Cet article a été rédigé pour le dossier Contreplongée, Le Pianiste
Le Pianiste de Roman Polanski a reçu une véritable consécration internationale, à la fois du public et de la critique (le film a raflé de nombreuses récompenses, et en particulier, la Palme d’Or du festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film à Hollywood). Avant lui, deux autres œuvres, traitant également de la Shoah avaient également été plébiscitées par les spectateurs et les institutions cinématographiques : il s’agit bien sûr de La liste de Schindler de Steven Spielberg en 1993 et La vie est belle de Roberto Benigni en 1998… Des années 1930 à nos jours, la représentation au cinéma de la destruction des Juifs par les nazis a connu une évolution complexe, qu’il n’est pas inutile de rappeler à grands traits : en particulier, elle témoigne de l’évolution du travail de mémoire sur cette question sensible de l’époque contemporaine.
Le temps du silence
Dans les premières années du régime hitlérien, les nazis tentent encore d’afficher une facade de respectabilité envers l’extérieur. Alors que les premières mesures discriminatoires contre les Juifs sont adoptées, on prend garde à ne pas trop effaroucher les observateurs étrangers. Lorsque les délégations internationales se succèdent à Berlin pour les Jeux Olympiques de 1936, Goebbels prend soin de camoufler tous les signes antisémites trop ostentatoires (pancartes excluant les Juifs des lieux publics, affiches trop agressives..). La propagande du régime offre quelques rares images de camps de concentration (Dachau, Oranienburg, Mathausen sont alors ouverts : certains Juifs y sont enfermés notamment après la nuit de Cristal en 1938, d’autres pour «souillure raciale», quand ils ont eu des relations avec des «Aryens»). Mais les documents diffusés ne présentent bien sûr que des lieux idylliques, ressemblant plus des camps scouts qu’à un enfer concentrationnaire. Tout juste a-t-on récupéré quelques minutes de films , sans doute tournées clandestinement au cours de la «Nuit de Cristal», qui montrent des femmes juives, complètement nues et houspillées par quelques brutes SS…Dans un pays où la propagande est aussi encadrée, cette situation n’est pas surprenante.
Plus étonnant est ce qu’on peut observer en dehors de l’Allemagne nazie, et en particulier à Hollywood aux États-Unis. En fait, la production cinématographique de l’époque est quasiment muette sur la question des persécutions antisémites. Certes, le système des studios est avant tout orienté vers le divertissement et on voit mal cette «machine à rêves» aborder des sujets politiques trop audacieux, qui risqueraient de dérouter le public, dans un pays fortement isolationniste. De plus, les patrons des grands compagnies hésitent à se couper du marché européen et l’Allemagne a fait connaître aux Majors ses exigences quant aux films distribués sur son territoire. Aux États-Unis, les idées de droite et même d’extrême-droite ont de puissants relais : les membres d’Hollywood les plus réactionnaires, comme Gary Cooper, Ward Bond ou John Wayne, combattent toutes les idées jugées trop libérales. L’association des Américains d’origine allemande (Deutsch American Bund) monte au créneau lors qu’un projet de film lui semble dangereux pour la «mère-patrie» (ce sera notamment le cas quand Chaplin va annoncer son intention de tourner Le dictateur…). Depuis les travaux du chercheur américain Ben Urwand , on sait même que le consul allemand ne se gênait pas pour intervenir et était parfois convié par certains producteurs à donner son avis sur les productions américaines: c’est à sa demande que le film sur la vie d’Émile Zola, produit par la Warner, est »expurgé » de toute allusion à la « race » de Dreyfus…
Une dernière raison plus paradoxale de ce silence est qu’un certain nombre de producteurs d’Hollywood sont… d’origine juive. En abordant trop franchement le thème de l’antisémitisme, ils craignent de réveiller l’hostilité latente qui existe aux États-Unis, et en particulier en Californie contre les Juifs («S’il y a la guerre, on va dire que c’est la faute aux Juifs… »). certaines déclarations sont même déconcertantes : après s’être rendu en Allemagne en 1934, le célèbre producteur Irving Thalberg conseille aux Juifs de ne pas réagir et rejette toute idée d’interventions internationales contre la politique antisémite des nazis: «un grand nombre de Juifs perdront la vie… Mais Hitler et l’hitlérisme perdront et les Juifs resteront».Au total, très peu de films abordent le sujet, ou alors de manière métaphorique : dans Le Bossu de Notre Dame sorti en 1939, William Dieterle évoque le sort des Juifs sous l’oppression nazie en décrivant le milieu des …Gitans.
