My Son the Fanatic, de l’intégration ethnique à la désintégration familiale

My Son the Fanatic, un film de Udayan Prasad

Royaume-Uni, 1 heure 28, 1997

Interprétation : Om Puri, Akbar Kurtha, Gopi Desai,
Rachel Griffiths, Stellan Skarsgard

Synopsis :

   Parvez a immigré du Pakistan, vingt cinq ans auparavant, avec son ami Fizzy. Il s’est très bien adapté à son nouveau pays : il apprécie le whisky, les disques de jazz, une certaine liberté…Chauffeur de taxi à Bradford, il gagne difficilement sa vie et il a tout misé sur son fils Farid, qui fait de brillantes études de comptabilité et va bientôt épouser Madelaine, la fille du commisaire de police de la ville…
Parmi ses clients habituels, Parvez s’est pris d’amitié pour Bettina, une jeune prostituée avec qui il aime bien bavarder… il lui confie ses espoirs, surtout à propos de son fils. Mais Farid semble évoluer étrangement : il rompt ses fiançailles, débarrasse sa chambre de tous ces objets « occidentaux »…Le chauffeur de taxi envisage même que son fils soit devenu drogué…
Il prend aussi en charge un homme d’affaires allemand, M. Schitz, tout prêt à s’encanailler avec Bettina…Parvez est de plus en plus inquiet à propos de Farid il confie à la jeune prostituée ses inquiétudes. Ses rapports avec la jeune femme prennent une tournure plus intime, alors que son fils s’engage résolument vers l’islamisme…

My Son the Fanatic, de l’intégration ethnique à la désintégration familiale

   Le film d’Udayan Prasad témoigne de la vitalité du cinéma anglais qui n’hésite pas à s’intéresser aux sujets sensibles de la société britannique. Depuis plusieurs années en effet, plusieurs réalisateurs, dont certains issus de l’immigration, ont évoqué dans leurs films les problèmes et parfois les joies de ces communautés. Udayan Prasad lui-même a déjà tourné en 1996 Brothers in trouble qui racontait les difficultés des immigrés du sous-continent indien à leur arrivée sur le sol britannique. Tout dernièrement encore, Joue la comme Bekcham (Bend it like Beckham) de Gurinder Chadha a obtenu un grand succès populaire outre Manche, en contant les aventures d’une petite indienne passionnée de foot. My Son the Fanatic, tiré d’une nouvelle d’Hanif Kureichi, aborde de front le problème de l’intégration des immigrés pakistanais en Grande-Bretagne et de certaines tentations islamistes de la jeunesse anglo-pakistanaise (le film a été réalisé bien avant les attentats du 11 septembre…)…Il relève aussi que le problème de l’intégration ne se pose pas dans les mêmes termes pour les pères et les fils…

Une immigration ancienne et massive
D’abord, comme le montre le film, cette immigration est massive et ancienne. Parvez (Om Puri) raconte aux clients de son taxi qu’il est arrivé en Angleterre 25 ans auparavant avec son ami Fizzy « juste pour nourrir sa famille » comme il l’avoue simplement à Bettina…En fait, ils ont trouvé facilement du travail dans les industries textiles de Bradford, alors en plein essor. Mais les conditions de travail étaient dures pour ces jeunes immigrés…Ils « turbinaient » alors « sept jours sur sept », comme le dit Parvez à M. Schitz, son client allemand…
Le film nous rappelle ainsi que le Royaume-Uni est un des pays européens de forte immigration (avec l’Allemagne et la France). Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un flux migratoire constant et important s’est mis en place depuis les anciennes colonies britanniques vers leur ex-métropole. Venant en particulier d’Asie, ces immigrés sont alors surtout des ruraux, très peu qualifiés mais attirés par les salaires plus élevés que dans leurs pays d’origine. Dans la communauté pakistanaise en particulier, une véritable chaîne d’immigration est en place à partir des années 1960 : les premiers arrivés préparent l’accueil et le soutien logistique des suivants. Cette organisation s’appuie sur une structure patriarcale très hiérarchisée ainsi que sur une unité religieuse et linguistique très homogène (parfois même régionale : un nombre important d’immigrés pakistanais vient de la région du Pendjab). Ce mouvement continue au cours des années 1970 avec notamment la pratique du regroupement familial quand il devient évident que le séjour en Grande-Bretagne sera plus long que prévu (dans le film My Son the Fanatic, Parvez a fait venir sa femme Minoo qui semble d’ailleurs le regretter amèrement…).

La communauté pakistanaise
Parvez, Minoo, et Fizzy appartiennent à la communauté pakistanaise, un des groupes les plus importants de l’immigration au Royaume-Uni. En 1991, les immigrés comptaient 3,3 millions de personnes, soit 5,9% de la population totale (ils étaient 2 millions en 1981). Les Indiens sont les plus nombreux (27% du total) et les Pakistanais constituent le deuxième groupe (17%) juste avant les Antillais (15%). Ils se sont surtout concentrés dans les régions industrielles de la vieille Angleterre, Londres et Birmingham en particulier.. Bradford, où se déroule l’action du film, compte 68 000 immigrés dont les deux tiers sont Pakistanais (ils repésentent, avec les immigrés bengali, 15% des 488 000 habitants de la ville). Les plus xénophobes se plaignent de cette implantation massive et la ville est parfois surnommée par dérision Bradistan…

Un désir d’intégration ?
Dans cette communauté se pose bien sûr le problème de l’intégration des immigrés pakistanais à la société britannique, qui est un des thèmes essentiels du film de Prasad . Cette intégration n’est pas nécessairement souhaitée par les Britanniques eux-mêmes. Comme le remarquait un rapport récemment remis à Tony Blair, les communautés semblent « vivre parallèlement les unes aux autres ». Mais cet « apartheid » de fait arrange d’une certaine façon la Grande Bretagne. Selon Anand Menon, maître de conférence à Oxford, « contrairement au modèle républicain universaliste français, il ne s’agit pas pour les Britanniques de fondre les nouveaux arrivants dans un moule égalitaire et de les intégrer à la société. En Grande Bretagne, l’étranger est souvent ignoré mais toléré, à défaut d’être accepté ». Une doctrine de séparation qui se veut respecteuse des uns et des autres (equal but seperated , comme dans le sud des Etats-Unis…)
Mais du point des vue des immigrés eux-mêmes , la tentation est forte de s’intégrer à la société britannique et notamment pour s’élever dans l’échelle sociale. Parvez par exemple n’a aucune envie de « rentrer au pays », au contraire de sa femme…Il est bien trop séduit par certains aspects de la civilisation occidentale : le whisky, le jazz, les saucisses du petit déjeuner…Il se sent chez lui, à Bradford, au point de faire une visite guidée de la ville à ses clients, comme s’il y avait vécu depuis plusieurs générations. De fait, il considère que son dur travail dans les usines de la ville l’autorise à se revendiquer comme un citoyen de Bradford à part entière…Il envie aussi la réussite de son ami Fizzy , dont le restaurant « typique » semble connaître un grand succès (sa femme le trouve « âpre au gain »), alors qu’il est seulement chauffeur de taxi depuis des années pour des revenus apparemment modestes. Il veut surtout que son fils Farid réussisse sa vie. Il le pousse à faire des études de comptabilité et surtout, suprême honneur, espère bien qu’il va épouser une charmante jeune fille anglaise, Madelaine, fille du chef de la police local. Lors des fiançailles, il multiplie les photos avec les deux familles mélangées…
Il existe d’ailleurs des preuves d’un frémissements d’une intégration réussie : la trajectoire de certains membres des milieux intellectuels témoigne de la vitalité de ces communautés (Prasad lui-même, Om Puri, le principal interprète du film, Hanif Kureishi et V.S Naipaul, auteurs reconnus au Royaume-Uni ou même Kulvinder Ghir, producteur de Goodness Gracious me, célèbre émission de télévision sur les Indo-pakistanais…). Mieux encore, les jeunes immigrés d’origine asiatique semblent particulièrement studieux : 71% des adolescents indiens entre 16 et 19 ans sont encore dans le circuit scolaire (seulement 58% des jeunes « Britanniques de souche »…). Un quart des étudiants en médecine sont d’origine pakistanaise…

La xénophobie au Royaume-Uni
Mais ce désir d’intégration se heurte à un rejet certain d’une partie de la population britannique. Dans le film, Parvez est durement éprouvé quand il se retrouve dans une boîte de nuit aux côtés de M. Schitz et de Bettina et qu’il subit les sarcasmes racistes d’un soi-disant humoriste (celui-ci traite le chauffeur de taxi de « Saldam Rushdie », de « trou du cul satanique »…). De même, l’inspecteur de police Fingerhut, le père de la fiancée de son fils, paraît un peu « dégouté » par les manières trop démonstratives de Parvez (c’est du moins ce que Farid affirme à son père…).
De ce point de vue, il est certain que l’opinion britannique a montré parfois plus que des réticences… dans les années 1970, Enoch Powell, membre du shadow cabinet du parti Conservateur, exacerbe les sentiments contre les immigrés. Lors d’un discours retentissant à Birmingham en 1968, il s’en prend directement aux étrangers : « il est souhaitable que s’organise un flux régulier de rapatriement volontaire pour les individus qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s’intégrer (…). Ce pays ne sera plus digne d’être habité par nos enfants. Comme les Romains, il me semble voir le Tibre se couvrir de sang… » . Par la suite, les idées racistes vont s’incarner dans le mouvement skinhead de manière beaucoup plus violente surtout au cours des années 1970-1980. Leur détestation des Pakis est particulièrement forte : « ils ne sont rien, ni noirs ni blancs »…Ces décennies sont marquées par un regain de tension, des émeutes raciales nombreuses, qui concernent aussi les immigrés venus d’Asie (Notting Hill en 1977, East End de Londres en 1978, Londres à nouveau Manchester et Liverpool en 1981…) . Depuis cette mouvance a vu son influence décliner, en partie parce que le gouvernement Thatcher est arrivé au pouvoir et qu’il est apparu intraitable face à l’immigration, mais les tensions n’ont pas disparu. Mais ce sentiment xénophobe est sans doute partagé par une frange plus importante de la population… Selon des sondages récents, deux tiers de la population s’avoue raciste et ce sentiment de défiance est important envers les Pakistanais (30% des personnes interrogées disent s’en méfier…).

