Monsieur Batignole, un film de Gérard Jugnot
France, 1 h 40, 2001
Interprétation : Jules Sitruk, Gérard Jugnot, Michèle Garcia,
Jean-Paul Rouve, Alexia Portal, Violette Blanckaert, Daphné Baiwir, Götz Burger, Elisabeth Commelin
Synopsis :
Paris, 15 juillet 1942 : la capitale est occupée depuis près de deux ans et la vie des habitants est rendue très difficile par le rationnement imposé par les Allemands. Par contre, Edmond Batignole, charcutier de son état, semble bien profiter de la situation et sa boutique ne désemplit pas…Tout bascule lorsque la famille Berstein, qui vit deux étages au dessus, est arrêtée par la Gestapo, dénoncée par Pierre-Jean, le fiancé de la fille du commerçant, un collaborateur fanatique… Alors qu’il s’est installé avec sa propre famille dans l’appartement des Juifs déportés, Edmond est bien embarrassé quand le jeune fils Simon Berstein sonne à la porte. Le charcutier, qui ne voulait pas « faire de politique », est face à un choix : il va bien être « obligé de prendre parti et d’agir »…
Monsieur Batignole : de l’indifférence à l’engagement…
Comme bien d’autres films de Gérard Jugnot, le dernier long métrage du réalisateur, Monsieur Batignole raconte l’histoire d’un Français moyen touché par la grâce…Depuis ses débuts, le cinéaste s’est en effet attaché à présenter des personnages plutôt ternes, voire antipathiques, mais qui dans des circonstances particulières, sont capables de se transformer en héros…Jugnot est d’ailleurs très au courant de l’évolution de la représentation de cette période dans le cinéma français. Il a bien remarqué que les films sur la seconde guerre mondiale ont d’abord présenté les Français comme ayant tous résistants. Puis, « dans les années 1970, tout le monde était salaud, collabo… ». Aujourd’hui, il estime à juste titre qu’on a plus de recul et qu’on a une vision plus nuancée sur cette période…Et Gérard Jugnot s’inscrit clairement dans cette dernière tendance…
« Ici, on ne fait pas de politique »…
Au début du film, M. Batignole apparaît comme un personnage très peu sympathique. Il se montre à la fois lâche et profiteur… Il ne cesse de répéter « qu’il ne veut pas d’ennui », par exemple lorsque Pierre-Jean lui propose de profiter de l’arrestation des Berstein… Quand une cliente s’en prend à « ceux qui dénoncent les Juifs » , il rétorque sèchement « qu’ici (dans la charcuterie), on ne fait pas de politique ». A Simon qui l’interpelle sur les persécutions que subissent les Juifs, il répond piteusement que ce n’est pas lui « qui fait les lois »…Mais cela ne l’empêche pas de profiter de la situation, bien au contraire…Il se livre au marché noir, en liaison avec son frère resté en Normandie , il élève des animaux dans sa cour et dans sa cave…Ses affaires semblent propsères, si on en juge par les files d’attente qui s’allongent devant sa boutique…Sa femme et lui semblent la réincarnation des odieux personnages inventés par Jean Dutourd dans son livre Au bon beurre…Le charcutier semble même reprendre à son compte quelques clichés antisémites que lui assène Pierre-Jean à longueur de journée…Quand il discute avec M. Berstein, il laisse apparaître sa hargne : « comme le dit mon gendre, si on vous en veut à ce point, doit y avoir des raisons. Il n’ya pas de fumée sans feu »…
Mais son attitude reste prudente, pusillanime, et sa femme, sa fille, et même le colonel SS lui en font reproche. Marguerite en particulier ne cesse de le harceler pour qu’il s’engage plus clairement dans le camp des vainqueurs et se plaint de son « manque d’ambition » : « le problème de mon mari, c’est qu’il n’a jamais su saisir sa chance. Et Dieu sait que l’on pourrait se faire de l’argent par les temps qui courent »…Cette petite bourgeoise aigrie savoure leur revanche : « le malheur des uns fait le bonheur des autres (…) Chacun son tour, comme à confesse… » assène-t-elle à une cliente exaspérée par une longue attente… Elle ne cache pas sa joie à l’idée de profiter du grand appartement des Berstein, et d’échanger leur minable 20 m² contre le vaste 200 m² qu’ils vont désormais occuper…On peut relever que Gérard Jugnot semble s’être en partie inspiré de sa propre mère pour construire ce personnage. Comme il le raconte dans l’entretien reproduit dans ce même dossier, celle-ci regrettait que le grand père du cinéaste , qui était boucher, n’ait pas su mieux se débrouiller : « pourtant, à l’époque, il y avait de quoi faire ! » Et ce brave homme de faire faillite en 1947 : sans doute un des seuls commerçants à s’être ruiné par la période de l’ Occupation…