Le temps du combat
Alors que la guerre commence, les représentations cinématographiques vont bien sûr évoluer, car les enjeux ont changé. Dans les deux camps, le ton change et l’on passe d’une certaine discrétion à une propagande ou à un engagement sans nuances. Pour les nazis surtout, le temps est venu de «régler définitivement la question juive» : sans entrer dans le débat des historiens à propos de la «solution finale», il est clair qu’entre 1939 et 1942, les nazis franchissent rapidement plusieurs pas dans la politique antijuive : création des ghettos, tueries par les Einsaztgruppen sur le front est, et enfin mise en place de six camps d’extermination. Mais on ne dispose que de quelques images sur toutes ces opérations : on a retrouvé quelques extraits de films, souvent très brefs (parfois quelques secondes seulement), et en général on ne dispose d’aucune information sur les conditions de tournage (la plupart du temps, on ne connaît ni le lieu, ni la date, ni l’auteur des images…). Ainsi, une séquence montre un groupe de Juifs embarquant dans un train de marchandises, sous l’œil attentif de quelques soldats allemands (le cameraman, visiblement autorisé, s’est même placé à l’intérieur du wagon pour filmer les déportés en train d’y monter). Alors que le convoi démarre, des bouts de papier tombent des fenêtres. Dans un autre extrait, toujours d’origine inconnue, on voit des soldats allemands en train de «trier» des Juifs, sans doute dans un pays d’Europe de l’Est. L’un d’entre eux saisit une femme et repousse l’enfant qui veut rejoindre sa mère. Enfin, un film, tourné sans doute clandestinement, présente l’exécution d’un groupe de Juifs en Lettonie par un des fameux «commandos spéciaux» utilisés à partir de 1941. Sur les chambres à gaz elles-mêmes, il n’existe aucun document cinématographique: par contre, on a retrouvé deux photos, prises par des membres du Sonderkommando d’Auschwitz, avant et après le gazage d’un groupe de femmes. Longtemps après la guerre, on a aussi découvert un nombre assez important de documents photographiques sur l’arrivée des convois de Juifs Hongrois en 1944 dans le même camp.
Par contre, on sait que les nazis ont réalisé eux-mêmes plusieurs films, et en particulier dans les ghettos de Pologne (Lublin, Lodz, Cracovie et bien sûr Varsovie) : plusieurs journaux ou témoignages de Juifs du ghetto de Varsovie s’en font l’écho (en particulier Emmanuel Ringelblum et Bernard Goldstein) et Polanski y fait allusion dans Le Pianiste… Ces séquences étaient soigneusement mises en scène, à des fins de propagande, à la fois pour donner une image flatteuse des ghettos et et décrire les Juifs comme des profiteurs. La plupart de ces documents ont été conservés : ces séquences ont été utilisées par les nazis eux-mêmes dans certains montages d’images (par exemple dans Der ewige Jude, de Fritz Hippler) mais aussi par des cinéastes après le conflit (par exemple, dans Le Temps du ghetto de Fréderic Rossif ou Korczak de Andrzej Wajda). Très récemment, 8 minutes de film en couleurs ont été retrouvées, présentant des images du ghetto de Varsovie entre 1940 et 1942…Les nazis vont pousser le cynisme jusqu’à demander à un réalisateur d’origine juive, Kurt Geron, de tourner un film en 1944 sur le ghetto «modèle» de Theresienstadt (Terezin): ce «documentaire», intitulé Le Führer offre une ville aux Juifs, qui décrit la vie idyllique des Juifs dans ce camp, est présenté aux autorités de la Croix Rouge (quelque temps après, toute l’équipe artistique et technique est gazée à Auschwitz).
Les nazis réalisent aussi des films de propagande antisémites dans les années 1940-1942, sans doute pour préparer l’opinion publique allemande (et européenne) aux mesures radicales qui vont être prises à l’encontre des Juifs. Ainsi, en 1941) , on peut surtout citer plusieurs films sortis tous les trois en 1940 : une production assez importante , Les Rotschild d’Erich Waschneck, un «documentaire» de Fritz Hippler sur la question juive, Der ewige Jude (Le Juif éternel), et Le Juif Süss de Veit Harlan . Le Juif éternel est réalisé par le directeur de la section cinématographique du ministère de la propagande et se veut une évocation «historique» sur les Juifs en Europe (on y intègre des images tournées en 1940 dans les ghettos polonais, et même un extrait de M Le Maudit de Fritz Lang). Le Juif Süss est censé raconter l’histoire d’un «Juif de Cour» , dans le duché du Wurstemberg au XVIII° siècle. Bien sûr, le ton de ces films est violemment antisémite et ils bénéficient du soutien du ministère de Goebbels : ils ont tous deux une diffusion très importante en Allemagne et dans l’Europe occupée (on a souvent dit que le film de Veit Harlan avait connu un certain succès populaire à Paris…).