Les fraises et le curry
En tout état de cause, Farid , après avoir cédé pendant sa jeunesse aux sirènes de la civilisation occidentale, n’a pas de mots assez durs pour la rejeter de toutes ses forces. Il possède des atouts non négligeables : il parle très correctement l’anglais (au contraire de son père, qui a gardé un fort accent asiatique…) : il semble avoir été un élève modèle (« il n’avait que des A », selon Parvez)..Peur de l’avenir ? Peur de ne pas être admis réellement dans la société blanche ? Toujours est-il que le jeune homme coupe brutalement les ponts avec le british way of life, sous les yeux éberlués de son père…Il vide sa chambre de tous les objets « occidentaux » (photos de la fiancée, batte de cricket, guitare électrique…). Il reproche à la société britannique de « se noyer dans le sexe », de ne vivre que « pour les choses matérielles »…Il ne croit pas à une intégration possible et de toute façon, il ne le souhaite pas… : Répondant à son père qui évoque son mariage avec Madelaine, Farid affirme : « nos cultures ne peuvent pas se mélanger. Peut-on mélanger du curry avec des fraises ? ». Il va donc se réfugier dans l’islam le plus dur, rejoindre ceux « qui ne veulent plus de ce désordre », retrouver « la croyance, la pureté »…Il fait clairement allusion à un mouvement à la limite de la légalité, lorsqu’il évoque, au cours d’un dîner avec son père, « certains hommes en prison qui ont besoin de guide »…L’islam de Farid se revendique comme clairement antisémite et contre les « Blancs » (Farid reproche à son père d’avoir cédé « à la propagande judéo-blanche »). On peut aussi relever un rejet du système économique anglais (un soupçon de marxisme ?), quand Farid avoue à son père son intention d’arrêter ses études : « la comptabilité, c’est le capitalisme et l’exploitation ! ». Un peu plus tard, il décrit ainsi les usines de Bradford au guide spirituel venu du Pakistan : « cette grande cheminée est le symbole de l’ego démesuré des industriels britanniques du XIX° siècle »… Ce « mélange des genres » est d’ailleurs curieux : en général, l’islamisme est plutôt conservateur dans le domaine social. Faut-il y voir une réminiscence des idées autrefois marxisantes du scénariste ? Mais son islam est aussi très strict envers les femmes « qui manquent de foi et donc de raison »…Parvez est ainsi très choqué de s’apercevoir un beau matin que sa femme a été cantonnée dans sa cuisine par Farid et le « sage » venu de Lahore…de même, les deux hommes sont pleinement impliqués dans les manifestations organisées par les islamistes de ville contre les prostituées : ils assiègent une maison où se sont réfugiées les jeunes femmes, parmi lesquelles se trouve l’amie de Parvez, Bettina…
Le film de Udayanba Prasad correspond bien à une réalité. L’appartenance religieuse est fortement revendiquée par les immigrés pakistanais : 97% se réclament de l’islam et d’un islam d’autant plus « pur et dur » qu’il doit affronter un environnement hostile. En 1988, d’importantes manifestations ont eu lieu à Bradford contre le livre de Salman Rushdie : « Les versets sataniques » avaient été brûlés et des portraits de l’ayatollah Khomeiny brandis par la foule. Les Musulmans réclamaient alors une loi les protégeant du blasphème et des subventions pour leurs écoles…Selon Antoine Sfeir, les mouvements islamistes ont pris de l’ampleur depuis quelques années au Royaume-Uni. Par exemple, le groupe Tabligh et le Jama’at islami du Pakistanais Mawdoudi prêchent pour la constitution d’un état islamique…Les dirigeants du FIS algérien ont aussi trouvé refuge dans la capitale britannique. Le docteur Kalim Siddiki crée en 1992 un Parlement musulman, de stricte obédience. Le sheik Omar Bakri Mohamed installé à Londres, d’origine syrienne, rêve d’un califat qui s’étendrait jusqu’au Royaume-Uni, pour lui « territoire infidèle »…Il refuse totalement l’intégration : ses coreligionnaires ne sont pas « des Musulmans britanniques » mais des « Musulmans en Grande-Bretagne »…
En fait, tous ces mouvements ont longtemps bénéficié de la neutralité « bienveillante » des autorités britanniques : ils sont tolérés, « tant que ces islamistes ne menacent pas la sécurité nationale, ne participent pas à des opérations criminelles ou à des actes terroristes », comme l’affirme le ministère de l’intérieur.. Même depuis les attentats du 11 septembre, si la police a procédé à certaines arrestations et plusieurs enquêtes, l’heure est plus à la vigilance qu’à la répression. Comme l’écrit un journaliste du Times, « alors que la France est prompte à judiciariser les extrémistes, l’Angleterre préfère les sanctuariser. En d’autres termes, leur laisser une certaine liberté d’expression pour les surveiller et ne pas les les pousser vers la clandestinité »…On n’oubliera pas que l’argent islamique-voire islamiste-pèse d’un poids certain à la City : 4 000 associations charitables, 50 banques, 3 millions de livres perçues au titre de l’impôt musulman (Zakat) sans compter les dons volontaires, les sommes en jeu sont considérables…
Quoi qu’il en soit, les islamistes ont le vent en poupe et en profitent pour tenter de s’implanter dans les 500 mosquées que compte le Royaume-Uni, pour développer leur presse, pour infiltrer les associations de croyants déjà en place…Dans My Son the Fanatic, un incident oppose d’ailleurs à la mosquée ces jeunes islamistes aux imams traditionnels…En tout cas, leur propagande s’oriente surtout vers la jeunesse, et avec un certain succès. Un journaliste d’un hebdomadaire musulman londonien relève que « la première génération suit la loi islamique à la lettre, la deuxième a choisi de rechercher l’esprit de cette loi »…

Règlements de compte familiaux
Nul doute que l’engagement de Farid dans l’islamisme est une manière aussi pour lui de « régler ses comptes » avec son père… Déjà, il lui reproche sa soumission, de sa servilité envers des gens qui le haïssent..Il l’accuse de se « compromettre » avec la civilisation occidentale « décadente». En particulier, il lui en veut de fréquenter des prostituées, d’organiser des « partouzes » pour son client allemand…En quelque sorte, il inverse le rapport d’autorité traditionnelle si fort dans la communauté pakistanaise, qui veut que ce soit le père qui fasse la leçon à son fils, et sûrement pas l’inverse…Farid se sert de l’islam pour mettre Parvez en infériorité et celui-ci est désarçonné par cette tactique. Lors du dîner orageux dans le restaurant de Fizzy, le chauffeur de taxi se sent vaguement coupable quand son fils lui lance certaines accusations à la figure et il se se réfugie dans la boisson, augmentant ainsi le malaise (cf la séquence reproduite dans ce dossier : Une explication de famille). Un peu plus tard, à court d’arguments, il finit par frapper son fils pour le faire taire et Farid de répliquer : « alors qui est le fanatique ? »…

   En fait, Parvez est dans une situation difficile. Il se rend bien compte que le sort des Pakistanais à Bradford est loin d’être enviable. « Combien de nous sont-ils heureux ici ? », s’interroge-t-il en discutant avec M. Schitz…L’homme d’affaires allemand lui fait d’ailleurs remarquer qu’il ne maitrise pas encore parfaitement l’anglais après tant d’années passées au Royaume-Uni…Au début, Parvez est même presque soulagé lorsqu’il comprend que Farid s’est engagé dans la voie de la religion. Comme il le confie à Bettina, il est d’abord très inquiet car il craint que son fils ne soit devenu homosexuel ou drogué…Mais il est séduit par l’Angleterre. Il lui rappelle que les cultures ont déjà commencé à se mélanger depuis longtemps et qu’il faut s’adapter au pays où l’on vit…Il ne se fait pas faute non plus de montrer à son fils les hypocrisies de certains imams. Parvez lui même a été définitivement « guéri » de la religion islamque à cause du traitement qu’il avait subi dans sa jeunesse, quand il apprenait l’islam avec un soit-disant « homme de foi » plutôt sadique…Il rappelle au « sage de Lahore » qu’au « pays des Purs », il existe aussi des prostituées dans les grandes villes…Il ne manque pas d’informer Farid que le guide spirituel veut s’installer dans l’Occident « décadent » et qu’il lui a demandé de lui fournir des papiers (Parvez surprend d’ailleurs le « sage » en train de s’esclaffer devant un dessin animé qui passe à la télévision…). Il est d’autant plus « remonté » contre l’imam que celui-ci devient franchement envahissant et dépense sans compter (c’est Parvez qui doit régler des factures astronomiques pour le téléphone ou l’électricité…). Parvez a une attitude parfois paradoxale. Il veut laisser à son fils « son libre arbitre » comme cela se fait en Angleterre : en même temps, il se sert de l’autorité paternelle traditionnelle pour imposer à Farid un mariage arrangé…avec une Anglaise !

