Projeté sur les écrans français au courant d’octobre 2015, le film de Lazlo Nemes a en quelque sorte réussi sa sortie. La couverture médiatique a été impressionnante (plusieurs articles et une tribune dans le Monde, très nombreux entretiens dans les médias audiovisuels). Globalement , le film a fait l’unanimité en sa faveur et même Georges Didi-Hubermann et Claude Lanzmann, qui s’étaient violemment opposés sur la représentation de la Shoah à l’écran, se sont retrouvés pour saluer le film du jeune réalisateur hongrois. Le philosophe de l’art a écrit un petit livre (Sortir de la nuit, éditions de Minuit, 2015) pour souligner l’importance du film et le réalisateur de Shoah , toujours consulté quand il s’agit d’évoquer un film sur ce thème, s’est laissé aller à un enthousiasme presque incongru à propos de son jeune collègue dans Télérama (24 mai 2015) : « il est jeune, il est intelligent, il est beau (?) et il a fait un film dont je ne dirai jamais aucun mal. » Vu ses réactions aux films précédents sur le même sujet, cette bienveillance de Claude Lanzmann méritait d’être relevée !
Pour notre part, nous avons été extrêmement intéressés par le projet et la démarche du réalisateur. Tout au long de notre carrière, nous avons été amenés à réfléchir sur cette fameuse représentation des camps à l’écran, que ce soit à propos de Nuit et Brouillard, Shoah, La liste de Schindler (nous renvoyons à la fin de cette chronique aux articles déjà rédigés dans ce blog). Nous avons aussi animé, avec Marcel Wander, de nombreux stages auprès des enseignants d’histoire géographie sur ce thème. Aussi, nous avons été particulièrement attentifs à un film présenté comme une réussite par la critique (il a obtenu le Grand Prix du jury au festival de Cannes 2015). Cependant, la rédaction Libération regrette justement « l’absence de débat », comme si une bonne vieille polémique lui manquait (!) et les Cahiers du cinéma reprochent au cinéaste sa « stratégie d’immersion », qui évite de poser et se poser des questions….
Déjà, Nemes a su éviter le piège de la reconstitution historique : plusieurs y étaient tombés avant lui, que ce soit Gillo Pontecorvo dans Kapo (1959), Robert Enrico dans Au nom de tous les miens (1983) , Roberto Benigni dans La vie est belle (1997), et bien sûr Steven Spielberg dans La Liste de Schindler (1994). A chaque fois, les cinéastes avaient butté sur une représentation crédible des conditions de vie dans les camps…Quand bien même ils y seraient parvenus, cette reconstitution aurait été considérée comme incomplète et même immorale. J’ai le souvenir très vif de la réflexion d’un déporté qui visionnait Kapo, lors d’une journée pour le concours de la Résistance. Il m’avait murmuré que « c’était pas mal, mais il manque l’odeur… »
On sait les positions radicales de Claude Lanzmann qui refuse toute reconstitution et même toute archive, au grand dam de certains historiens, comme Annette Wieviorka. C’est d’ailleurs à propos de photos prises par des membres du sonderkommando à Auschwitz qu’il s’était opposé au philosophe de l’art, Georges Didi-Hubermann. On peut cependant remarquer que l’auteur de Shoah a introduit des images d’archives dans son dernier film Le dernier des Injustes (il s’agit en l’occurrence du film de propagande réalisé par Kurt Guron dans le camp de Theresiensadt, Le führer donne une ville aux Juifs).
Une séquence est quasiment proscrite des films qui évoquent « les camps de la mort » : celle qui nous montrerait les déportés à l’intérieur de la chambre à gaz : une des exceptions est la fameuse scène des douches dans La Liste de Schindler qui a fait couler beaucoup d’encre…Dans Amen, de Costa-Gravas (2002), on voit juste Kurt Gerstein regarder l’intérieur de la chambre à gaz et prendre un air horrifié mais la caméra est fixée sur le visage de l’officier, non sur ce qu’il voit…
On a le sentiment que le réalisateur a pleinement conscience de tous ces enjeux et qu’il a su trouver les procédés formels permettant une représentation acceptable de la réalité des camps (certains critiques reprochent d’ailleurs au film « d’être un exercice de style brillant et habile »). Cette façon de filmer presque en caméra subjective nous permet de voir à travers les yeux de Saul, y compris lorsque l’image est floue autour du personnage très souvent filmé de dos. On peut même penser que la vision du camp du déporté devait être justement imprécise, par volonté de ne pas voir et de ne pas se faire voir (Saul a toujours les yeux baissés, notamment en présence des gardes). De toute façon, le cadre est très souvent resserré sur le personnage principal et le format utilisé -presque carré- accentue l’impression d’enfermement. Une autre « trouvaille » du film est l’élaboration de la bande son : souvent indistincte, parsemée d’interjections en allemand mais aussi en de nombreuses autres langues : yiddish, hongrois, polonais, ukrainien…tchèque…Les survivants ont souvent évoqué cette espèce de « Babel des langues » qui dominait dans les camps. Beaucoup d’autres bruits inquiétants nous interpellent : bruit de lourdes portes qu’on referme (celles des chambres à gaz), bruits de bottes, et aussi cris des Juifs en train d’agoniser…
Un autre aspect mérite d’être souligné : le jeune réalisateur a pris soin de construire son projet sur des bases historiques les plus incontestables. Il a pris comme point de départ les témoignages des membres des sonderkommandos eux-mêmes, à la fois ceux retrouvés après guerre cachés dans différents récipients (l’ensemble de ces témoignages a été publié par le mémorial de la Shoah, sous les titre Des voix sous la cendre -2005-)et ceux des survivants . De fait, le film suppose aussi des spectateurs avertis, qui connaissent les différentes étapes de l’extermination des Juifs à Auschwitz.
On peut remarquer que Nemes a bien illustré plusieurs formes de résistance des Juifs dans le camp : les témoignages écrits par les membres du sonderkommando (un des personnages cherche à acquérir du papier au marché noir), la prise de quelques photos de la chambre à gaz par un déporté nommé Alex, celles là-même retrouvées après guerre, et la révolte des membres du commando : seule entorse à la réalité historique, le cinéaste a concentré sur une période brève des évènements qui se sont déroulées sur un laps de temps plus long. Quant à la quête de Saul cherchant à enterrer « son « fils selon les rites du judaïsme avec l’aide d’un rabbin, on peut l’interpréter comme une métaphore : en s’obstinant dans cette recherche impossible et irrationnelle, Saul retrouve tout simplement son humanité , celle-là même qui est niée par les nazis.
En d’autres termes, nous avons été convaincus par le film de Lazlo Nemes et en tout cas par sa puissance d’évocation, si cela peut avoir un sens. Est ce vraiment « la fin du débat sur la représentation de la Shoah » ? (titre de la tribune de Nathalie Skowroneck dans le Monde du 10 novembre 2015). C’est à n’en pas douter une étape importante qui vient d’être franchie : le cinéaste a réussi une reconstitution de l’univers des camps moralement acceptable et historiquement recevable. A une époque où les derniers survivants disparaissent, cette représentation des camps peut avoir son utilité.