De l’autre côté de l’Atlantique, la mobilisation du cinéma américain est aussi de plus en plus forte : dès 1940, plusieurs œuvres majeures sont tournées par des réalisateurs prestigieux, et qui abordent clairement le sujet des persécutions antisémites dans l’Allemagne de Hitler. On peut bien sûr citer Le Dictateur de Charlie Chaplin, enfin sorti en 1940 après bien des problèmes, mais aussi Mortal Storm de Frank Borzage, qui raconte l’histoire d’un professeur d’université juif et de sa fille, qui s’échappent des griffes des nazis. La même année, Mervin Leroy dans Escape fait le récit de la fuite d’une actrice juive, qui parvient à s’évader d’un camp de concentration, première évocation à l’écran de ce type d’endroit… Certes, la question juive n’est pas centrale dans ce corpus de films : les cinéastes de l’époque privilégient plutôt le film de guerre ou le film d’espionnage pour développer leurs idées anti-nazies (en particulier les metteurs en scène, souvent d’origine européenne comme Alfred Hitchcock , qui réalise Correspondant 17, ou Fritz Lang, qui tourne Les bourreaux meurent aussi ou Des espions sur la Tamise). Sans doute, sont-ils sensibles à certaines considérations commerciales (ce type de film est sans doute plus populaire) et même politiques (le génocide est mal connu aux États-Unis, en tout cas de l’opinion…). Mais si le cinéma américain aborde rarement de façon précise l’extermination des Juifs, peut-être faute d’être correctement informé sur le sujet, il réserve encore quelques surprises. En 1943, André de Toth tourne None shall escape, qui évoque clairement les déportations des juifs polonais vers les camps de concentration et même la constitution d’un tribunal international, pour juger les criminels de guerre nazis, deux ans avant Nuremberg…
Le temps de la confusion
Lorsque les troupes alliées pénètrent dans les camps de concentration, le choc des images est particulièrement violent (le général Eisenhower considère que cette vision permettra de faire comprendre aux GI le sens de leur combat…). On sait que les nazis avaient prévu de faire disparaître toute trace de leur politique d’anéantissement : Treblinka par exemple est complètement détruit par les Allemands eux-mêmes, avant la fin des combats. Aussi, les cameramen des armées alliées filment dans l’urgence les images les plus épouvantables qui soient : déportés squelettiques, amas de cadavres, corps mutilés des prisonniers… Rien n’est épargné aux spectateurs des actualités de l’époque. A Bergen-Belsen par exemple, un officier britannique chef de la section cinéma et chargé de l’action psychologique, Sidney Berstein, entreprend de filmer tout ce qu’il peut du camp où sont entassés près de 40 000 personnes, affaiblies par la faim et le typhus (ce sont notamment les fameuses séquences où l’on voit un bulldozer conduit par un soldat anglais qui pousse devant lui un tas de cadavres décharnés). Il est assisté par un certain Alfred Hitchcock, qui lui donne quelques judicieux conseils : montrer quelques images champêtres et paisibles filmées à quelques mètres du camp de concentration, montrer à l’écran le nom des firmes allemandes qui apparaissent sur les installations du camp… Le célèbre cinéaste anglais lui suggère même de montrer les charniers avec quelques notables de la région, afin que personne ne mette en doute l’existence de telles horreurs… Mais si ces images ont été reprises dans plusieurs documentaires d’archives, elles ne seront pas montées à l’époque, car les britanniques craignent de braquer la population allemande.
