Le Tunnel, un film de Roland Suso Richter
Allemagne, 2 heures 37, 2001
Interprétation : Heino Ferch, Nicolette Krebitz, Sebastian Koch
Alexandra Maria Lara, Claudia Michelsen, Mehmet Kurtulus
Felix Eitner, Heinrich Schmieder, Uwe Kokisch
Synopsis :
Berlin, août 1961 : l’Allemagne de l’Est ferme ses frontières entre les deux zones de Berlin…Harry Melchior, champion de natation en RDA quitte Berlin-Est avec de faux papiers mais promet à sa soeur Lotte de revenir la chercher. Il retrouve son ami ingénieur Matthis, dont l’amie Carola est restée à l’Est après avoir été arrêtée lors de leur fuite à l’Ouest. Ensemble, les deux hommes projettent de percer un tunnel sous le Mur..Vic et Fred se joignent à eux et les travaux commencent. Une jeune fille, Fritzi, veut absolument intégrer l’équipe pour faire venir son ami Heiner, mais Harry est méfiant…A l’Est, le colonel Krüger emploie tous ses efforts pour empêcher le projet d’Harry et de Matthis. Notamment, il fait pression sur leur entourage pour les obliger à collaborer avec la police est-allemande…Mais l’audace et l’obstination des jeunes Allemands semblent avoir raison de tous les obstacles…
Le Tunnel :
De la fiction à la réalité historique
Le film de Roland Suso Richter aborde un sujet si fondamental qu’on est presque étonné du faible nombre de films allemands qui l’ont traité. Certes, pendant la Guerre Froide et la Détente, le cinéma américain ne s’est pas fait faute d’évoquer le sort de Berlin pour développer des thématiques le plus souvent pro-occidentales. Pour ne citer que les plus célèbres, on peut mentionner L’homme de Berlin de Carol Reed (1953), Les gens de la nuit de Nunnally Johnson (1954), A Man on a Thightrope d’Elia Kazan (1959) ou encore L’espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965)… Mais dans ce dernier film, le manichéisme de l’époque précédente est battu en brèche : on n’est plus trop sûr que l’Ouest soit le bon côté…En tout cas, la production allemande sur ce thème est plus limitée. Tous les grands réalisateurs allemands des années 1970 aux années 1980 ont évoqué des sujets politiques de leur époque (Volker Schlondörff avec L’honneur perdu de Katharina Blum –1975-, Rainer Werner Fassbinder avec Le Mariage de Maria Braun -1979- Tous les autres s’appellent Ali-1973-, Margarethe Von Trotta avec Les années de plomb -1981-…) Mais leurs préoccupations sont autres : ils s’intéressent plus au passé nazi de leur pays et à ses traces, à l’américanisation de la société allemande, au problème du terrorisme des « années de plomb »…Plus récemment, depuis la chute du Mur en 1989, le « travail de deuil » a commencé mais Bernard Eisenschitz dans son livre sur le cinéma allemand ne relève que deux fictions évoquant la coupure de l’Allemagne : Les Fruits du paradis d’Helma Sanders-Brahms (1991) et Les années du Mur de Margarethe Von Trotta (1994). Il y a peu, Schlöndorff revient sur le terrorisme et ses liens avec la RDA dans Les trois vies de Rita Vogt (1999).
