Cet article a été rédigé pour le dossier du film The Full Monty
The Full Monty sort très peu de temps après une autre réussite de la comédie sociale britannique, Les Virtuoses, un film de Mark Hermann, qui raconte avec chaleur et ironie, l’histoire d’une fanfare de mineurs au chômage dans le Yorkshire . Comme l’a relevé le scénariste Simon Beaufoy, « dans les deux cas, il s’agit de chômeurs du nord de l’Angleterre qui retrouvent dignité et respect d’eux-mêmes par le biais du spectacle ». Les deux thématiques se ressemblent au point que la chaîne de télévision Channel 4 hésite à soutenir les deux projets et se décidera finalement pour l’œuvre de Mark Hermann.
En fait, depuis le début des années 1990, le cinéma anglais témoigne d’une sensibilité certaine pour le monde du travail et de nombreux cinéastes souvent prestigieux ont dépeint le milieu ouvrier : Ken Loach , le précurseur, avec Riff-Raff (1991), Raining Stones (1993), Ladybird (1994) ; Stephen Frears, qui adapte les romans de l’écrivain irlandais Roddy Doyle en réalisant The Snapper (1993) et The Van (1996)…Cette « tendance » trouve donc son apothéose avec le succès international de The Full Monty, du cinéaste Peter Cattaneo en 1997 ( par ailleurs, au Festival de Cannes en 1998, le prix d’interprétation masculine est attribué à Peter Mullan, pour sa performance remarquée dans le dernier film de Ken Loach, My Name is Joe…).
« Les glorieux ancêtres »
Cette génération de cinéastes a en fait de brillants précurseurs en Angleterre même. Dès les années 1960, les réalisateurs anglais, liés au mouvement littéraire des » jeunes hommes en colère » (angry young men) s’étaient insurgés contre le cinéma trop embourgeoisé de leur époque. Beaucoup plus que leurs contemporains français de la Nouvelle Vague, Lindsay Anderson, Tony Richardson ou Karel Reisz affirment leur engagement. Ils s’opposent au cinéma dit « de qualité » prôné par le producteur Arthur Rank et veulent des oeuvres plus ancrées dans le quotidien. Tony Richardson, qui a produit Saturday Night, Sunday Morning, réalisé par Karel Reisz en 1960, explique ainsi le succès du film : « (il) a exprimé quelque chose qui est proche de toute une part de la classe ouvrière anglaise et c’est pour cela que les gens sont allés voir le film et l’ont aimé : le film n’est plus quelque chose de lointain mais au contraire quelque chose qu’ils vivent chaque jour »…Mais si ces cinéastes continuent à travailler par la suite parfois avec succès , leur esprit de révolte s’estompe…(Reisz réalise Morgan en 1966, Isadora en 1968, The French Lieutenant’s Woman en 1981) : seul Lindsay Anderson reste fidèle à ses premiers engagements en tournant If en 1968, « poème de la révolte libertaire ». On peut quand même noter que c’est Tony Richardson qui donne sa chance à un jeune cinéaste encore inconnu, en produisant le deuxième film d’ un certain Ken Loach qui réalise Kes en 1969…
L’ouvrier disparaît pendant les années Thatcher…
Pendant les années Thatcher, la représentation du monde ouvrier régresse dans le cinéma anglais, ce qui n’est guère étonnant dans l’ambiance idéologique de l’époque. Le film de Ken Loach, Looks and Smiles, tourné en 1981 et qui évoque les problèmes de deux adolescents au chômage à Sheffield (la ville où se déroule l’action de The Full Monty...), tombe à plat… »Le « pessimisme tranquille » du cinéaste anglais dérange outre-Manche, fausse note dans le concert de « l’optimisme » thatcherien » (Philippe Pilard)…Et Ken Loach va devoir attendre plusieurs années avant de pouvoir recommencer à réaliser des longs métrages…