A Auschwitz, le camp est libéré par les troupes soviétiques en juin 1945, qui sont déçues par la froideur de l’accueil des survivants: de fait, ne restaient que quelques milliers de malades, épuisés et hébétés. Les Russes mettent alors en scène une séquence montrant la joie des déportés quand l’Armée rouge vient les libérer (en fait, les prisonniers sont des figurants, joués par des paysans polonais réquisitionnés dans les villages avoisinants). Mais les Soviétiques renonceront à diffuser par la suite ce morceau d’anthologie… En tout cas, les images ne manquent pas mais elles sont produites dans la plus grande confusion. Faute d’information, on ne distingue absolument pas entre les camps de concentration (Buchenwald, Dachau, Mathausen…) et les centres de mise à mort des Juifs (comme Auschwitz, Treblinka ou Sobibor) : Sylvie Lidenperg, qui a étudié les actualités françaises de 1944-1945, constate que l’origine de beaucoup de ces documents n’est pas clairement identifiée. Certaines séquences sont même diffusées sans aucun commentaire explicatif.
Cette confusion se retrouve encore dix ans plus tard , dans le très fameux documentaire réalisé par Alain Resnais, Nuit et Brouillard. Quand le cinéaste est chargé de ce projet en 1955, il n’a encore réalisé que des documentaires sur la peinture ainsi qu’un court-métrage sur l’Art africain . C’est sans doute à cause de ses qualités reconnues dans ce genre cinématographique qu’il se voit confier par le Comité d’Histoire pour la seconde guerre mondiale, le projet de réaliser un moyen-métrage sur le monde concentrationnaire, à l’occasion du dixième anniversaire de la libération des camps. Il est assisté par l’écrivain Jean Cayrol, qui va rédiger le commentaire et qui a personnellement éprouvé la dureté des camps ( il a été déporté au camp d’Oranienburg). Pour réaliser son montage, Resnais puise à des sources diverses : des séquences qu’il tourne sur place à Auschwitz, des archives photos et filmées de divers pays, ainsi que les films tournés par des cinéastes des armées alliées, lors de l’ouverture des camps. Le réalisateur « emprunte » quelques images au film La dernière étape de la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska. Malgré les grandes qualités de l’œuvre, il faut s’attarder sur ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse du film de Resnais, à savoir l’absence de toute mention précise de l’extermination des Juifs. Comme l’a remarqué Annette Wieviorka , la mémoire du génocide connaît plusieurs phases à partir de 1945 : jusqu’aux années 1960, l’idée s’impose « d’unifier le sort de tous les déportés en faisant de tous les camps, Birkenau et Buchenwald, Dachau et Treblinka,un seul grand camp mythique ouvert en 1933 et libéré en 1945,où tous, Juifs et non-Juifs,auraient connu indifféremment le même sort : « Nuit et Brouillard est emblématique de cette vision ». Et de fait, si le fonctionnement des chambres à gaz est décrit précisément, le sort particulier réservé aux Juifs n’est pas clairement explicité ( les déportés raciaux sont seulement mentionnés au début du film, dans la longue énumération de tous les « raflés » d’Europe : de même, aucune distinction n’est faite entre camp de concentration et camp d’extermination…). La « bonne foi » de Resnais et de Cayrol n’est bien sûr pas en cause : en fait, cette vision correspond à l’état des connaissances et l’état d’esprit de ces années 1950. Dans le livre La tragédie de la déportation publié par Olga Wormser et Henri Michel en 1954, recueil de témoignages qui a servi de base au travail de Resnais et de Cayrol, le génocide n’est pas encore distingué du système concentrationnaire. Même si certains survivants comme Eugen Kogon ou Georges Wellers ont déjà témoigné, les grandes synthèses sont encore à venir ( en particulier celle de Raoul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, publiée aux États-Unis dans les années 1960 mais seulement en 1988 en France ). Plus profondément, les déportés raciaux eux-mêmes ne souhaitent pas alors être différenciés des autres déportés. Selon Annette Wieviorka, le « marché implicite » est le suivant : les Juifs « taisent la spécificité de leur destin. Ils deviennent en échange des patriotes et résistants, voués à l’anéantissement en tant qu’antifascistes ». Cette vision est particulièrement celle du PCF qui prend alors « en charge » la mémoire de la déportation .Pour les survivants si peu nombreux ( 4% seulement sont rentrés des camps d’extermination contre 40% des autres camps ), c’est aussi une manière de s’intégrer ( en particulier les Juifs d’origine étrangère, si actifs dans les groupes de FTP-MOI ). Aussi, Resnais et Cayrol ne peuvent être tenus pour responsables d’une interprétation alors dominante parmi les déportés eux-mêmes ( comme en témoignent les prises de position de la FNDIRP à l’époque ). Le cinéma de fiction commence également à s’emparer du sujet, mais avec les mêmes hésitations. En 1947, la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska, elle-même ancienne déportée, réalise La dernière étape, qui raconte l’histoire d’un groupe de femmes prisonnières à Birkenau, solidaires face aux brutalités nazies. La réalisatrice s’entoure de nombreuses précautions pour rendre crédible son projet : elle tourne sur les lieux mêmes, en engageant des camarades qui ont aussi été détenues dans le camp. Mais l’aspect antisémite est comme gommé alors que Jakubowska insiste sur l’engagement communiste de ces femmes…Ce n’est qu’au début des années 1960 que certains films abordent clairement la politique antisémite des nazis. En 1961, Frederic Rossif réalise Le temps du ghetto, qui rassemble une trentaine de témoignages de Juifs survivants et des images filmées par les nazis eux-mêmes. Le cinéma américain commence aussi à s’intéresser au sujet, souvent en adaptant des best-sellers (Le journal d’Anne Frank de George Stevens ou Exodus d’Otto Preminger par exemple).