Aussi, Le Tunnel de Roland Suso Richter est bienvenu : il permet de revenir sur des épisodes essentiels de l’histoire allemande et européenne. Certes, le réalisateur a mis en « fiction » une aventure réelle dans un style qui rappelle le cinéma d’aventures hollywoodien : un personnage principal fort, une narration claire et bien menée, un sens certain du suspense. L’histoire de Harry Melchior est inspirée de la vie d’Hasso Herschel qui entreprend avec ses amis le creusement d’un tunnel dans le secteur français de Berlin : en 1964, 36 jeunes gens et une jeune fille…dégagent une galerie de 145 mètres de long pendant près de 6 mois, qui aboutit dans Bernauer Strasse : 28 personnes réussissent ainsi à fuir Berlin-Est…L’intérêt du film de Richter est de s’ancrer dans la réalité historique. Plusieurs séquences (comme celles du générique) sont directement tirées d’archives de l’époque. D’autres, comme celle du soldat est-allemand qui saute par dessus les barbelés le 15 août 1961, sont reconstituées d’après des images tournées alors par la presse filmée (en particulier, plusieurs incidents le long du Mur de Berlin évoqués dans le film sont inspirés d’épisodes réels, comme nous l’évoquons plus loin…). La petite histoire du Tunnel s’inscrit bien dans la Grande Histoire de l’Allemagne d’après-guerre…
Avant le Mur de Berlin
Avant même la fin de la seconde guerre mondiale, les Alliés, y compris l’URSS, avaient prévu l’occupation de l’Allemagne et son partage en plusieurs zones. Le protocole du 14 novembre 1944 prévoyait ainsi que Berlin serait administrée par une autorité interalliée, la Kommandatura et qu’aucune puissance alliée ne serait habilitée à exercer seule son autorité dans son secteur…Ce démembrement est entériné aux conférences de Yalta et de Postdam : il est précisé que chaque vainqueur peut « se servir » dans sa zone d’occupation pour les réparations de guerre, et qu’il est chargé de la dénazifier…De fait, ce partage ne correspond pas une vision commune et chacun reste avec ses arrière-pensées. Ainsi Staline confie-t-il à un communiste yougoslave : « celui qui a conquis un pays lui impose son propre système sociopolitique aussi loin que son armée avance, il ne peut en être autrement ». Comme le note Anne Le Gloannec, « l’émergence d’une particularité berlinoise et de la division en deux états résultèrent, non d’un accord politique, mais bien d’un constat de désaccord, qui figea les lignes de fracture de l’occupation militaire ».
L’URSS va d’ailleurs essayer assez rapidement de profiter de son avantage (c’est elle qui parvient d’abord dans la capitale du Reich…), en plaçant notamment ses hommes dans certains postes clés , dans la police ou l’enseignement par exemple…Le KPD pratique un véritable forcing envers le SPD pour l’amener à fusionner le plus rapidement possible…Mais les sociaux-démocrates s’y refusent car ils ont alors le vent en poupe et se méfient d’une alliance qu’ils estiment contre nature. Les communistes créent alors le SED (Sozialistische Einheit Parti) en avril 1946. Les élections d’octobre 1946 consacrent la suprématie du SPD dans la ville de Berlin (ils ont presque la majorité, alors que la CDU obtient 22% des voix et les communistes seulement 20%…). La nomination du social-démocrate Ernst Reuter à la mairie se heurte au veto de l’URSS…
En 1947, comme on le sait, la tension entre les deux camps ne cesse d’augmenter (discours de Churchill à Fulton, proposition du plan Marshall…) et la pression soviétique se fait immédiatement sentir dans la ville de Berlin : contrôle de plus en plus tatillon des liaisons, départ de l’URSS de la commission de contrôle…Finalement, Staline fait mettre en place en juin 1947 le blocus de Berlin, qui va durer près d’un an . Alors que les Occidentaux ne disposent que de 6 semaines de vivres, un immense pont aérien permet de ravitailler Berlin Ouest et ses habitants (Reuter est triomphalement réélu, les fonctionnaires communistes sont « épurés »…).