Parvez et Bettina…
Enfin , le film My Son the Fanatic aborde un thème cher à Hanif Kureishi, la constitution de couples mixtes, issus d’origines différentes (on le retrouve dans beaucoup de scénarios ou de livres écrits par l’auteur, lui même né d’un père pakistanais et d’une mère anglaise…). Visiblement, Parvez et Bettina se retrouvent car ils sont tous deux isolés dans leur propre communauté : la jeune femme utilise un prénom d’emprunt et semble vivre seule ; le chauffeur de taxi partage ses journées entre son travail et sa cave-refuge, où il peut boire tranquillement son whisky en écoutant des disques de jazz…Leur amour est une façon de joindre leurs deux solitudes…Quand ils se découvrent l’un l’autre, ils s’émancipent de leur entourage, des préjugés de leur communauté d’origine. D’ailleurs, leur liaison est mal vue : même Fizzy, l’ami de Parvez, n’accepte de l’aider que s’il rompt son idylle avec la jeune femme…Ils se comportent en êtres humains libres (sans doute Parvez a-t-il épousé Minoo, son épouse pakistanaise à la suite d’un mariage arrangé…). Mais le film est ambigu sur l’avenir de leur relation…

   A la fin du film, la rupture de la cellule familiale semble consommée : Minoo a quitté la petite maison sans doute pour rentrer au Pakistan, Farid a rejoint ses amis islamistes…Mais la dernière séquence montre que Parvez garde l’espoir, comme il l’a confié à Bettina. Allongé devant la porte de la chambre de Farid, un verre d’alcool à la main, il attend le retour du fils « égaré » sur les chemins de la foi…My Son the Fanatic pose bien le problème de la seconde génération : à défaut de s’intégrer, elle risque de basculer vers l’islamisme et l’ambiance depuis le 11 septembre n’a sans doute rien arrangé. Comme le redoute un journal britannique, « notre pays, longtemps terre d’asile, deviendra-t-il terre de fracture à cause d’un homme, Ben Laden s’étant fixé pour but d’organiser une guerre entre musulmans et non-musulmans ? ». Les émeutes au sein de la communauté pakistanaise qui ont eu lieu pendant l’été 2001 à …Bradford sonnent comme un avertissement. Le film de Prasad et Kureishi est,dans un sens, prémonitoire…

 

The Full Monty, une comédie sociale à l’anglaise

The Full Monty, un film de Peter Cattaneo

Royaume-Uni, 1 heure 32 , 1997

Interprétation : Robert Carlyle, Mark Addy, Tom Wilkinson
Paul Barber, Steve Huison, Hugo Speer

Synopsis :

   Sheffield, un des centres industriels les plus actifs de Grande Bretagne dans les années 1960. 25 ans plus tard et après une décennie de thatcherisme, la ville est en plein marasme et le chômage sévit. Gaz (Robert Carlyle), divorcé,sans emploi et vivant d’expédients, décide avec cinq autres laissés pour compte, de monter un spectacle de strip-tease masculin (à la manière des Chippendales, splendides jeunes gens qui exhibent leurs corps devant un public plutôt féminin…). Le problème est que les 6 chômeurs n’ont pas vraiment le physique de l’emploi et qui leur faudra trouver une attraction supplémentaire…

The Full Monty, une comédie sociale à l’anglaise

  A première vue, The Full Monty s’inscrit dans la longue tradition des comédies britanniques pas toujours réputées pour leur légèreté. Dans les années 1970, plusieurs films ont ainsi obtenu un réel succès en tablant sur le registre comique (A Fish Called Wanda avec John Cleese en 1988, bien sûr Four Weddings And A Funeral de Mike Newell en 1994…)…Cette veine a été aussi exploitée à la télévision britannique depuis les années 1960, pour le meilleur et pour le pire (des émissions des Monthy Python à Benny Hill, en passant M. Bean…). Le film de Peter Cattaneo mise à l’évidence sur ce tableau et la campagne promotionnelle est explicite : une braguette sur les jambes du M de Monty, un slogan plutôt racoleur, « la comédie anglaise qui dévoile tout »…Au point que le film a été classé dans la catégorie R aux États-Unis (Restricted, interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés), for the language et some nudity.... Le côté graveleux n’est pas occulté, c’est le moins que l’on puisse dire, au point de constituer le nœud de l’intrigue. Comme le dit John Cleese, « dans une comédie britannique, l’homme doit forcement baisser son pantalon »: c’est en quelque sorte la marque de fabrique du genre…

Dans l’Angleterre en crise…
Mais si The Full Monty a remporté un tel succès populaire, c’est qu’il témoigne aussi des préoccupations quotidiennes de la classe ouvrière anglaise. Le film est bien en 1997 dans l’air du temps. Comme l’écrit Derek Malcolm, critique du Guardian, « Quatre mariages, c’était la middle-class aisée avec pour seule préoccupation les intrigues sentimentales. The Full Monty, c’est la classe ouvrière ou ce qu’il en reste. Des hommes au physique moyen, la lutte pour la survie, les enfants du divorce. Le public populaire s’y est retrouvé ».
Et le film évoque à plusieurs reprises la crise qui a frappé si durement l’Angleterre industrielle ainsi que le désarroi de cette classe ouvrière autrefois reconnue.
Le générique s’ouvre sur un court film promotionnel tourné 25 ans auparavant, qui vante le dynamisme de Sheffield, « cœur de l’Angleterre industrielle, joyau du Yorkshire ». Le commentaire rappelle que la richesse de la ville repose avant tout sur la sidérurgie, qui « produit le meilleur acier du monde », qui fabrique les objets les plus variés, « des poutrelles de haute tension aux couverts inoxydables sur votre table ». Et d’insister en conclusion : « grâce à l’acier , Sheffield est vraiment une cité qui va de l’avant (on the move) ». Depuis le XIX° siècle, cette région du Yorkshire est un centre industriel pionnier, à l’avant-garde des nouvelles technologies du secteur. C’est à Sheffield qu’on utilise pour la première fois de nouveaux convertisseurs, qu’on produit les ferro-alliages, qu’on adopte les fours électriques pour les aciers inoxydables. Cette activité est « l’un des piliers de la prospérité anglaise des années 1960 ». Après la nationalisation de la sidérurgie par les Travaillistes en 1967 et la création de la British Steel Corporation, la production nationale d’acier est alors à son apogée en 1970, avec 28 millions de tonnes produites dans l’année.
Aussi, les séquences suivantes soulignent l’ampleur du déclin des industries de Sheffield : Gaz, son fils et son copain Dave errent dans de vastes hangars vides, laissés à l’abandon. Seule une fanfare continue à animer l’endroit et maintenir une présence ouvrière fantomatique ( cet orchestre fait bien sûr penser à celui du film Les Virtuoses, dont l’action se déroule aussi dans la région du Yorkshire…). Cette grave crise de l’industrie britannique est pour une bonne part dûe aux effets de la politique de Margaret Thatcher, qui devient Premier Ministre au début des années 1970. Comme l’explique Yann Le Chevalier dans un article du même dossier (cf Vingt ans de libéralisme en Grande-Bretagne), l’ultra libéralisme prôné par « la Dame de Fer » a provoqué la quasi faillite des industries traditionnelles britanniques, incapables de résister à la concurrence internationale. Les vieilles régions manufacturières connaissent alors un déclin irrémédiable et le cinéma social anglais s’en fait l’écho : Manchester dans Raining Stones, le Yorkshire dans Les Virtuoses et The Full Monty, Glasgow dans My Name Is Joe….
Gaz et ses amis connaissent bien évidemment le chômage et la plupart du temps, ils vivent d’expédients. Dans une des premières séquences, le héros du film entraîne son fils et son ami dans une aventure incertaine, qui consiste à récupérer des poutrelles d’acier pour les revendre…Il propose aussi à Nathan de regarder le match de Manchester United à travers une ouverture dans le grillage…Mais ces moyens s’avèrent insuffisants quand il s’agit de régler les arriérés de la pension alimentaire que Gaz doit verser à sa femme…Aussi pour échapper à cette vie minable, que son fils ne supporte plus, Gaz et ses copains vont se lancer dans l’aventure que l’on sait (la somme ramassée en une seule soirée par les Chippendales, soit près de 10 000 £, les a tous laissés rêveurs…). Les candidats aux auditions pour recruter de nouveaux danseurs sont souvent pathétiques : l’un d’eux, qui se déshabille sur la musique lascive de Serge Gainsbourg, avoue « qu’il est au bout du rouleau »…Les copains de Gaz fréquentent aussi souvent le « Job Club » où ils sont censés trouver de l’aide pour retrouver un emploi. Mais comme le fait remarquer Gaz, il y a bien un Club mais peu de Job….Un peu plus tard, ils viennent chercher leurs indemnités au bureau de chômage : une préposée interroge Horse avec insistance sur ses perspectives d’emploi (tout au long des années 1980, les gouvernements conservateurs vont durcir les conditions pour toucher les allocations ,et faire baisser ainsi le nombre de chômeurs dans les statistiques : en quelques années, les critères de recensement ont changé une dizaine de fois…!). On retrouve aussi dans The Full Monty le personnage peu sympathique du prêteur sur gage, le loan-shark, déjà repéré dans d’autres films sociaux des années 1980 (Raining Stones, Les Virtuoses, My Name is Joe…). Gerald surtout doit 120 £ et continue à s’endetter pour maintenir un certain train de vie. Après un premier avertissement, la sanction ne se fait pas attendre : sa maison est vidée de presque tout son mobilier, des nains de jardin à la télévision….
Mais Gaz et ses amis ne sont pas non plus prêts à accepter n’importe quel emploi. Le père de Nathan rejette les emplois qu’il juge méprisables. Par exemple, quand son ex-femme lui propose de devenir magasinier pour 2,5£ de l’heure …Il se moque de Dave qui a fini par prendre un poste de surveillant dans une grande surface..On sent bien leur amertume de ne plus être considéré comme des ouvriers qualifiés. Quand il voit l’héroïne de Flashdance s’essayer à la soudure, Dave s’amuse de sa maladresse…Ces steelworkers ont la fierté d’avoir appartenu à l’élite du prolétariat britannique, d’être les dépositaires d’un savoir-faire…
Ainsi, on peut interpréter leur projet comme une ultime révolte contre un système humiliant qui leur refuse un emploi mais aussi la reconnaissance de leur qualification. Comme l’écrit Pierre Murat dans Télérama, « les oppresseurs du monde entier commencent toujours par déshabiller ceux qu’ils veulent humilier. Ici, c’est en se dessapant que les héros retrouvent, pour quelques instants, leur dignité perdue ». On pousse ainsi la logique jusqu’au bout : vous nous avez tout pris, nous montrons tout ce qu’il nous reste…

