Afrique coloniale dans les années 1930, la France de la Guerre de cent ans… En somme, des avant ou des après-guerres, des moments où l’histoire a un goût souvent amer.
Comme d’autres cinéastes des années 1970, Tavernier veut aussi dépoussiérer le film historique, aller contre une représentation costumée du passé. Il explique ainsi sa démarche: « Je voulais casser le côté antiquaire, le côté musée. Trop souvent, les metteurs en scène font jouer les comédiens avec notre décalage culturel. Ils les font s’extasier devant les tableaux. Or, à l’époque, on passait devant une toile de Watteau sans s’arrêter : j’ai même appris que les gens jouaient aux fléchettes sur les tableaux »… Pour la préparation de ses films, Tavernier fait ainsi preuve d’une grande rigueur dans la recherche documentaire. Jean Cosmos, scénariste de La vie et rien d’autre, affirme qu’avec « des cinéastes comme Bertrand Tavernier, certains acquis de la Nouvelle Histoire ont été assimilés ». Le recours aux sources brutes et aux ouvrages de référence les plus sérieux devient la règle. Tavernier consulte les travaux de Le Goff et Duby pour réaliser La passion Béatrice et ceux de Pierre Goubert pour La fille de d’Artagnan (en particulier, la séquence où le jeune roi reçoit sa dernière leçon de Mazarin). Cosmos a raconté les difficultés que Tavernier et lui-même avaient rencontrées pour trouver les renseignements sur les disparus de la guerre de 1914-18, et finalement, le véritable travail de recherche qu’ils avaient dû effectuer (un ancien combattant témoin, René Vincent, a d’ailleurs été sollicité tout au long du tournage). D’autres cinéastes adoptent la même démarche : ainsi, Allio consulte-t-il l’historien J.P. Peter pour Moi, Pierre Rivière et Médecin des lumières ; ainsi Comolli utilise-t-il les écrits de l’Italien Rossi pour évoquer une communauté socialiste au Brésil dans La Cécilia. Bertrand Tavernier met un point d’honneur à soigner la reconstitution du cadre historique, « en l’état des connaissances », sans enjoliver la réalité. A propos de La fille de d’Artagnan » il explique : « Je me suis dit qu’une rue de Paris de l’époque devait ressembler à une rue de New Delhi aujourd’hui : nous avons donc mis 200 personnes dans un décor très étroit, très boueux ». Dans La passion Béatrice, il nous présente un Moyen-Age « vu de l’intérieur », comme l’a écrit Jean-Luc Douin. Dans les scènes domestiques, il ne manque rien : la façon de manger, de se coucher, de prendre un bain, jusqu’au peigne en os authentique qui traîne négligemment sur la table de Béatrice… Mais dans ce film ambitieux, Tavernier cherche aussi à nous représenter la mentalité des gens de l’époque, la « religiosité frémissante du temps » (la poupée qu’on confie à une apprentie sorcière, la recluse enfermée dans sa cabane, les orties qu’on se frotte sur la langue en pénitence, etc.), la conception médiévale de la femme (« les garces n’ont pas d’âme »). Le cinéaste affirme souvent qu’il veut s’immerger dans les époques qu’il évoque. Il précise ainsi ses intentions à propos de Que la fête commence : « Je voulais qu’on oublie que les personnages étaient en costume, que l’on se sente proche d’eux, aussi proche que s’ils étaient en complet veston ». Selon la formule de Jean Rochefort, « faire comme si la caméra avait été inventée en 1778 ».
Là où Tavernier rejoint également les cinéastes de sa génération (mais se distingue des historiens de la Nouvelle Histoire…), c’est dans sa volonté d’affirmer ses engagements. Il se plaît à citer Brecht : « La pluie tombe de haut en bas et tu es mon ennemi de classe ». L’opinion de Tavernier est toujours clairement lisible, visible sur l’écran. Les séquences finales de Que la fête commence et du Juge et l’assassin ne laissent aucun doute sur les convictions du réalisateur (ces épilogues ont d’ailleurs indisposé certains critiques ou historiens, comme Leroy-Ladurie, qui parle de « chromo soviétique » à propos de la fin du Juge).
De toute façon, il est impossible, selon Tavernier, d’évoquer l’Histoire sans qu’il y ait retour sur le présent : « Je ne vois pas comment on peut traiter l’Histoire sans la relier à notre sensibilité actuelle » (cette lucidité a dû ravir Marc Ferro…). Il ne se prive pas de souligner les analogies plus ou moins évidentes entre les périodes qu’il traite et la situation contemporaine. Parlant de Que la fête commence, Tavernier précise que « ces traits sociaux et culturels apparaissent étrangement contemporains, sans que nous ayons besoin de les actualiser : l’inflation, la colonisation, le régionalisme breton »… Le discours critique contre la bourgeoisie du Juge, en plein triomphe du libéralisme giscardien, n’a pas échappé aux critiques de l’époque. Même La passion Béatrice, dans sa façon d’évoquer la religion au Moyen-Age, a intéressé les journalistes américains, qui y ont retrouvé certains comportements de leurs compatriotes.