Cette première crise de Berlin, outre qu’elle conduit à la création de deux états opposés, a pour conséquence de mieux souder les Alliés. Mais elle montre aussi les limites de ce peuvent faire les puissances occidentales : dès 1948, elles semblent considérer que Berlin Est est perdu…et elles abandonnent de facto presque tous leurs droits sur la zone occupée par les Soviétiques (elles continuent cependant à circuler dans la partie Est, notamment jusqu’à la prison de Spandau où est enfermé Rudolf Hess…). La situation se fige alors pour plus d’une décennie. Berlin-Est regroupe 8 des 20 arrondissements d’avant guerre, soit 403 km². La partie Est de la ville rassemble 1,08 millions d’habitants, soit une densité de 2685 hb/km² (pour Berlin-Ouest, les chiffres sont les suivants : 479 km², 2,19 millions d’habitants, 4571 hb/km²). Il est à noter que Berlin-Est est mieux lotie sur certains points que sa rivale occidentale. D’abord, elle comprend certains des quartiers les plus prestigieux de la capitale d’avant guerre : le vieux centre politique, certaines avenues comme Unter der Linden…Elle bénéficie aussi d’avoir été choisie comme capitale du nouvel état d’Allemagne de l’Est et de profiter ainsi d’importants travaux d’urbanisme dès les années 1950 (construction des Magistrale, dont la fameuse Stalin-Allee…). A l’inverse, Berlin-Ouest a une situation géopolitique complexe : elle se trouve dans le territoire de la RDA et elle n’est pas la capitale de la RFA…Au point qu’on a pu parler d’une certaine désaffection des politiciens occidentaux allemands envers cette ville qui apparaît comme le symbole de la défaite du pays… Le chancelier Adenauer, rhénan chrétien-démocrate, ne se rend que trois fois en vingt ans dans le Berlin-Ouest social-démocrate…La coupure entre les deux parties de la ville est renforcée par le manque de moyens de liaisons (Seuls le métro et le S-Bahn parcourent les deux zones…).
Malgré tout, les déplacements sont encore libres : tous les jours, 50 000 Allemands de l’Est se rendent pour travailler dans la partie Ouest (ils en profitent pour se ravitailler…) et 10 000 Allemands de l’Ouest font le chemin inverse…Après la mort de Staline en 1953, des révoltes très graves éclatent à Berlin-Est et dans plusieurs grandes villes de la RDA : les ouvriers, pourtant flattés par le régime, s’insurgent contre les mauvaises conditions de travail et l’accroissement des normes de production : ils réclament clairement le départ de Walter Ulbricht (« La barbichette doit partir ! ») (cf article dans le même dossier : Berlin-Est, 1953). La brutalité de la répression des Soviétiques et des Allemands de l’Est montre que le dégel n’est pas encore commencé dans cette partie de l’Europe (les Berlinois restent très sensibles à l’évolution de la situation politique à l’Est : quand la révolte hongroise est écrasée en 1956, près de 100 000 personnes , emmenées par Willy Brandt, vont manifester devant le mémorial aux victimes du fascisme…).
L’ultimatum de Khrouchtchev
A la fin des années 1960, les dirigeants de l’URSS tentent de profiter d’une situation internationale qui leur est plus favorable. D’abord, ils semblent avoir comblé leur retard technologique par rapport aux Etats-Unis , et les ont même dépassé dans le domaine spatial
(ce sont eux qui prennent l’avantage avec le lancement du premier engin spatial, l’envoi d’un homme dans un satellite…). Dans la course aux armements nucléaires, ils ont massivement développé les missiles intercontinentaux (certes, ce fameux missile gap, dénoncé par Kennedy, s’est avéré illusoire mais ce qui compte, c’est que les Soviétiques ont l’impression d’avoir marqué des points…). Sur le terrain, c’est à dire en Allemagne même, la supériorité des troupes de l’URSS et de ses alliés est écrasante : 22 divisions des forces du Pacte de Varsovie sont stationnées en RDA, sans compter les 6 divisions d’Allemagne de l’Est. Face à ces troupes, les Alliés ne comptent que 11 000 hommes à Berlin-Ouest…Aussi, en novembre 1958, le premier secrétaire de l’URSS communique une note aux trois Alliés, qui ressemble plutôt à un ultimatum : il demande que Berlin-Ouest devienne une ville libre et démilitarisée, placée