Vers un nouvel ordre sexuel…
Mais The Full Monty aborde un autre aspect de la psychologie de ces chômeurs : le désordre social s’accompagne d’un désordre sexuel qui peut se résumer ainsi : les femmes ne sont plus à leur place et ont même tendance à prendre la place des hommes …Au Job Club, Gaz et ses copains se lamentent sur ce bouleversement qu’ils constatent mais qu’ils ne peuvent endiguer. Le jeune chômeur est encore sous le choc de ce qu’il a vu dans les toilettes (pour hommes!) du night-club : « si les femmes se mettent à pisser comme nous, c’est cuit! » et les remarques amères fusent : »d’ici quelques années, (il n’y aura) plus d’hommes, sauf au zoo. (Nous sommes) des dinosaures, passés de mode ». Et de prédire un sombre avenir : « mutations génétiques, elles deviendront…nous! ».
Plusieurs personnages de la bande partagent un même « problème » : ils sont dominés par une femme. Gaz doit verser une forte somme pour la pension de son ex-femme et continuer à voir son fils. Dave vit aux crochets de son épouse et s’en veut de ne pas être à la hauteur. Gerald n’a pas réussi à avouer à sa femme qu’il est au chômage, et continue depuis 6 mois à faire comme si de rien n’était…Ainsi, leur impuissance économique est aussi « sexuelle » et le chômage a provoqué un renversement des rôles au sein des familles. Dans cet univers d’hommes en proie au doute, on peut aussi relever que le plus « masculin » d’entre eux, Guy, n’est pas vraiment tenté par les aventures féminines. Ce sont les femmes qui travaillent et qui détiennent le pouvoir correspondant…Elles peuvent bien sûr se montrer compréhensives : après le « pillage » de sa maison, la femme de Gerald lui avoue qu’elle a toujours détesté les nains de jardin et lui reproche surtout d’avoir manqué de confiance en elle. C’est Jean qui pousse Dave à affronter le public féminin et qui lui redonne un peu d’assurance. Mais le machisme naturel de ces ouvriers est quand même mis à mal (on est bien loin du personnage parfaitement odieux d’Andy Capp…). Le film montre aussi des femmes plus pragmatiques, qui s’adaptent plus facilement à la nouvelle flexibilité du marché du travail ( mais cette vision peut bien sûr se discuter…). En tout cas, le projet des 6 chômeurs peut apparaître comme une reconquête de leurs positions perdues : c’est en dévoilant leur « spécificité » que Gaz et ses amis comptent retrouver leur position dominante dans la guerre des sexes…

Une version light…
Mais si The Full Monty aborde des sujets graves, il ne les prend jamais complètement au sérieux. Un cirtique parle ainsi « d’une version light, colorée, souriante du cinéma anglais engagé… » Le ton du film est toujours décalé, ironique. Comme l’a relevé Samuel Blumenfeld, les objets et les lieux sont souvent « détournés »: un nain de jardin sert de cache-sexe, le Job Club se transforme en tripot dès que l’animateur a le dos tourné, le bureau de chômage devient une salle de danse alors que Donna Summer chante dans les haut-parleurs. Les scènes les plus dramatiques sont désamorcées par l’ironie ou l’humour. Quand Lomper essaie de suicider avec les gaz d’échappement de sa voiture, Dave toujours serviable, s’empresse de réparer son moteur avant de comprendre de quoi il retourne. Les scènes de répétition dans des hangars sinistres prêtent souvent à rire : Guy rate lamentablement son imitation de Singing In The Rain : les apprentis danseurs réussissent leur scénographie en appliquant les règles du hors-jeu pratiquées à Arsenal…Mais le film ne bascule jamais complètement dans la comédie. Le scénariste explique qu’il a voulu retrouver « l’alchimie bizarre de la vie » et qu’il a supprimé des scènes très drôles, « mais qui créaient un déséquilibre »….

Un plein succès
C’est d’ailleurs sans doute un des clés de la réussite du film : The Full Monty remporte un grand succès populaire, qui a sans doute surpris ses promoteurs : il reste trois mois au sommet du box-office, et fait mieux ainsi que 4 mariages et un enterrement. Il a connu aussi une forte audience aux États-Unis et en France…
Le film a d’abord bénéficié d’une production soignée : Uberto Pasolini qui a initié le projet, a été chercher aux États-Unis le financement auprès de la Fox et a pu disposer d’un budget de 3,5 millions de dollars. Il peut engager l’acteur alors en vogue, Robert Carlyle, qui vient de se faire connaître grâce à Trainspotting…Le scénariste, Simon Beaufoy , explique leur idée : « montrer comment des marginalisés par le système qui n’y ont plus leur place, trouvent le ressort pour rebondir et récupérer leur identité ». Nul doute que le public populaire n’ a pas eu de mal à s’identifier à ces personnages de chômeurs, ni beaux, ni riches, ni célèbres mais pleins d’énergie. Pour certains, le film est porteur d’espoir. Un député travailliste du Yorkshire explique ainsi : « The Full Monty montre que la société civile est si profondément ancrée ici que Maggie n’a pas réussi à détruire sa résistance et son sens de l’humour. Il décrit aussi la débrouille, le soutien mutuel et indique que la page de la récession est tournée, que les gens sont prêts à tout pour avoir un boulot ». Cette dimension politique n’est pas vraiment revendiquée par les auteurs du film. Le scénariste précise : Les Virtuoses est un film politique , avec in grand P. On y conspue Margaret Thatcher et c’est tant mieux. Nous , nous ne tenons pas de discours de ce type: le constat est avant tout social et humain »…
Mais l’impact du film a été au delà des intentions de ses créateurs. Sa sortie coïncide avec la lassitude de l’opinion anglaise envers les gouvernements conservateurs au pouvoir depuis 18 ans. : « The Full Monty, c’est vraiment la fin des années Thatcher-Major » (Robert Carlyle). David Roger, producteur, n’hésite pas à dire « que ‘le film » symbolise l’optimisme et que les gens se sentent mieux depuis l’élection de Tony Blair le premier mai. The Full Monty fournit une sorte d’espoir, d’amusement, même s’il est superficiel ». L’année même de la sortie du film, le parti travailliste remporte une victoire écrasante aux élections législatives, en obtenant 420 sièges des 659 de la Chambre des Communes. Reste à savoir si les spectateurs comblés de The Full Monty ne sont pas devenus des électeurs déçus de Tony Blair, tant les changements de la politique sociale ont été imperceptibles…