Quand M. Batignole reproche à sa fille Micheline sa liaison avec Pierre-Jean, collaborateur fanatique, la jeune fille lui répond qu’elle est surtout intéressée par les relations du journaliste (« il connaît le tout-Paris »)…Elle fait remarquer à son père : « on vit à l’heure allemande et tu es bien bête de ne pas en profiter »… Quant au colonel SS qui veut faire d’Edmond le traiteur officiel de la Gestapo, il l’encourage : quand le charcutier lui avoue qu’il fait « un peu de marché noir », Spreich lui conseille : « Voyez grand ! »…
Mais, malgré toutes ces pressions, Edmond ne s’engage pas complètement : un vieux fond « anti-boche » qui date de la guerre de 14-18 l’empêche de « faire du gringue » aux Allemands, comme il l’explique à sa fille…Il s’est quand même battu quatre ans contre eux et en gardé une blessure à la cuisse…C’est peut-être aussi une certaine réticence à prendre parti dans un conflit qui le dépasse…Il conseille ainsi à une cliente : « faites comme moi, pensez pas trop ! »…
Les petits cailloux…
Mais son univers bascule quand Simon Berstein fait sa réapparition. Il se plaint bien sûr amèrement (« c’est toujours sur moi que ça tombe », ne cesse-t-il de répéter…). Mais il ne peut se résoudre à laisser ce gamin dans la nature, d’autant qu’il est sans illusion sur le sort des parents Berstein (Pierre-Jean lui a fait comprendre qu’ils ne risquent pas de revenir…). Batignole se sent aussi vaguement coupable, à la fois des conditions de l’arrestation de cette famille juive et d’avoir profité de l’occasion pour récupérer leur appartement…Progressivement, le charcutier prend conscience du sort des Juifs. Lorsque Simon lui raconte leur détention après leur arrestation, surtout quand il énumère toutes les lois antisémites qui frappent les Juifs, on sent qu’Edmond est ébranlé…Son indifférence se lézarde et il se rend bien compte qu’il ne peut plus fermer les yeux…Le petit garçon met les choses au point : ce ne sont pas seulement les Allemands qui sont responsables mais aussi les Français…Il lui rappelle « qu’il y a la guerre »…Surtout M. Batignole s’aperçoit que les explications officielles ne tiennent pas…Quand Simon lui demande si les enfants dans les « camps de travail » vont aussi casser des cailloux, il répond : « oui, ils vont casser des petits cailloux, avec des petits marteaux »…Devant le regard incrédule de Simon, il se rend compte immédiatement de la stupidité de ses propos…
Mais Edmond prend aussi conscience progressivement de l’avidité de tous ceux qui profitent de la situation, à commencer par sa femme, son « gendre » Pierre-Jean et tous les acolytes divers, comme Lucien Morel le passeur, l’antiquaire ou l’administrateur provisoire…Bien sûr, les Allemands ne sont pas en reste et le charcutier est épaté par les biens confisqués aux Juifs et amassés dans le dépôt où ils attendent d’être envoyés en Allemagne…
Ainsi, Batignole s’engage de plus en plus : il cache et nourrit Simon, cherche à le faire passer, retrouve ses cousines… alors qu’en surface, il gave les occupants et leurs amis…Et il finit par ne plus supporter cette double vie : lors d’un repas familial, il rompt brutalement avec sa femme qui le harcèle une fois de trop : « c’est toi qui me fait honte », lui lance-t-il et quelque temps plus tard, il n’hésite pas à se débarrasser de son gendre devenu encombrant et dangereux…Il est allé jusqu’au meurtre pour défendre ses protégés…La vie du charcutier bascule alors complètement dans la clandestinité car il ne peut plus reculer. Recherché par la Gestapo, il quitte Paris pour le Jura avec les trois enfants, afin de trouver un passage vers la Suisse….