sous le contrôle de l’ONU. Il reproche en outre aux Occidentaux d’alimenter dans les zones qu’ils contrôlent un foyer « d’activités subversives »…Khrouchtchev reste flou sur les échéances mais cette initiative trouble le camp allié. De conférence en conférence, l’idée finit par s’enliser : en particulier, la réunion de Paris en 1959 est torpillée par l’incident de l’U2, alors qu’Eisenhower s’apprêtait à lancer l’idée d’Open Skies (un contrôle aérien réciproque des deux Grands)…Khrouchtchev claque la porte de la conférence. Quelques mois plus tard, le dirigeant soviétique essaie de profiter de l’inexpérience du jeune président démocrate Kennedy au pouvoir depuis janvier 1961, déjà embourbé dans la malheureuse affaire de la Baie des Cochons…La réunion de Vienne en avril 1961 tourne au cauchemar pour le dirigeant américain qui doit subir une forte pression des Soviétiques, et en particulier sur la question de Berlin…Finalement, Kennedy repousse les exigences de l’URSS et réaffirme les 3 principes intangibles de la politique américaine (The Three Essentials): présence américaine à Berlin-Ouest, libre accès des troupes américaines à Berlin, viabilité et sécurité de la ville avec le reste de de la RFA…
La RDA en crise
La situation intérieure de la RDA se détériore un peu plus, augmentant encore la tension entre les deux camps…Dans les années 1950 en effet, le régime est-allemand tente de marcher plus rapidement vers une « soviétisation » de la RDA. En 1957, le SED avait annoncé la mise en place d’un plan septennal pour l’économie, sur le modèle des plans soviétiques (ce qui impliquait en particulier un accroissement des normes de production)… La collectivisation des terres était menée avec plus de détermination. En 1959, seulement un tiers des terres sont collectivisées : il est prévu de mettre en place 300 000 fermes collectives pour l’année, et encore le même nombre pour l’année suivante. Enfin, le contrôle idéologique et social est renforcé (Erich Honecker met en place l’organisation de la Jeunesse allemande libre)…Le résultat ne tarde pas et les dirigeants est-allemands ne peuvent que constater le nombre toujours croissant de « ceux qui votent avec leurs pieds » : 331 000 en 1953, 184 000 en 1954, 280 000 en 1956, plus de 200 000 encore en 1960. L’année 1961 se présente tout aussi mal pour le régime communiste, qui dénonce violemment ceux qui font « trafic d’êtres humains » : près de 17 000 en mai, deux fois plus en juillet, 1000 par jour la première semaine d’août, 2 000 la deuxième semaine du mois…Cette hémorragie est d’autant plus grave que la RDA se voit privée d’une main d’oeuvre qualifiée (15 % de la population active, dont 7000 personnes de professions supérieures, 5 000 médecins et dentistes, 17 000 scientifiques…Les personnages du Tunnel de ce point de vue sont emblématiques : Matthis est ingénieur, Harry un brillant sportif que la RDA essaie de retenir… Comme à chaque fois en période de crise, les dirigeants est-allemands multiplient les contrôles tatillons, coupent les liaisons téléphoniques, exigent de nouveaux documents pour entrer en zone Est…Mais, pour Walter Ulbricht, le dirigeant de la RDA, il est temps d’agir avec plus de détermination (il avait déjà voulu profiter de la crise hongroise en 1956 pour annexer Berlin-Ouest mais s’était alors heurté au veto soviétique…). Dès la fin des années 1960, le SED avait préparé un plan de fermeture de la frontière entre les deux secteurs de Berlin, l’opération « Muraille de Chine » mais l’URSS était encore hésitante. Au début du mois d’août 1961, lors d’une réunion des secrétaires généraux des partis communistes membres du Pacte de Varsovie, Ulbricht obtient le feu vert des Soviétiques et l’appui des autres démocraties populaires. Même les Américains semblent s’attendre et même se résigner à une action de la RDA. Le sénateur démocrate Fullbright déclare le 30 juillet : « les Russes ont le pouvoir de fermer l’échappée berlinoise ». D’ailleurs, il avoue ne pas comprendre que les Allemands de l’Est ne ferment pas la frontière « car ils ont le droit de le faire… » (dès le lendemain de cette déclaration, le flot des réfugiés venant de l’Est s’accroît…).