C’est en fait à la télévision, et notamment à la BBC, sous la houlette bienveillante de Hugh Greene , que plusieurs réalisateurs peuvent traiter de thèmes sociaux, souvent occultés par les médias nationaux. Toute une génération y fait alors ses premières armes : Richard Lester, John Schlesinger, Michael Apted, Peter Walkins, et bien sûr Ken Loach et Mike Leigh : tous, à un moment ou un autre, ont travaillé pour le petit écran. Un genre en particulier fait alors son apparition, le « docu-drama », qui mélange fiction et aspects documentaires…En 1966, Loach réalise pour la télévision Cathy Come Home, qui raconte l’histoire d’un couple sans ressources, qui se voit retirer tous ses enfants par les services sociaux (en quelque sorte, le premier scénario de Ladybird...) et son film bouleverse l’opinion publique…
Le retour du « social » à la fin de la décennie…
A la fin des années 1980 et au début des années 1990, plusieurs cinéastes comme Ken Loach, Mike Leigh, ou Stephen Frears réalisent des films qui évoquent les « laissés pour compte » du thatchérisme et abordent avec une rare franchise, des problèmes qu’il n’est plus possible de dissimuler après une décennie de libéralisme : les films de ces auteurs traitent du mépris envers les homosexuels (My Beautiful Laundrette de Stephen Frears en 1985), des immigrés asiatiques (Sammy and Rosie Get Laid du même cinéaste en 1988) et évidemment du chômage qui ne cesse d’augmenter…Leurs films obtiennent d’ailleurs un succès certain auprès du public, ce qui leur permet de poursuivre leur carrière même parfois aux États-Unis (Ken Loach tourne presque un film par an depuis 1991, comme il s’agissait pour lui de rattraper le temps perdu ; Stephen Frears alterne avec plus ou moins de bonheur, films hollywoodiens et productions britanniques plus ancrées dans le social..).
Dans la plupart de ces films, le monde ouvrier fait donc un retour remarqué : certaines œuvres sont d’ailleurs autobiographiques, comme les films de Terence Davies ( Distant Voices en 1987, The Long Day Closes en 1991), qui racontent son enfance et sa vie à Liverpool…La description de ce milieu frappe d’abord par son réalisme…Tous les personnages sont incarnés par des acteurs qui ont « la tête de l’emploi » : Robert Carlyle dans les films de Ken Loach ou Peter Cattaneo, Peter Postlethwaite dans les Virtuoses, Peter Mullan dans My Name is Joe, Colm Meaney dans The Snapper et The Van de Stephen Frears… Ces interprètes n’ont pas trop de problème pour prendre l’accent de la « working class »car ils en sont issus la plupart du temps…Ces films se situent souvent en dehors de Londres, dans les vieilles régions industrielles traditionnelles les plus touchées par la crise : la ville de Manchester dans Raining Stones, Liverpool dans les films de Davies, Sheffield dans The Full Monty, le Yorkshire dans Les Virtuoses, Glasgow dans My Name is Joe. Les accents sont souvent rocailleux et déconcertants pour qui est habitué à la diction impeccable des acteurs comme Laurence Olivier ou John Gielgud…
Ce monde ouvrier est en crise : quasiment tous les personnages sont au chômage et ne survivent que par des expédients : la plupart vivotent de petits boulots , le plus souvent au noir…Joe, dans le dernier film de Ken Loach, se fait payer pour repeindre, plutôt mal, l’appartement de Sarah ; les héros de The Van tentent leur chance en vendant des saucisses, le fils de Danny dans Les Virtuoses, se déguise en clown pour les enfants de la bonne société…Beaucoup sont contraints de voler pour survivre (dans Raining Stones, Jimmy et son ami dérobent à peu près n’importe quoi , depuis des moutons dans la lande à des morceaux de gazon au « Conservative Club » de la ville ; dans My Name is Joe, l’équipe de foot va piller un magasin de sport pour renouveler ses équipements…). Et, à aucun moment, les réalisateurs ne semblent condamner ces actes illégaux : ils estiment visiblement que ces « confiscations » sont tout à fait légitimes…Enfin, certains chômeurs, comme Gaz et ses copains dans The Full Monty, en viennent à des solutions extrêmes : former un groupe de strip-tease masculin, qui ira « jusqu’au bout »…