Des rapports de classe
Certes, comme le fait remarquer Gérard Jugnot, les rapports entre le commerçant et le jeune enfant juif sont aussi des rapports « de classe », et ils appartiennent à deux mondes que tout oppose. Batignole a fait peu d’études, travaille très dur et n’a pas le temps de lire alors que Simon est un enfant brillant, excellent musicien (il a eu un prix de conservatoire) et polyglotte…Dans un premier temps, le charcutier reprend à son compte quelques clichés sur les Juifs « riches et arrogants » (il reproche à M. Berstein son mépris à son égard…). Il fait aussi remarquer à Simon, qui se plaint de la chambre de bonne mal chauffée, que ça ne dérangeait pas ses parents quand ils y logaient leur domestique…Mais Edmond est quand même touché par « ses » enfants : Simon enchanté quand il lui donne ses soldats de plomb, Colette qui veut lui tenir la main pour s’endormir…Surtout, il a bien conscience que c’est grâce à Simon il a donné un sens à sa vie. Quand l’enfant veut le remercier, il lui répond : « c’est moi qui doit te dire merci »…
Qui est le sous-homme ?
A la fin du film, M. Batignole a accompli sa métamorphose…Harcelé par le lieutenant de gendarmerie, il se range résolument dans le camp des persécutés et revendique une hypothétique judéité…Dans une longue tirade (reproduite dans ce même dossier), il évoque les persécutions antisémites, l’amertume des Juifs français rejetés par le pays qu’ils ont défendu pendant la première guerre mondiale, et qui prétend être la nation des droits de l’ »homme…Il apostrophe le gendarme : « qui est le sous-homme ? ». Quand ils sont à la frontière avec la Suisse, le charcutier n’hésite pas longtemps à accompagner les enfants dans ce nouveau monde : ils leur faut bien quelqu’un pour « parler le suisse »…
Monsieur Batignole est donc allé au bout de son courage….Comme le dit le réalisateur, on a l’impression « qu’il se met délibérément dans les situations qui l’obligeront à bien agir ». Quand il récupère aussi Sarah et Guila, les cousines de Simon, il n’hésite pas à les prendre en charge. Mais le charcutier reste modeste. Quand Irène le félicite pour ce qu’il a fait, il se contente de répondre : « c’est le hasard »…Jugnot commente : « comme le courage est hasardeux, il fat se mettre dans la situation de l’obligation »…
C’est donc à une réflexion que nous invite Gérard Jugnot. Dans les pires circonstances, même les plus insensibles apparemment peuvent se découvrir meilleurs qu’ils ne sont en réalité…Il se trouve d’ailleurs, comme l’affirme Serge Klarsfeld, que certains Français se sont montrés solidaires et ont évité l’extermination aux Juifs qu’ils ont cachés : malgré le zèle de Vichy et des nazis, la proportion des déportés en France s’élève à 25 % mais elle est bien plus importante dans d’autres pays européens…Le parcours de M. Batignole n’est donc pas impossible…Mais Jugnot se défend d’avoir voulu en faire un modèle moral, il ne veut pas être « un donneur de leçons » …Il veut juste « raconter le destin d’un homme », qui a « retrouvé sa dignité » et qui mérite bien d’être appelé « Monsieur » Batignole…