Berlin : 13 août, 0 h 35…
Alors que les premiers week-ends connaissent une augmentation des « passeurs de frontière » (plus de 3000 le 6 et 7 août, 3700 le 8 et le 9.. .), les forces de la RDA passent à l’action dans la nuit du 12 au 13 août : plusieurs divisions est-allemandes prennent position, appuyées par des blindés soviétiques, deux mètres en retrait de la ligne de démarcation…Les lignes de S-Bahn sont fermées et les points de passage considérablement réduits (97 avant le 13 août, plus que 13 ensuite…). Les troupes sont nombreuses (on compte un soldat tous les deux mètres…) mais il ne s’agit encore que de barbelés ou des chevaux de frise…Le blocus n’est pas hermétique : la Spree, certains canaux, les lacs de Berlin ne sont pas gardés avec la même vigilance…Le long de la Bernauer Strasse dans le secteur français, des immeubles surplombent la partie occidentale et beaucoup n’hésitent pas à sauter par les fenêtres. Aussi, les tentatives de fuite juste après le 13 août sont nombreuses : encore 50 à 80 personnes par jour dans la semaine qui suit…(dans le film, Harry et Matthis assistent à l’évasion réussie du soldat est-allemand sautant par dessus les barbelés, le même Matthis et sa femme Carola choisissent de passer par les égoûts….). Aussi, dès le 15 août, les autorités est-allemandes entreprennent la construction d’un véritable mur « en dur », de 1 mètre 50 à 2 mètres…
Une action « condamnable mais prévisible »
Les réactions des Alliés sont plus que prudentes…Il faut dire que le moment a été bien choisi (en pleine vacances d’été, un week-end, alors que le corps diplomatique ets souvent absent de Berlin) et que le rapport de force est pour le moins déséquilibré (dans la ville même, on compte 11 000 soldats des forces alliées contre…60 000 hommes des troupes de la RDA et de l’URSS…). L’attitude américaine est bien timide. Dean Rusk, le secrétaire d’Etat déclare vers 17 heures le premier jour : « jusqu’à présent, les mesures prises ne visent que les habitants de Berlin-Est et de la RDA et non la position des Alliés à Berlin-Ouest ou leur accès à la ville » : d’ailleurs, le président Kennedy ne renonce pas à ses vancaces dans la propriété familiale de Hyannis Port…Comme à l’accoutumée, le ministre des affaires étrangères français, M. Couve de Murville, se montre froidement réaliste : « on fera une note et voilà tout » confie-t-il au diplomate Hervé Halphand et de qualifier l’action de la RDA de « condamnable mais prévisible »…De fait, certains dirigeants sont presque soulagés : « Cela aurait pu être pire… » entend-t-on à l’ambassade américaine, où l’on craint sans doute une réédition du blocus de 1948. La presse occidentale peut brocarder le régime communiste, mais les réactions d’indignation semblent bien peu efficaces. Le Times écrit ainsi que la RDA doit « admettre que son pays est si déplaisant que ses malheureux citoyens doivent y être retenus par la force »…
Bien sûr, la réaction de la population de Berlin-Ouest est différente : dès les premières heures, de nombreux rassemblements ont lieu tout au long de la ligne de démarcation du côté occidental, et la foule invective les forces de sécurité…Dès le 16 août, Willy Brandt organise une immense manifestation qui réunit près de 250 000 personnes devant l’Hôtel de Ville. Les slogans trahissent toute l’amertume des Berlinois de l’Ouest qui espéraient une réaction plus déterminée des puissances occidentales : « Trahis par l’Ouest », « Munich 1938, Berlin 1961 »…La population est déçue : « nous avons été vendus mais pas encore