D’ailleurs, Tavernier n’aime pas seulement l’Histoire au passé, mais, si l’on peut dire, « l’Histoire qui se fait », et ses films ont souvent traité des sujets d’actualité : les rapports parents-adolescents dans L’horloger de Saint-Paul, la déprime des enseignants dans Une semaine de vacances, l’affairisme immobilier dans Les enfants gâtés, ou plus récemment, le problème de la drogue et de sa répression dans L 627 (depuis, Tavernier a tourné actuellement L’appât, qui raconte l’histoire de trois jeunes délinquants).
Mais Tavernier a une vision quelque peu différente des cinéastes les plus engagés dans la Nouvelle Histoire (on pense en particulier à René Allio, dont la démarche semble d’une implacable rigueur). Ainsi, il n’a jamais caché son goût pour le genre « films de cape et d’épée », à la Ricardo Freda (auquel il rend constamment hommage : La passion Béatrice lui est dédié et Freda est l’auteur du projet initial de La fille de d’Artagnan). Tavernier semble notamment être obsédé par la crainte de « faire ennuyeux », « didactique » : il affirme ainsi à Jean-Luc Douin dans Télérama qu’il veut « parvenir à ce que les gens ne voient pas ses films comme des cours d’Histoire ». Son rêve semble être de réussir la synthèse entre la rigueur historique et la distraction populaire (La fille de d’Artagnan pourrait être le modèle de cette tentative). D’où son goût pour les détails piquants, amusants, qui vont retenir l’attention du public. Que la fête commence, surtout, multiplie les clins d’œil : le médecin nommé Chirac, les autonomistes bretons qui barrent les routes en déversant des pommes, le ton libertin des dialogues… De même, si Tavernier, on l’a dit, refuse de porter à l’écran les grands personnages de l’Histoire, il ne suit pas jusqu’au bout la démarche d’un Allio ou d’un Comolli, qui mettent en scène le peuple comme un « héros collectif » de leurs films (les paysans protestants dans Les camisards, d’Allio, la communauté socialiste dans La Cécilia, de Comolli). Tavernier, lui, s’arrête à mi-chemin ; il prend un personnage anonyme, mais n’en prend qu’un, approfondit son caractère et le fait interpréter par un acteur à forte carrure (il s’agit souvent de Philippe Noiret). Il ne prend pas le risque qu’évoquait ainsi René Allio : « Si vous décidez de ne pas passer par un héros central, il ne peut pas y avoir de vedette, donc il faut un autre financement (que les circuits habituels). On peut facilement représenter les classes dominantes, il est beaucoup plus difficile de représenter les classes populaires ».
Cette démarche de Tavernier lui a d’ailleurs été reprochée, surtout pour le film Que la fête commence. Frédéric Vitoux regrette ce goût pour « l’anecdote racoleuse », même si elle est authentique : « Les gens qui font pipi dans les seaux, à Versailles, on se dit que c’est le détail piquant auquel personne n’avait pensé, mais en même temps, le propos historique est distrait par un tel détail ». De même, le personnage de Pontcallec est tellement tourné en ridicule qu’il est difficile de prendre au sérieux cette révolte de la petite noblesse bretonne. En fait, ce mal-être nobiliaire correspond bien à une réalité et s’est traduit à la fin du XVlllè siècle par la fameuse « réaction seigneuriale ». Toujours à propos de ce film, certains reprochent à Tavernier la pauvreté du discours historique. Manfred Engelbergt, dans « Les Cahiers de la cinémathèque« , estime que la scène finale est « plaquée » artificiellement, que cette révolte « tombe du ciel », alors que le peuple a été peu présent dans le reste du film. Et de conclure que cette approche est typique des hésitations idéologiques de la génération d’après 1968, d’une « intelligentsia bourgeoise, prise dans une crise de modernisation mal comprise, entendue comme une révolution » (ce genre de critique renvoie à celle adressée par François Dosse à la Nouvelle Histoire, dans son livre « L’Histoire en miettes »).
De fait, Bertrand Tavernier semble avoir évolué dans sa manière de réaliser des films historiques. Si les premières œuvres sacrifient encore à quelques tics racoleurs, le réalisateur a largement épuré son style dans les films suivants, en particulier La passion Béatrice et La vie et rien d’autre (sans parler de son film d’entretiens sur la guerre d’Algérie, réalisé avec Patrick Rotman, qui échappe à tout reproche de démagogie par sa rigueur, sa sobriété, et même sa longueur…).
La vision de l’Histoire de Tavernier est stimulante : par le choix de ses personnages, il donne la parole aux gens réputés sans histoire » ; par son engagement et même ses a priori, il reprend à son compte l’idée de Michelet : « Pour traiter de l’Histoire, il faut désapprendre le respect ». Non pour céder à un révisionnisme à la mode, mais pour amener le public « à douter d’une version officielle de l’Histoire », et ainsi, « à le faire douter de la réalité contemporaine : il faut donc tirer des leçons du passé pour comprendre le présent ». Même s’il s’en défend, Tavernier fait ainsi un « cinéma de professeur », ce qui n’est pas si honteux…
Cette analyse, rédigée en 1994, ne prend pas en compte certains films plus récents de Tavernier, comme Capitaine Conan.
Une réflexion sur “ Bertrand Tavernier et l’Histoire ”