Le temps de la réflexion
Au début des années 1980, le contexte politique et historiographique évolue. Grâce à certaines œuvres majeures d’historiens américains notamment (le livre fondamental de Raul Hilberg finit par être traduit pendant cette période), on commence à prendre conscience de la spécificité de la politique d’extermination des Juifs d’Europe par les nazis. En même temps en France, le rôle essentiel joué par Vichy dans la déportation des Juifs dans notre pays est clairement souligné par des chercheurs comme Robert Paxton ou Michaël Marrus. Toute une génération de jeunes historiens va désormais prendre comme objet d’étude la question des Juifs au cours de la seconde guerre mondiale (on pense à Annette Wieviorka, Henry Rousso, Philippe Burrin…). C’est dans ce climat nouveau que sort Shoah en 1985. Sans exagérer, on peut estimer que la sortie du film de Claude Lanzmann marque un tournant essentiel dans la représentation de la question juive au cinéma et on peut presque parler d’un avant et d’un après Shoah . Ce très long métrage (9 heures 30!) est d’abord une oeuvre monumentale : le cinéaste y consacre 11 ans de sa vie, enregistre 350 heures d’entretiens. L’idée essentielle du réalisateur est que la Shoah ne peut pas s’expliquer, et que toute tentative de comprendre est quasiment obscène. Il refuse toute utilisation d’images d’archives, car il estime cette représentation restrictive et dangereuse : «l’image tue l’imagination». Comme il le dit lui-même, « si j’avais trouvé un film secret montrant comment 3 000 Juifs mouraient ensemble dans une chambre à gaz, non seulement je ne l’aurai pas montré mais je l’aurai détruit. Je suis incapable de dire pourquoi. Ça va de soi ». Aussi, on connaît la démarche de l’auteur : son film se compose de longs entretiens, souvent pénibles et heurtés, avec les survivants mis en situation dans les camps où ils « revivent » leurs souffrances ( au total, 5 bourreaux, 8 témoins, 15 victimes, 3 personnalités officielles dont Raul Hilberg). Aucune perspective historique (Lanzmann ne respecte pas vraiment un récit chronologique) mais une approche qui se veut éthique. Il s’agit bien d’essayer d’exprimer l’indicible. Et de fait, certaines séquences ont marqué à jamais les spectateurs, comme Abraham Bomba, le « coiffeur » de Treblinka, incapable de poursuivre l’entretien avec le cinéaste, la voix étouffée par l’émotion. Lanzmann peut parfois paraître péremptoire et sentencieux (il est systématiquement consulté, dès qu’un film sort sur le sujet), et sa démarche a été critiquée. Annette Wierviorka s’insurge quand il parle de faire disparaître toute image d’archive nouvelle des camps et Georges Bensoussan s’interroge sur sa manière d’aborder le sujet, qui ignore l’Histoire : «la sacralisation et le vocabulaire quasi mystique dont use Lanzmann sont le plus sûr chemin de la relativisation qui menace cette catastrophe». Reste que la problématique du réalisateur est d’une grande cohérence (les autres films qu’il a tourné sur le même sujet restent dans la même ligne : Un vivant qui passe, Auschwitz 1943-Theresienstadt 1944 en 1998 et Sobibor, 14 octobre 1943 en 2000, Le Dernier des Injustes en 2013 ).