livrés » et la propagande est-allemande enfonce le clou : « mettez vous de notre côté car des autres , vous n’avez rien à attendre »…Mais les habitants de Berlin-Ouest regrettent aussi l’attitude réservée du chancelier Adenauer, alors en pleine campagne électorale : « on a rappelé au Vieux qu’il n’y avait pas que les élections… ». La presse ouest-allemande est au diapason de l’opinion publique : le Bild Zeitung peut titrer : « L’Est agit, l’Ouest ne fait rien » En tout cas, les Berlinois perdent vite leurs illusions : en 1961, 71 % des habitants croyaient encore à une intervention des Occidentaux, mais seulement 41% après 1962…
En fait, les évènements de Berlin vont être occultés par d’autres tensions, plus graves encore. Moins d’un an après, les États-Unis doivent affronter la crise des fusées à Cuba en octobre 1962. Ce dernier affrontement les convainc qu’il faut activer le rapprochement avec l’URSS et entrer réellement dans l’ère de la Détente. Dans ce nouveau contexte, Berlin ne doit pas constituer un casus belli, même si les Américains rappellent aux Russes les conditions minimums à respecter (les fameux Three Essentials). Même le fameux discours de Kennedy en juin 1963 n’a pas toujours été compris.. Le même jour, il tient des propos très apaisants envers l’URSS et insiste sur le développement de bonnes relations avec l’Est . De fait, il adopte plus ou moins la position gaulliste : le maintien d’une espérance à long terme et une approche pragmatique à court terme (le Général estime que la réunification dans la liberté est « le destin normal du peuple allemand »). Alors qu’avant 1961, Berlin était une obsession pour les Occidentaux (Dean Rusk déclarait alors : « when I go to sleep, I try not to think about Berlin », « quand je vais dormir, j’essaie de ne pas penser à Berlin ») , la situation est en quelque sorte figée, mais à moindre frais. Comme l’écrit Anne Marie Le Gloannec, « dans l’immédiat, le mur est apparu comme un facteur de stabilisation. Il s’élevait entre les hommes et la guerre. Il évitait même que la crise n’éclate vraiment (…). Personne n’avait pensé mourir pour Berlin. Dans les imaginations, le mur marquait le « finis occidentalis » : au delà, la barbarie… »
Vivre avec le Mur
Aussi, dans les années suivantes, les Allemands s’habituent à vivre à l’ombre du Mur de Berlin. Déjà, la RDA développe considérablement le système défensif autour de la ligne de démarcation (les spécialistes distinguent 4 étapes de renforcement…) . Dès la fin de l’année 1961 et jusqu’en 1963, les immeubles situés près du Mur sont rasés (les habitants sont prévenus seulement quelques heures avant…). Le ciment aggloméré est remplacé par du béton armé. Sont installés des défenses antichars, des mines antipersonnels, des barbelés électrifiés, des nappes de sable afin de repérer les traces, des miradors et des bunkers. Les troupes affectées à la surveillance sont nombreuses et bien équipées (au moins cinq administrations sont concernées : la Stasi, l’armée, les Vopos, la police des frontières, les milices ouvrières réputées les plus loyales envers le régime…). Au début des années 1980, on comptera jusqu’à 14 000 hommes chargés de surveiller le Mur, avec 600 chiens policiers (cf article dans ce même dossier : Le Mur en chiffres…). La population est-allemande et en particulier à Berlin subit une surveillance sévère de la part des différents services de police et de leurs nombreux correspondants (comme Carola et Théo recrutés par le colonel Krüger dans le film : cf article dans ce même dossier).