 

Le chemin de la liberté ou l’itinéraire d’une enfant volée…

Le chemin de la liberté, un film de Philip Noyce

Australie, 1 heure 34, 2001

Interprétation : Everlyn Sampi, Tianna Sansbury, Laura Mongaham
Kenneth Branagh, Ningali Lawford, David Gulpili

Synopsis :

   En 1931, à Jigalong, en Australie occidentale, près du désert de Gibson, trois fillettes métisses (leurs pères sont des blancs) vivent avec leurs familles au sein de la communauté aborigène : Molly (14 ans), sa soeur Daisy (8 ans) et sa cousine Gracie (10 ans). Mais M. Neville donne l’ordre d’emmener les trois adolescentes au camp de Moore River, à l’autre bout du continent.
Arrivées dans cet endroit peu accueillant, les fillettes ne supportent pas les conditions de vie contraignantes et surtout d’être séparées de leurs mères. Molly et ses deux compagnes décident de s’enfuir pour rentrer chez elles. Commence un long voyage semé d’embûches de près de 2000 km, le long d’une clôture à lapins providentielle…

Le chemin de la liberté
Ou l’itinéraire d’une enfant volée…

   En réalisant Le chemin de liberté, le cinéaste australien Philip Noyce a voulu rendre hommage à une communauté très longtemps brimée et persécutée dans son pays, celle des Aborigènes). Pour ce faire, il a raconté le destin extraordinaire d’une adolescente de 14 ans, Molly qui n’a pas supporté d’être enlevé à sa famille et qui a parcouru près de 2000 km avec sa sœur Daisy et sa cousine Gracie pour rejoindre sa région d’origine (cette odyssée exceptionnelle a été racontée par la propre fille de Molly, Doris Pilkington Garimara, dans son livre Follow the rabbit proof fence, publié en Australie en 1996).

Une jeunesse heureuse interrompue

   Au début du film, les premières scènes évoquent la vie apparemment heureuse de Molly et de ses deux compagnes au sein de leur communauté, les Mardus, installés près du poste de Jigalong proche de la fameuse clôture à lapins . En fait, Doris Pilkington nous apprend que l’histoire familiale de Molly est un peu particulière. Sa mère Maude, avait été promise à un homme de sa tribu mais qui l’avait reniée. La jeune femme, intelligente et débrouillarde, avait travaillé comme domestique au service du chef de poste M. Hawkins. Elle avait rapidement appris l’anglais et surtout était tombée enceinte d’un employé blanc, Thomas Craig, chargé de l’entretien de la clôture. C’est ainsi que Molly est conçue : quelque temps après, Daisy naît, elle aussi d’un père blanc. Le film laisse supposer que les pères de ces enfants métis ne se sont guère occupés de leur descendance (un des gardes précise : « ils ont foutu le camp depuis longtemps… ») mais Doris Pilkington suggère que Molly a quand même connu son père. En tout cas, il semble bien que tous ces enfants métissés aient été quelque peu tenus à l’écart par le reste de la communauté : Molly reste plutôt seule jusqu’à l’âge de 4 ans, et apprécie quand elle est rejointe par Daisy, sa petite sœur et Gracie, sa cousine. M. Kelling, le chef de poste, précise : « on ne leur donnait pas toutes leurs chances, car les Noirs considéraient que les métis leur étaient inférieurs ». En tout cas, leur situation est signalée aux autorités qui chargent l’agent Riggs de récupérer les fillettes afin de les envoyer au camp de Moore River, où elles seront « rééduquées » selon les principes développés par M. Neville (selon les thèses raciales alors à la mode, on doit pouvoir en quelques générations, effacer toute trace de leur origine aborigène). Nul doute d’ailleurs que ce enfants issus de relations sexuelles entre les deux « races » n’aient suscité alors un profond malaise dans la communauté blanche. Dans le film, M. Neville, lors d’un exposé face à un escadron de bourgeoises pincées, évoque la création « d’une indésirable troisième race » .
Quoi qu’il en soit, le film souligne bien l’intensité des liens familiaux qui existent entre les trois fillettes et leurs mères. Quand Martha, une des filles du camp de Moore River, parle de « tous ces bébés « qui n’ont pas de maman », Molly répond : « j’en ai une, moi ». Une autre séquence traduit aussi la force de cet attachement : au début de leur fuite, les fillettes posent leurs mains sur la clôture à lapins alors qu’à l’autre extrémité, fait le même geste, un sourire aux lèvres…
L’arrachement des trois fillettes à leurs mères est une scène bouleversante et l’arrivée au camp de Moore River ne peut renforcer la conviction de Molly qui veut s’enfuir à la première occasion (un rapport de l’époque prévenait d’ailleurs la direction du centre : « il est nécessaire de les surveiller pour les empêcher de s’enfuir »). Molly et ses deux compagnes sont choquées par tout ce qu’elles découvrent : la promiscuité des dortoirs, l’embrigadement religieux, les tâches qu’on veut leur imposer, le racisme imbécile des autorités (on leur interdit de s’exprimer dans leur langue), et même la brutalité de la répression dont sont victimes celles qui tentent de s’échapper (la jeune Olive partie retrouver son petit ami, enfermée au mitard, après avoir été retrouvée par le traqueur Moodoo). Aussi, l’adolescente prend rapidement sa décision : alors qu’elle rêve à sa mère, elle pense avec dégoût à ceux qui l’opprime, M. Neville et le traqueur : « ils me rendent malades, ces gens-là ».

Un chemin semé d’embûches

   Le périple qui est accompli par les trois fillettes est alors incroyable : près de 2000 km, pendant 9 semaines, dans une des régions les plus dures du monde. Les obstacles semblent presque insurmontables.
Déjà, ceux qui se lancent à leur poursuite sont puissants et tenaces. Moodoo, le traqueur aborigène, a déjà fait la preuve de son efficacité (il vient de ramener la jeune Olive). Il est aussi probable que les autorités lui font miroiter une liberté future (il veut retrouver sa famille dans une autre région), s’il fait la preuve de son zèle dans l’accomplissement de sa mission. M. Neville se montre aussi particulièrement acharné à retrouver les trois fillettes. Il craint déjà pour la réputation de son service, si elles n’étaient pas rattrapées. Il se croit en quelque sorte investi d’une mission sacrée envers les Aborigènes. A la fin du film, il se désole que ceux-ci ne soient pas plus coopératifs : « si s’ils voulaient bien comprendre ce que nous essayons de faire pour eux ». Aussi, il tente de mobiliser le plus de moyens possibles , notamment en policiers, pour réussir la traque des trois enfants.
Un autre obstacle évident est la région même dans laquelle se déroule la fuite des trois fillettes (cf article dans le même dossier) : elles doivent affronter la dureté du climat de cette partie de l’Australie, la végétation clairsemée du bush, la faible densité humaine alors qu’elles ne semblent avoir emporté que le strict minimum (elles n’ont pas de manteaux pour affronter le froid).
E    nfin, le groupe des trois fillettes a parfois du mal à rester soudé. Molly s’impose comme le chef naturel des trois gamines : elle est la plus âgée et la plus décidée et c’est elle qui prend la décision de quitter le camp de Moore River. Elle doit quand même faire face, à plusieurs reprises, aux doutes, au découragement, à la fatigue de sa petite sœur et de sa cousine (les deux plus grandes doivent porter la plus petite sur leur dos..). Elle ne parvient pas à dissuader Gracie d’aller rejoindre sa mère qui se trouve dans la ville de Wiluna (la fillette sera d’ailleurs reprise à ce moment-là par la police). Quand, à la fin du film, Molly se jette dans les bras de sa mère, elle se désole : « j’en ai perdu une ».