Depuis le film du réalisateur français, la production cinématographique sur le sujet est devenue pléthorique, que ce soit dans le documentaire ou dans le domaine de la fiction, et dans le monde entier. En ce qui concernent les montages d’archives, de nombreuses œuvres intéressantes ont été produites. D’abord, parce qu’on a pris conscience que les derniers survivants étaient en train de disparaître. Steven Spielberg, après avoir réalisé La liste de Schindler, se lance en 1994 dans un vaste projet : tenter de recueillir les témoignages de tous les rescapés de la Shoah, où qu’ils se trouvent dans le monde. Des milliers d’enquêteurs ont été formés pour se charger de ce travail, qui devrait permettre l’enregistrement de près de 300 000 entretiens (en 1998, déjà 42 000 avaient été réalisés). En 1999, le film de James Moll Les derniers jours est un montage de plus d’une dizaine de témoignages de Juifs hongrois emmenés à Auschwitz en 1944. Parfois, certains réalisateurs réussissent à exploiter des sources jusque là négligées : Jean Luc Godard a affirmé de manière provocatrice qu’il y avait sûrement quelque part beaucoup d’archives sur la Shoah («si je m’y mettais, je trouverai des images des chambres à gaz au bout de vingt ans») : déclaration bien péremptoire mais les historiens retrouvent encore aujourd’hui des documents intéressants (l’ouverture des archives soviétiques a ainsi permis de retrouver les 8 minutes de film en couleur tournées au ghetto de Varsovie par l’armée allemande). La conférence de Wannsee, réalisé par Heinz Schirk en 1984, est un film joué par des acteurs mais s’inspire d’ un document exceptionnel : le rapport détaillé de cette fameuse réunion dans la banlieue de Berlin, présidée par Heydrich et qui aurait abouti à la mise en forme administrative de «la solution finale ». Eyal Sivan et Rony Brauman, quant à eux, réalisent Un spécialiste en 1999, à partir des 350 heures d’enregistrement du procès Eichmann à Jerusalem en 1961. On sera nettement plus réservé sur certains films de montage, comme celui de Frédéric Rossif, De Nuremberg à Nuremberg (1989) : dans ce long documentaire, certains procédés prêtent parfois à confusion : une séquence qui évoque les chambre à gaz est immédiatement suivie par des images tournées à Bergen-Belsen, représentant des corps décharnés. Pour le moins, le montage est maladroit car il montre des extraits venant de sources totalement différentes et qui donne un sens discutable à l’enchaînement des images. L’historienne Annette Wierviorka s’est aussi inquiétée d’une certaine dérive des documentaires les plus récents : alors que les survivants étaient peu sollicités dans les années 1950 et 1960, il semble que ce soient les témoins qui fassent l’histoire, mais sans qu’on prenne en compte l’appareil critique et scientifique indispensable pour mettre en perspective leurs témoignages.
Dans le domaine de la fiction, on assiste au même phénomène : il serait fastidieux d’énumérer tous les films sortis depuis les années 1970 mais on peut donner quelques indications chiffrées. En 1984, Annette Insdorf, qui consacre un livre au sujet, estime que 172 films ont déjà été tournés sur ce thème. Pour sa part, le mémorial de Yad Vashem de Jérusalem a recensé 1194 films évoquant le génocide entre 1985 et 1995 soit plus de 150 par an depuis 1993. Si on ne retient que le sujet du ghetto de Varsovie, on peut citer une bonne demi-douzaine de films, comme Au nom de tous les miens de Robert Enrico, Korczak d’Andrzej Wajda, 1943, L’ultime révolte de John Avnet, Jacob le Menteur de Frank Beyer, ou encore L’étoile de Robinson de Soren Kragh-Jacobsen.
Dans cette abondante production, on peut relever quelques tendances remarquables. Dans la production réalisée en France, les films qui s’intéressent au sujet insistent le plus souvent sur la politique de Vichy, complice des nazis dans la déportation des Juifs. Plusieurs d’entre eux mettent en avant l’action des Français qui ont permis aux Juifs d’échapper à l’extermination (par exemple, Le vieil homme et l’enfant, Les guichets du Louvre, Je suis vivante et je vous aime, Monsieur Batignole). Une manière d’illustrer la thèse de Serge Klarsfeld, qui estime que les Juifs de France ont été-relativement-épargnés par le génocide, grâce à l’aide de la population française… Certaines œuvres récentes abordent aussi un thème nouveau : le travail de mémoire sur la Shoah et ce qu’il en reste dans le souvenir des survivants (La mémoire est-elle soluble dans l’eau? De Charles Najman, l’excellent film d’Emmanuel Finkiel Voyages, ou plus récemment Un monde presque paisible de Michel Deville).