Ce renforcement de la surveillance ne décourage pas les Allemands de l’Est d’essayer de franchir l’obstacle. De multiples tentatives ont lieu pendant « les années du Mur ». Anne Marie Le Gloannec relève que près de 60 000 personnes ont été arrêtées pour « délit de fuite », 70 tués au cours de leur fuite, mais que près de 200 000 ont réussi à passer à l’Ouest. Certaines de ces tentatives apparaissent d’ailleurs dans le film de Roland Suso Richter : outre le soldat est-allemand, on voit également un autobus qui enfonce le Mur, permettant à un groupe de réfugiés de prendre la fuite du côté Ouest (forcer le passage avec un véhicule est un moyen souvent utilisé : près d’une vingtaine de fois durant cette période…). On assiste également à la tentative de Heiner, l’ami de Fritzi, mais qui est abattu par un garde et laissé à l’agonie. Cet épisode rappelle l’histoire de Peter Fechter, tué en août 1962 alors qu’il tentait de passer le Mur et laissé sans secours pendant un long moment : cet incident avait provoqué la colère des Berlinois qui scandaient devant les Vopos : « Der Mauer muss weg » (« le Mur doit disparaître »). Mais le procédé le plus sûr est celui utilisé par Harry et ses amis : creuser un tunnel. Certes, cette méthode pose de nombreux problèmes : éviter de faire trop de bruit, évacuer la terre, ressortir au bon endroit mais ce système semble avoir bien fonctionné et en plusieurs endroits. Il est moins spectaculaire et plus fiable que d’autres moyens utilisés par certains Allemands de l’Est : se laisser glisser le long d’un câble entre deux immeubles, monter à bord d’une montgolfière ou d’un petit sous-marin pour traverser la Spree !
Les deux Berlins s’habituent lentement au Mur : les graffitis témoignent même d’une certaine résignation : « les bonnes barrières font les bons amis », « Il serait temps que nous vivions » : et d’ailleurs pour certains, les priorités sont autres : « Pour les homos, il y a partout des murs »…En tout cas, à l’ombre du Mur, les deux Allemagnes se développent. En particulier, la RDA se sent moins vulnérable et cherche à assurer son développement économique (entre 1958 et 1965, la production industrielle progresse de 50 %) ainsi qu’à pérenniser l’existence du régime (à l’Est, on parle alors d’une nation allemande, formé de deux peuples de deux états -« Staatsvölker »-). Berlin-Est, capitale administrative du pays, en est aussi la vitrine : des travaux d’urbanisme sont entrepris pour l’embellir (rénovation du centre historique, des Unter den Linden, aménagement de Alexander Platz…). Après une période de crispation, les relations avec l’Ouest évoluent même dans un sens plus pacifique…Au cours des années 1960, le SPD prône « l’Ostpolitik ». Son arrivée au pouvoir lui permet de mettre en oeuvre certaines de ses idées…Willy Brandt est ministre des affaires étrangères en 1966 dans la Grande Coalition puis chancelier à partir de 1969…La RFA conclut ainsi un accord avec l’URSS en 1970 et avec la RDA en 1972 (en particulier, l’Allemagne de l’Ouest reconnaît la frontière Oder-Neisse, l’existence du régime d’Allemagne de l’Est…). Comme toujours, Berlin est un des enjeux importants des discussions. Après de longues négociations entre les 4 puissances occupantes en 1970 et 1971, un accord est conclu sur le statut de la ville, la présence des Occidentaux, les accès vers Berlin-Ouest…Le régime des visites est réellement libéralisé jusqu’aux années 1980 : durant cette période, 2 à 3 millions de personnes franchissent chaque année la frontière d’Ouest en Est…30 millions de visites en 10 ans sont effectués à Berlin-Ouest venant de Berlin-Est. A partir de 1974, les retraités de l’Est sont autorisés à s’installer dans la partie occidentale (256 000 y sont définitivement installés depuis 1961). Les deux parties de ville coopèrent même pour certains évènements (en 1987, pour célébrer la fondation de ville, en 1981, pour une grande exposition sur la Prusse…). Ainsi, avant même la chute du Mur, les Berlinois ont appris à faire avec…
Pour autant, le Mur n’est pas oublié et jusqu’en 1989, il connaît encore son lot de victimes (le 6 février, Chris Gueffroy est abattu par les gardes est-allemands : par la suite, l’ordre de tirer à vue sur les fuyards sera suspendu…). « Mur de la Honte » pour les uns, « Rempart antifasciste » pour les autres, il a concrétisé pour le Monde et l’Europe l’affrontement des deux blocs. On pourra reprocher à Roland Suso Richter une approche peu nuancée du problème : son film Le Tunnel a au moins le mérite d’exister et d’évoquer le sort de ceux qui ont été les premiers concernés mais peut-être un peu oubliés : les Allemands eux-mêmes…