Des atouts non négligeables
Malgré cela, les trois fillettes bénéficient de circonstances favorables. D’abord, à plusieurs reprises, elles sont aidées dans leur entreprise par les personnes qu’elles rencontrent sur leur chemin, qu’elle soient de la communauté blanche ou aborigène. Selon Doris Pilkington, il semble bien que les trois fillettes en aient profité tout au long de leur fuite : en général, Daisy et Gracie allaient à la rencontre des personnes susceptibles de les aider, alors que Molly restait en embuscade, pour avoir comment les choses allaient tourner. Sans doute sensible à la situation difficile des trois enfants, c’est une fermière blanche, au début de leur évasion, qui les nourrit, leur donne des manteaux et leur indique la direction de la clôture (dans la réalité, Mme Flanagan avertit aussi les autorités de la présence des trois fillettes en fuite). Un peu plus tard, c’est un des hommes chargés de l’entretien, qui leur indique comment couper à travers le bush pour rejoindre la clôture nord (involontairement, il permet ainsi à Molly et ses deux compagnes d’échapper à leurs poursuivants…). Les membres de leur communauté leur apportent aussi une aide précieuse : au début de leur fuite, elles croisent deux chasseurs aborigènes, qui quelques allumettes et une partie de leur gibier. Plus tard, une jeune domestique, qui a connu le camp de Moore River, les héberge pour une nuit et leur permet d’échapper à nouveau à la police.
Les trois fillettes bénéficient aussi des dissensions qui règnent dans le camp de ceux qui les pourchassent. Assez vite, l’inspecteur de police de Perth renâcle à accorder tout son soutien à M. Neville : la traque des Aborigènes coûte cher en hommes et en moyens financiers. Les policiers blancs ont aussi plus de mal que les indigènes à supporter la dureté du climat du bush : après trois semaines d’attente près de la clôture à lapins, c’est l’agent qui finit par se décourager et décide de lever le camp (« autant chercher une aiguille dans une botte de foin »). On peut aussi relever à ce propos l’ambiguïté de l’attitude de Moodoo, le traqueur aborigène. Certes, il a tout intérêt à réussir à rattraper les trois fillettes (M. Neville pourrait lui en être reconnaissant et le laisser repartir chez lui). Mais il est aussi en quelque sorte solidaire de Molly. Il est admiratif devant l’ingéniosité de l’adolescente à brouiller les pistes (« elle est intelligente, cette petite ») et il comprend parfaitement sa motivation, d’autant qu’il voudrait bien faire la même chose (« elle veut rentrer chez elle »). Quand le blanc décide d’abandonner les recherches, le traqueur esquisse un petit sourire.
Les trois fillettes semblent aussi très bien adaptées à la vie dans le bush, au contraire de certains de leurs poursuivants. Dans son livre, Doris Pilkington précise que Molly a été initiée dès son enfance à cette vie dans cette région, grâce à son beau-père. De toute façon, la communauté aborigène a , au cours de temps, accumulé tout un savoir-faire que les adolescentes ont reçu en héritage de leurs familles. Ainsi, la clôture à lapins, construite en 1907, est un point de repère connu et utilisé par toutes les tribus aborigènes d’Australie occidentale depuis une vingtaine d’années (ce n’est sans doute pas, comme le suggère le film, une idée géniale apparue dans le cerveau de Molly…). Les trois fillettes savent se repérer, chasser, marcher de longues heures sous le soleil, se nourrir de quelques herbes arrachées au désert…bref, elles sont capables d’une résistance physique hors du commun, due à une éducation précoce.
Mais, outre ce savoir-faire, les trois fillettes sont aussi animées d’une foi chevillée au corps. Comme nous l’avons déjà dit, elles veulent absolument retrouver leurs familles, avec qui elles sont en communion, pour ne pas dire en communication spirituelle (certaines scènes du film suggèrent l’intensité de ces liens familiaux). Elles se sentent comme poussées par leur foi et il leur semble que l’oiseau-esprit les guide et les protège à la fois (quand Molly et Daisy s’évanouissent dans le désert, c’est lui qu’elles aperçoivent quand elles se réveillent).

Le cinéma au service de la mémoire
La conclusion du film est amère. Si la détermination des fillettes finit par payer, c’est aussi l’acharnement des Blancs qui doit être relevé. Gracie, arrêtée alors qu’elle essayait de rejoindre sa mère à Wiluna, est renvoyée au camp de Moore River et ne reverra jamais Jigalong. Molly, qui s’est mariée et a donné deux naissance à deux petites filles, est à son tour reprise et également placée dans le centre d’où elle s’était enfuie (elle réussira d’ailleurs une seconde fuite avec sa fille Annabelle, neuf ans après la première!). le générique de fin nous apprend également que ces déplacement d’enfants aborigènes ont duré jusqu’en 1970… On mesure alors à quel point ce film est utile pour entamer l’indispensable travail de mémoire, à propos du sort réservé aux Aborigènes en Australie. Il était temps que le cinéma australien s’intéresse à ces « générations volées », dont Molly est une figure emblématique.

 

 

 

Ken Loach et la Révolution permanente

Ken Loach et la Révolution permanente

(cet article a été rédigé pour le dossier Bread and Roses)

    Comme on le sait, Ken Loach est devenu l’exemple incarné, en Angleterre et en Europe, du cinéaste engagé, au point d’être considéré, comme il le dit lui-même, comme « le travailleur social du cinéma britannique ».
Dès ses débuts en tant que réalisateur, il dénonce les injustices de la société britannique. En 1966, il réalise pour la télévision, Cathy Come Home, qui traite d’un sujet voisin de celui évoqué dans Ladybird : des parents misérables, à qui l’on retire le droit de s’occuper de leurs enfants. L’impact est considérable : le scandale est repris dans la presse, des députés interviennent au Parlement pour modifier la législation…Pendant les années Thatcher, le cinéaste engagé connaît une certaine traversée du désert, alors que ses films déplaisent (Looks and Smiles en 1991) ou que ses projets sont refusés (l’un sur la fermeture d’une usine à Manchester, l’autre qui dénonce la bureaucratie syndicale…). Ce n’est qu’au début des années 1990 qui peut à nouveau aborder ses thèmes de prédilection : les laissés pour compte du libéralisme thatcherien (Riff-Raff en 1991, Raining Stones en 1993, Ladybird en 1994, My Name Is Joe en 1998). Ses films sont de vigoureux plaidoyers contre le traitement infligé par la société britannique aux nouveaux pauvres (new poors). Pêle-mêle, sont dénoncés les patrons cyniques, les Conservateurs arrogants, les Travaillistes impuissants, les services sociaux inefficaces et inhumains, les malfrats usuriers, les petits chefs…Pour Ken Loach qui se situe à l’extrème-gauche du Labour, il s’agit bien de montrer la réalité de l’exploitation : « je ne montre pas seulement la surface de la société mais aussi les structures qui la composent. La fiction, la dramatisation de l’histoire, c’est l’aspect visible de l’iceberg, la politique en est la partie immergée ».
Mais le cinéaste semble sceptique à propos des chances d’une véritable (r)évolution dans son propre pays… Ses héros populaires sont chaleureux, sympathiques, débrouillards et pratiquent volontiers la stratégie de « l’expropriation révolutionnaire » : les deux compères de Raining Stones « confisquent » à peu près n’importe quoi, des moutons égarés dans la lande au gazon du golf des Conservateurs…Joe laisse piller un magasin de sport pour équiper les footballeurs qu’il entraîne. Mais ces révoltes, bien compréhensibles selon le réalisateur, restent des actes isolés et individuels, non des mouvements collectifs. Ken Loach semble presque reconnaître la victoire de ses adversaires : « Thatcher avait un vrai sens de la lutte des classes, une marxiste inversée. Elle était convaincue que le capitalisme ne pouvait être sauvé qu’en écrasant la classe ouvrière ». D’autant que le cinéaste ne se fait guère d’illusion sur l’action du parti Travailliste : « la gauche soutient le Labour comme la corde soutient le pendu. Les socialistes ne prennent pas le pouvoir, ils l’abandonnent ».

   Aussi, Ken Loach a depuis quelque temps élargi son champ de vision pour s’intéresser aux mouvements révolutionnaires dans d’autres époques et d’autres espaces. Land and Freedom (1995) relate l’engagement d’un jeune Anglais dans la guerre d’Espagne ; Carla’s Song (1996) raconte l’histoire d’une jeune militante sandiniste et de son ami écossais au Nicaragua. Enfin, Bread and Roses évoque la lutte d’employés latinos d’une société de nettoyage contre leurs patrons en Californie. On notera que ces trois films mettent en scène des personnages hispaniques, comme si l’espoir révolutionnaire était plus facile à vivre sous d’autres latitudes. Dans Land and Freedom, Loach souligne la justesse du combat anti-fasciste mais s’indigne aussi de liquidation de la Révolution espagnole par les Staliniens (il évoque en particulier la dure guerre civile en Catalogne entre miliciens du POUM et les armées républicaines contrôlées par les Soviétiques…). Lors d’une séquence très didactique, il met bien en scène les conflits entre révolutionnaires à propos de la stratégie à adopter pour la collectivisation des terres…Dans Carla’s Song, le réalisateur anglais ne s’embarrasse pas de nuances pour dénoncer les Contras du Nicaragua et leurs alliés américains. Cet engagement lui sera reproché mais le cinéaste s’en explique à travers le personnage de Bradley, ancien membre de la CIA, écœuré par les méthodes de ses anciens patrons et qui a rejoint les Sandinistes : il se livre au cours du film à un vibrant plaidoyer tiers-mondiste que Ken Loach pourrait sans doute reprendre à son compte : « leurs richesses (du peuple du Nicaragua) sont aspirées vers le Nord et ici les gens ont dit Non ! Ils ont dit Non ! Ils ont rompu avec l’histoire. Ils ont rêvé et se sont battus pour que ça change(…) Ils sont devenus une menace parce qu’ils donnent le bon exemple. Que se passera-t-il si 300 millions de personnes commencent à dire Non ? Que se passera-t-il si le Brésil dit Non ? Si le Pérou dit Non ? Si le Mexique dit Non ? » On n’est pas loin des théories de Che Guevara à propos de la multiplication des foyers révolutionnaires. Dans Bread and Roses, la lutte syndicale est aussi clairement rattachée à toute une tradition de lutte. Lors que les grévistes sont arrêtés par la police américaine, ils déclinent ainsi leur identité : Emiliano Zapata, Pancho Villa…Et de s’amuser de l’ignorance de leurs gardiens…Les personnages « occidentaux » du cinéaste anglais n’ont pas le même engagement militant et ne font que passer dans les luttes. David quitte l’Espagne, déçu par l’ampleur des luttes intestines. George s’apprête à repartir du Nicaragua alors que Carla a retrouvé son ami torturé. Quant à Sam Shapiro, le quasi-fonctionnaire syndicaliste de Bread and Roses , il est sans doute sur le point d’aller animer d’autres combats, après la réussite de l’action entreprise avec les femmes de ménage..
Dans ces films, on peut aussi relever que les personnages qui incarnent le mieux l’esprit de révolte sont des femmes : Blanca dans Land and Freedom, Carla dans Carla’s Song, Maya dans Bread and Roses…Elles sont souvent l’élément moteur, qui montre la « juste voie ». Dans le film sur la guerre d’Espagne, Blanca est bien plus lucide que David sur les enjeux des combats internes au camp républicain. Et quand elle est tuée lors d’un accrochage entre la milice du POUM et l’armée régulière, « avec elle, meurt une certaine idée de la liberté » (Philippe Pillard). Outre leur engagement révolutionnaire, ces femmes doivent aussi lutter dans des sociétés dominées par le machisme. Elles affirment toujours leur liberté sexuelle quant au choix de leurs partenaires (Blanca qui séduit David dans Land and Freedom, Maya qui charme Sam malgré les attentions de Ruben). Le double combat des personnages féminins de ses films ne pouvait que séduire Ken Loach