D’autres films très célèbres ont provoqué des polémiques. Ainsi, La liste de Schindler en son temps a posé problème pour certains. Steven Spielberg raconte l’histoire d’un Juste, industriel allemand du nom d’Oscar Schindler, qui sauve la vie de centaines de Juifs, en les employant dans ses entreprises . Si les bonnes intentions du cinéaste américain ne sont pas en cause, certains , comme Claude Lanzmann, se sont inquiétés du traitement du sujet : un certain esthétisme, des procédés parfois trop appuyés (la petite fille à la robe rouge qui apparaît à plusieurs reprises), des séquences dont le sens est ambigu (les femmes juives qui prennent une «vraie» douche à Auschwitz…). A cette occasion, on a pu parler « d’américanisation de la Shoah » (dans le documentaire Les derniers jours, une musique quelque peu redondante accompagne les moments les intenses). De même , le film de Roberto Benigni a aussi soulevé quelques controverses. Comme on le sait, le cinéaste italien a évoqué le sort des Juifs sur le mode de la comédie. La première partie de La vie est belle ne pose pas de problèmes (d’autant que le cinéma transalpin a déjà traité du fascisme sur un ton humoristique, comme dans La marche sur Rome de Dino Risi ). Par contre, les séquences qui se déroulent dans ce qui devrait être un camp de concentration ont laissé parfois perplexes. Benigni a bien précisé qu’il avait conçu son film comme une fable sur le sujet (il invoque Primo Levi qui raconte que certains déportés se demandaient si «tout cela n’était pas qu’une vaste blague…»). Reste que cette vision se heurte à la brutalité des images réelles et donc a pu déconcerter certains spectateurs… De manière plus générale, certains ont posé le problème : «peut-on faire des films de fiction à partir de l’Holocauste? La réponse est clairement non : le temps ne fait rien à l’affaire. Oui, il y a des tabous comme il y a des barrières de langage. Pour ne pas brouiller le souvenir du plus grand crime de l’histoire, les sourires ne doivent pas avoir leur place à Auschwitz» (Robert Holcman, Le Monde, 1998).
Depuis ces derniers films, les débats se sont quelque peu apaisés et les productions contemporaines montrent que les cinéastes ont bien intégré certains éléments du problème, évoquant même des sujets plutôt occultés ( par exemple la responsabilité du Vatican dans Amen de Costa-Gavras). De plus en plus, on tente de respecter une certaine vérité historique, d’intégrer les recherches historiographiques, de mener une véritable réflexion sur la place de la Shoah dans notre mémoire collective. Le dernier film de Roman Polanski, sobre et nuancé sur un sujet qui touche de près son auteur, s’inscrit bien dans cette tendance actuelle. Comme l’écrit Hélène Frappat dans Les Cahiers du Cinéma, «ce n’est ni une fresque unanimiste cherchant à faire pleurer le public américain, ni un pensum sur la solitude de l’artiste en temps de guerre», mais une oeuvre qui montre que le cinéma est aussi capable de porter un regard adulte sur l’un des principaux drames de notre histoire contemporaine
BIBLIOGRAPHIE :
-Anette Insdorf, L’Holocauste à l’écran, Cinémaction, Editions du Cerf, 1985
-Jean François Forgues, Éduquer contre Auschwitz : histoire et mémoire, ESF éditeur, 1997
-Claude Lanzmann, Un vivant qui passe, Arte éditions, 1997
-Sylvie Lindeperg, Les écrans de l’ombre : la seconde guerre mondiale dans le cinéma français 1944-1969, CNRS Editions, 1997
-Sylvie Lindeperg, Cléo de 5 à 7, les actualités filmées de la Libération, : archives du futur, CNRS Editions, 2000
-Sylvie Lindeperg, La voix des images : quatre histoires de tournages au printemps-été 1944, Éditions Verdier , 2013
-Annette Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Hachette,1995
-Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Plon, 1998
–Au sujet de la Shoah, ouvrage collectif, Belin, 1990
–Cinéma et mémoire : Antisémitisme et exclusion, numéro spécial Contreplongée, octobre 1990
–La déportation, le système concentrationnaire nazi, BDIC (Musée d’Histoire contemporaine), 1995
–La libération des camps et le retour des déportés, Editions Complexe, 1995
–Savoir la Shoah, CRDP Bourgogne, 1998
–La Shoah : témoignages, savoirs, oeuvres, Presses universitaires de Vincennes, 1999
(article de Sylvie Lindeperg : L’écran aveugle )
–Parler des camps, penser les génocides, Albin Michel, 1999
(article de Philippe Mesnard : La mémoire cinématographique de la Shoah )
-Sylvie Lindeperg, Cléo de 5 à 7, les actualités filmées de la Libération, : archives du futur, CNRS Editions, 2000
–Mémoire des camps, sous la direction de Clément Chéroux, Marval, 2001
-L’histoire infilmable : les camps d’extermination nazis à l’écran, Vincent Lowy, L’Harmattan, 2001
Films
–Le Dictateur, Charlie Chaplin (Dossier Contreplongée)
-Jean Cayrol, Nuit et Brouillard, Fayard, 1997
-Nuit et Brouillard, Alain Resnais (Avant-scène n°1, 1961)
-Nuit et Brouillard, Sylvie Lindeperg, éditions Odile Jacob, 2007
-Claude Lanzmann, Shoah, Fayard, 1985
-Claude Lanzmann, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures , Editions Cahiers du Cinéma, 2001
–La liste de Schindler, Steven Spielberg (Dossier Contreplongée)-R. Brauman et E. Sivan, Éloge de la Désobéissance : à propos « d’Un spécialiste », Le Pommier, 1999
-Roberto Benigni et Vincenzo Cerami, La vie est belle, Folio, 1998
FILMOGRAPHIE :
Le temps du combat
–Le Juif Süss, Veit Harlan, 1940, Allemagne
–Der exige Jude (le Juif éternel), Fritz Hippler, 1940, Allemagne
-Les Rotschild , Erich Waschneck, 1941, Allemagne
–Le Dictateur (The Great Dictator), Charlie Chaplin, 1940, Etats-Unis
–Mortal Storm, Frank Borzage, 1940, Etats-Unis
–None shall Escape, André de Toth, 1943, Etats-Unis
Le temps de la confusion
–La dernière Etape (Oswiecim/Auschwitz), Wanda Jakubowska, 1948, , Pologne
–Nuit et Brouillard, Alain Resnais, 1956, France
–Le destin d’un homme (Soudba tcheloviek), Sergueï Bondartchouk, 1959, URSS,
–Le temps du ghetto, Frederic Rossif, , 1961, France
–Le vieil homme et l’enfant, Claude Berri, 1967, France
Le temps de la réflexion
–La Conférence de Wannsee (Der Wannsee Konkeferenz), Heinz Schirk, 1984, Allemagne
–Shoah, Claude Lanzmann, 1985, France
–De Nuremberg à Nuremberg, Frederic Rossif, 1989, France
–Korczak, Andrzej Wajda, 1989, Pologne
–La Liste de Schindler ( Schindler’s List), Steven Spielberg, 1993, États-Unis
-L’étoile de Robinson, Soren Kragh-Jacobsen, 1997, Danemark
-La vie est belle (La vita è bella), Roberto Benigni, 1998, Italie
-Je suis vivante et je vous aime, Roger Kahane, 1998, France
-Train de vie, Radu Mihaileanu, 1998, France
-Un spécialiste, Rony Brauman et Eyal Sivan, 1999, France
-Voyages, Emmanuel Finkiel, 1999, France
-Jakob le Menteur, Peter Kassovitz, 1999, Etats-Unis
-Les derniers jours (The Last Days), James Moll, 1999, Etats-Unis
-Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, Claude Lanzmann, 2000, France
–Amen, Constantin Costa-Gavras, 2001, France
–Le Pianiste, Roman Polanski, 2001, Etats-Unis
–1943, l’utilme révolte, John Avnet, 2001, Etats-Unis
–Monsieur Batignole, Gérard Jugnot, France
–Un monde presque paisible, Michel Deville, 2002, France
–La petite prairie aux bouleaux, Marcelle Loridan, 2003, France
-Monsieur Batignole, Gérard Jugnot, 2002
–Zone libre, Christophe Malavoy , 2005
-On l’appelait Sarah, Gilles Paquet-Brenner, 2010
-L’Armée du Crime, Robert Guediguian, 2009
-La rafle, Rose Bosh, 2010
2 réflexions sur “ La destruction des juifs à l’écran : du silence à la réflexion… ”