Les institutions officielles ne sont pas épargnées et leur image dans ces films est souvent négative : l’agence pour emploi (Job Club) qu’on voit dans The Full Monty , semble bien inefficace, et les services sociaux qui apparaissent , sont soit impuissants (dans My Name is Joe) soit répressifs (dans Ladybird)…Dans Raining Stones, le conseiller municipal travailliste doit avouer son impuissance…
Ces ouvriers sont aussi victimes d’exploitants venus de leur propre milieu : le personnage de l’usurier (loan shark) est omniprésent dans ces films (Raining Stones, The Full Monty, Les Virtuoses, My Name is Joe…). C’est lui qui avance l’argent aux ménages en difficulté, le plus souvent à des taux exorbitants. C’est lui aussi qui vient exiger son dû, et souvent avec quelques gros bras, emporter tout le mobilier ou rafler l’argent des allocations…
Enfin, ces personnages d’ouvriers sont tous marqués physiquement par la crise : leurs corps ont les stigmates de leur déchéance sociale : Danny meurt doucement de la silicose dans Les Virtuoses, les copains de Gaz dans The Full Monty ont conscience de leur imperfection physique, Joe dans le dernier Ken Loach doit surmonter sa tendance à l’alcoolisme…
Mais ces cinéastes soulignent aussi les « vertus » de la classe ouvrière anglaise, qui lui permettent de s’en tirer. Et d’abord la chaleur humaine et la générosité… Les scènes de pub, pour ne pas dire de beuverie- sont innombrables : dans The Van, c’est tout un peuple qui vibre, un verre de bière à la main, aux exploits de l’équipe irlandaise de foot lors de la coupe de monde de 1992…L’amitié surtout masculine est aussi très présente, en couple ou en groupe : Bob et Tommy dans Raining Stones, les deux potes de The Van, Gaz et ses copains dans The Full Monty, les membres de la fanfare de Grimley dans Les Virtuoses… En fait, la solution individuelle semble impossible, la survie ne peut être assurée qu’avec l’aide des autres…. La plupart de ces films respirent aussi la bonne humeur , car la gravité des situations n’empêche pas les personnages de ces films de bien s’amuser . Comme le dit Ken Loach, « partout où les conditions de vie sont difficiles, il y a de l’humour », une thérapie du rire en quelque sorte…Les séquences vraiment comiques ne manquent pas : le vol des moutons et surtout d’un carré de gazon dans Raining Stones, la danse improvisée des chômeurs au Job Club dans The Full Monty, la rivalité des maillots dans My Name is Joe…D’ailleurs, les cinéastes ne s’y trompent pas : c’est très certainement ce mélange des genres qui a fait le succès de leurs films. Peter Cattaneo explique « qu’après l’époque militante pure et dure,nous avons découvert que la légèreté n’excluait pas l’efficacité (…). Il y a moyen de dire des choses importantes, sans être sinistre ».
Mais si tous ces réalisateurs se rapprochent par les thèmes qu’ils traitent, le ton doux-amer qu’ils adoptent, reste qu’on ne peut gommer la diversité de leur style. Certes, ils partagent une certaine révolte et Mike Leigh dénonce : « aujourd’hui, les institutions se sont désintégrées, le tissu social se déchire, il n’y a plus de fondement spirituel, c’est le règne de la violence et de l’individualisme ». Le réalisateur de Naked voit quand même quelques nuances entre lui et ses « collègues » : « Ken (Loach) est beaucoup plus responsable que moi, plus « politically correct« , moins imprévisible. Stephen (Frears) est capable de faire Les Arnaqueurs, moi pas »…
Et le cinéma français?