   Ainsi, le cinéaste anglais reste fidèle à ses engagements, même si certains critiques lui reprochent la manière trop didactique de ses démonstrations (on a parfois parlé de « réalisme socialiste »…de façon bien excessive !). Peut-être est ce un combat d’arrière garde, mais à l’heure de la mondialisation triomphante, on peut être sensible à « la petite musique » de Ken Loach, qui sait nous rappeler , que malgré certaines prédictions, l’Histoire (des luttes) n’est pas finie…

 

Gérard Jugnot : un cinéaste pour le peuple

Gérard Jugnot : un cinéaste pour le peuple

   Quand Gérard Jugnot entame sa carrière dans le monde du spectacle, son itinéraire semble bien balisé. Né en 1951 à Paris, il rencontre au lycée Pasteur de Neuilly, Thierry Lhermitte, Christian Clavier et Michel Blanc…Il les suit dans l’aventure du café-théatre du Splendid au début des années 1970…Il apprend les ficelles du métier et commence à être repéré par les directeurs de casting, qui trouvent facilement des seconds rôles pour cet acteur au physique si typé : il va incarner, à longueur de films, le Français moyen, ronchon, patriotard, pas très futé, parfois émouvant…Il participe aux premiers pas de la bande du Splendid dans le cinéma : la série des Bronzés en 1978 et 1979, l’adaptation cinématographique de leur pièce Le Père Noël est une ordure (1982) …Déjà, il est impliqué dans l’écriture du scénario de plusieurs films…A ce stade, on aurait pu craindre une carrière formatée de « comique français », à la Christian Clavier…Heureusement, Jugnot montre vite, en s’émancipant de la troupe du Splendid, qu’il est capable de faire mieux que certaines comédies « franchouillardes» dans lesquelles il s’est illustré. Déjà, en 1987, il montre ses talents d’acteur en interprétant le partenaire de Jean Rochefort dans le film de Patrice Leconte, Tandem…. A cette occasion, Jugnot prouve qu’il est aussi capable d’émouvoir, qu’il a un registre plus large que celui qu’on lui a attribué un peu rapidement ( la liste des films auquel il a participé est impressionnante, pour le meilleur et pour le pire …).
Surtout, avant Michel Blanc et Josiane Balasko, il passe à la mise en scène, en réalisant Pinot, simple flic en 1984…A ce jour, Jugnot a tourné 8 longs métrages (et notamment, Une époque formidable (1991), Casque bleu (1994), Meilleur espoir féminin (2000), sans parler de Monsieur Batignole (2002)…). Dès ses premiers pas, il veut s’inscrire clairement dans la lignée des cinéastes qui produisent des œuvres de qualité mais pour le grand public…Et les noms des réalisateurs qu’il admire sont éloquents : Chaplin, Keaton, Tati…Des auteurs de comédie mais qui ont aussi essayé de faire réfléchir les spectateurs…D’emblée, il marque son attachement pour des personnages communs mais qui s’élèvent au dessus de leur condition. Jugnot résume : il veut « prendre un pauvre con et en faire un héros ». Conscient que son physique lui interdit certains rôles (« je ne peux pas jouer des James Bond »), il interprète le plus souvent lui-même ces personnages de « Français d’en bas » : flic de base dans Pinot, cadre au chômage dans Une époque formidable, coiffeur de province dans Meilleur espoir féminin, charcutier dans Monsieur Batignole. Le souci de Jugnot est de situer ces archétypes dans une situation historique ou sociologique particulière et d’étudier leur comportement : selon lui, « ce qui est intéressant, c’est de prendre un personnage dans un contexte donné et de l’amener à l’héroïsme de façon assez laborieuse »…Quand il est en réussite, le cinéaste peut faire mouche : Une époque formidable est un excellent témoignage sur la société française des années 1970, touchée de plein fouet par la crise économique…Comme l’écrit le critique des Cahiers du Cinéma, ce film est « une comédie à tendance grave sur la déglingue, la dérive, la déprime, où les lieux, les personnages pèsent leur poids de réalité ». Jugnot montre son aptitude à capter « quelque chose de l’air du temps ». Casque bleu, réalisé ensuite, aurait pu être une pochade du genre Les bronzés dans la guerre de Yougoslavie , mais là encore Jugnot réussit à jouer sur deux registres : il montre « comment on peut se retrouver héros, ou lâche, ou les deux à la fois, en maillot de bain, au milieu de cadavres en sang » (Première). Dans les meilleurs moments, cette tonalité douce-amère rappelle un peu celle des comédies italiennes des années 1950-1960…Presque toujours, Jugnot sait trouver une approche un peu décalée, sans audace excessive, mais qui donne à ses films un ton personnel…Parfois grinçant, souvent émouvant, le cinéaste semble alors atteindre son ambition : faire un cinéma populaire qui fait réfléchir…Pour Monsieur Batignole, il cite en exemple Benigni, l’auteur de La vie est belle, et dit vouloir adopter la même démarche : « la compréhension du monde par le rire et l’émotion », un objectif tout à fait estimable…

 

Des histoires parallèles : John Ford et le western

Des histoires parallèles  : John Ford et le western

(article rédigé pour le dossier My Darling Clementine)

   Avec quelque coquetterie, John Ford aimait se présenter comme « l’homme qui fait des westerns »…Cette fausse modestie ne doit pas faire oublier qu’il est aussi l’auteur de quelques chefs d’œuvre comme Le Mouchard (1935), Vers sa Destinée (1938), Les Raisins de la Colère (1940), Qu’elle était verte ma vallée (1941) ou L’Homme tranquille (1952) ….Reste que son œuvre est indissociable du western, tant sa contribution à son histoire et à son succès est essentielle…Christian Gonzalez estime que le réalisateur a du tourner une soixantaine de westerns ( y compris les courts métrages de l’époque du muet), soit un tiers de son œuvre. A partir de l’avènement du parlant, John Ford met en scène pas moins d’une quinzaine de films marquants qui relèvent de ce genre , parmi lesquels on peut citer La Chevauchée fantastique (1938), La Poursuite infernale (1946), Massacre à Fort Apache (1948), La Charge héroïque (1949), L’Homme qui tua Liberty Valance (1961) et Les Cheyennes (1964)…