A priori, la comparaison n’est pas à l’avantage du cinéma hexagonal. Gérard Mordillat, auteur de Vive la Sociale peut dénoncer la timidité des cinéastes français : « on est dans un pays petit-bourgeois, qui fait des films petit-bourgeois. En France, on parle volontiers d’égalité des chances. Mais quelle chance? celle de devenir un petit-bourgeois! ». Certes, le poids du passé cinématographique de notre pays est écrasant. Il est en effet difficile d’égaler les grands classiques des années 1930. Dans les films de Julien Duvivier (La Belle Equipe), de Jean Renoir (Toni, Le crime de M. Lange, la Bête Humaine...), de Marcel Carné (Le jour se lève), le prolétaire est un personnage central, souvent incarné par l’une des vedettes plus plus populaires de l’époque, Jean Gabin (les seconds rôles sont aussi remarquables, avec des acteurs comme Carette, Gaston Modot…). Mais cette représentation du monde du travail est parfois à la limite de la caricature : surtout, la vision des cinéastes de ce temps frappe par son pessimisme, alors que les espoirs suscités par le Front Populaire se sont écroulés dès 1937. A la fin des années 1930, les personnages d’ouvriers connaissent souvent un sort tragique (Gabin se « suicide » dans La Bête humaine et Le jour se lève...).
Dans les années d’après-guerre, l’ouvrier semble disparaître des écrans français: à l’époque des Trente Glorieuses, ce sont les classes moyennes qui tiennent le haut du pavé (voir Mon Oncle de Jacques Tati) et quand la crise éclate au début des années 1980, ce sont d’abord les problèmes des cadres au chômage qui sont évoqués (Une époque formidable de Gérard Jugnot, La Crise de Coline Serreau). La génération la plus récente des jeunes cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin…) ne met pas la crise sociale au cœur de ses préoccupations , mais plutôt les problèmes existentiels de ses héros…Pascal Merigeau, peut-être mal intentionné, estime que ce manque d’intérêt est dû à l’origine sociale de ces réalisateurs qui « appartiennent tous au gotha intello-médiatique parisien »…Il y eut aussi tous les films réalisés sur la situation dans les banlieues (après l’immense succès du film de Mathieu Kassowitz, La Haine), et sur les problèmes des immigrés (Bye-Bye de Karem Dridi, Hexagone de Malek Chibane…), mais ces œuvres traitent plutôt des marges du monde ouvrier.
Depuis la fin des années 1980, le « prolo » a fait comme en Grande-Bretagne son retour dans le cinéma français. Déjà, sous forme documentaire, Hervé Leroux évoque avec force dans Reprise la condition ouvrière des années 1960. Plusieurs cinéastes, longtemps confidentiels, réalisent des films qui décrivent avec chaleur les milieux populaires : ce sont les films de Robert Guediguian (A la vie, à la mort en 1995, Marius et Jeannette en 1997), de Manuel Porier (Marion en 1996, Western en 1997), de Sandrine Veyret (Y aura-t-il de la neige à Noël? en 1996), et même de Marc Jolivet (Fred en 1996). Comme leurs contemporains britanniques, ils tournent souvent en province (Guediguian à Marseille, Poirier en Normandie ou en Bretagne…) : ils décrivent des milieux qu’ils connaissent bien (le cinéaste de Marius et Jeannette a peu filmé en dehors de son quartier d’origine, l’Estaque). Ils utilisent des acteurs peu connus, qui donnent souvent une impression d’authenticité et leurs personnages ont une réelle épaisseur. On peut quand même craindre que ce mouvement ne soit qu’un feu de paille. Il n’est que de relever la réticence de certains critiques français, dès qu’un film aborde un sujet « social » : Jacques Mandelbaum écrit ainsi dans le Monde : « est-ce vraiment la vocation du cinéma de pallier la disparition des Dossiers de l’écran? », comme si tout film parlant des ouvriers risquait de sombrer dans le réalisme socialiste…Il faut enfin souligner la réussite des frères Dardenne qui abordent les sujets sociaux dans deux films récents, remarquables par leur rigueur et leur sobriété, La Promesse (1996) et Rosetta (1998). Mais, le ton des œuvres des cinéastes belges est pessimiste même si les deux films semblent se terminer sur une lueur d’espoir …
Même si leurs œuvres sont inégales, les cinéastes anglais des années 1990 (et quelques Français) ont eu en tout cas un mérite : en représentant la vie « telle qu’elle est », ils ont provoqué un appel d’air salutaire, alors que la « pensée unique » dans le domaine socio-économique était peu contestée : ils ont permis, selon la formule de Ken Loach, de « donner la parole à ceux qui en sont privés »…
Pascal BAUCHARD