Au temps des pionniers
L’histoire du western semble se confondre avec celle de John Ford. Comme on le sait, le genre apparaît dès le début de l’industrie du cinéma (Le Vol du Rapide d’Edwin S.Porter est tourné en 1903), au moment même où s’achève la Conquête de l’Ouest : de nombreux témoins sont encore vivants et certains comme Wyatt Earp servent de conseillers « historiques » : d’anciens cow-boys et même certains chefs indiens sont employés comme figurants …
Le genre connait assez vite un grand succès populaire et la production de westerns est considérable (100 à 200 films par an, entre 15 et 30% du total). Alors que les studios ont déménagé en Californie à partir des années 1910, ces films sont tournés en décor naturel, dans les régions sauvages des Rocheuses ou les déserts proches de Los Angeles…Les scénarios sont alors réduits à l’essentiel : ils comportent de nombreuses scènes d’action souvent acrobatiques et des scènes comiques (il y a toujours un personnage burlesque qui est là pour faire rire : John Ford et Howard Hawks reprendront le procédé bien plus tard…). Ces courts métrages sont tournés à la chaine par des firmes spécialisées comme l’Universal (à l’époque, un film est bouclé en une semaine : les scènes sont filmées du lundi au mercredi, le jeudi et le vendredi sont consacrés au montage et le scénario du court métrage suivant est mis au point le samedi…).
John Ford a participé à cette époque des pionniers du western. Alors qu’il est employé dans une usine de chaussures, il rejoint à 18 ans son frère Francis qui travaille déjà dans les studios d’Universal. Il occupe alors tous les postes imaginables sur un plateau de cinéma (c’est à ce moment qu’il rencontre Wyatt Earp) : il est accessoiriste, acteur, scénariste, assistant-réalisateur… Un peu par hasard, il se retrouve chargé de la mise en scène par Carl Laemmle, un des dirigeants de la firme…Il se fait alors la main des genres assez différents mais semble déjà spécialisé dans le western (en particulier, la série des « Cheyenne Harry », interprétée par son ami Harry Carey). Ses premiers longs métrages confirment son savoir-faire ( Le Cheval de fer en 1924, Les Trois sublimes Canailles en 1926) et en font une valeur sûre de la profession. Ce jeune homme de 29 ans fait preuve d’une maitrise impressionnante : pour Le Cheval de Fer, il mobilise dans le désert du Nevada 3 000 cheminots, 1 000 Chinois, 800 Indiens Pawnees, Sioux et Cheyennes …Le film dure 2 h.40 soit le plus long tourné depuis les débuts du cinéma…

L’âge classique
Dans les années 1930, le western a d’abord un peu de mal à s’adapter à l’avènement du parlant : il y a d’abord une période de flottement car l’enregistrement en plein air pose des problèmes techniques délicats (le silence doit être absolu et la caméra placée dans un caisson capitonné). Mais une fois que ces procédés sont maitrisés, les réalisateurs en profitent pour présenter des personnages plus étoffés et des scénarios plus sophistiqués…L’âge d’or du western commence véritablement et ne s’achèvera qu’au début des années 1950. C’est surtout l’époque où les codes du genre se mettent en place : l’action se déroule dans un cadre spatio-temporel bien défini, l’Ouest des États-Unis dans la seconde moitié du XIX° siècle et tous les aspects historiques sont abordés : l’épopée des pionniers, les guerres indiennes, la guerre de Sécession, les luttes entre fermiers et éleveurs, les figures légendaires…Sur ce point, John Ford est sans doute l’un des cinéastes américains dont la filmographie est la plus exhaustive : pour mémoire, on peut ainsi citer Le Convoi des braves (1950) à propos des colons Mormons en route vers l’Ouest, la trilogie sur la cavalerie américaine engagée contre les tribus indiennes (Massacre à Fort Apache en 1948, La Charge héroïque en 1949, Rio Grande en 1950), Les deux Cavaliers (1959) à propos de la guerre de Sécession, La Poursuite infernale qui évoque l’histoire de Wyatt Earp , réalisé en 1946…De même, le western a ses propres paysages : les étendues désertiques et sauvages (the wilderness) ou les villes de l’Ouest avec leurs rues boueuses et leur vie trépidante..Là encore, John Ford fait preuve d’une belle continuité : il tourne au moins 7 films dans la même région ( y compris La Poursuite infernale), et dont l’horizon est familier aux amateurs de western: il s’agit bien sûr de la Monument Valley au centre des plateaux du Colorado, entre l’Arizona et l’Utah…Les personnages sont aussi des archétypes: il y a le justicier, le hors la loi, la femme (soit la prostituée au grand cœur, soit la jeune fille fraiche et innocente), l’Indien alors fourbe et sauvage…La narration prend souvent la forme du récit épique: le héros, solitaire et toujours en mouvement, traverse de nombreuses épreuves dont il finit par triompher ( un peu à la manière des histoires de chevalerie du Moyen-Age, en particulier Lancelot partant à la quête du Graal). Le duel final devient une scène incontournable des westerns.Là encore, certains films de John Ford, comme La Poursuite infernale, illustrent parfaitement ce schéma narratif. Pour Joseph Mac Bride et Michael Willmington, « c’est un monde pour l’enfant que présente La Poursuite infernale : le noble chevalier arrive en ville, résiste à la tentation de la douteuse séductrice, triomphe du dragon et s’en va accompagné de l’amour de la virginale héroïne… » Même si le réalisateur l’a déploré par la suite, la fin du film est exemplaire : Wyatt Earp s’éloigne au loin, alors que la caméra s’attarde sur Clémentine qui va s’installer à Tombstone…
Le western connait un succès qu’il ne dépassera plus : les films du genre représentent au moins 10% de la production totale entre 1940 et 1950, et jusqu’à 24% en 1946. Il se conjugue alors sous toutes les formes: films de série Z, de série B, productions prestigieuses, westerns musicaux ( comme ceux de Gene Autry et Roy Rogers), voire même westerns burlesques ( comme le célèbre Chercheurs d’Or des Marx Brothers en 1940). Les réalisateurs les plus chevronnés s’y essaient (Fritz Lang, Howard Hawks, King Vidor…) et certains deviennent presque des spécialistes, à l’instar du maitre John Ford ( par exemple Raoul Walsh qui réalise La Piste des Géants en 1930, La Charge fantastique en 1942, La Vallée de la Peur en 1947, La Rivière d’argent en 1948 ou encore William A. Wellman qui tourne L’étrange incident-1943-, Buffalo Bill-1944-, La Vallée abandonnée-1948-…). Ces œuvres de qualité respectent les lois du genre : ainsi, La Chevauchée fantastique peut être défini comme le western « qui contient tous les autres ». Toutes les figures de style imposées s’y retrouvent : une savoureuse galerie de portraits avec Ringo Kid le voyou sympathique (John Wayne), Hatfield le joueur longiligne (John Carradine), Doc Boone le médecin ivrogne mais dévoué (Thomas Mitchell), Lucy Mallory la prostituée au grand cœur (Louise Platt)…Aucune scène « classique » ne manque : l’attaque de la diligence par les Indiens, l’intervention in extremis de la cavalerie américaine, et bien sûr le duel final…Mais ce qui fait l’intérêt des films de ces grands maitres, c’est que ces réalisateurs savent jouer avec les codes du western pour les détourner et exprimer leur propre thématique…Ils savent déjà se décaler par rapport à la norme : le »Bon » Wyatt Earp dans La Poursuite infernale est de tout de noir vêtu, ce qui est en général la marque distinctive du « Méchant » ; le fameux duel de La Chevauchée fantastique est traité de façon elliptique…Ces cinéastes ont aussi à cœur d’approfondir leurs personnages et de leur donner une épaisseur psychologique…De ce point de vue, John Ford a été servi par des interprètes exceptionnels. Ainsi Henri Fonda, que le réalisateur a déjà dirigé dans Vers sa Destinée et Les Raisins de la Colère et qu’il recrute à nouveau pour incarner le marshal de Tombstone. John Ford apprécie le style de l’acteur, qui s’accorde parfaitement au sien. Winston Miller, le scénariste du film, décrit ainsi la façon dont le réalisateur a filmé l’acteur : « Ford aimait rester sur un personnage, comme dans cette scène du bar où la caméra reste sur Fonda. C’était un des rares acteurs avec qui on pouvait se le permettre. Même s’il avait un visage hiératique, le spectateur savait qu’il était en train de réfléchir. Ford aimait la démarche de Fonda (…) Il aurait pu regarder Fonda marcher tout au long d’une rue….. » John Ford sait aussi utiliser la personnalité plus compacte de John Wayne, avec qui il entretiendra de vrais rapports d’amitié. Le réalisateur, si attaché aux « petites gens », ne néglige jamais les rôles dits secondaires : ses films sont peuplés d’acteurs aux « tronches » singulières ou pittoresques (parmi les têtes qu’il a le plus employées, on peut mentionner celles de Ward Bond, Alan Hale, Walter Brennan, Victor Mac Laglen, Thomas Mitchell, John Carradine et d’un certain Francis Ford, son propre frère…). Ces réalisateurs de l’âge d’or soignent aussi leur travail, en se faisant assister par d’excellents techniciens ( les directeurs de la photographie en particulier sont reconnus : Gregg Toland plus tard recruté par Orson Welles, Arthur Miller, Joe MacDonald…) et leur apport n’est pas négligeable : « le noir et le blanc contrasté de Joe Mac Donald contribue à faire de My Darling Clementine un western crépusculaire : un film d’intérieur aux rares instants d’aération eux aussi admirables » (Noel Simsolo). Ces cinéastes ont des personnalités assez fortes pour imprimer leur marque sur un genre aussi normalisé que le western..Bertrand Tavernier remarque que My Darling Clementine est « un film où la thématique de l’enracinement, du défrichage prime l’action dramatique proprement dite ». Cette valorisation de l’esprit pionnier ne pouvait mieux tomber : en ces années de crise, les Américains doutaient d’eux-mêmes et ce rappel des valeurs traditionnelles était bienvenu…

Le temps des remises en cause
Après la seconde guerre mondiale, le western doit s’adapter aux temps nouveaux. A la fin des années 1950, l’irruption de la télévision fait disparaitre la production de série B et la filmographie décline rapidement (130 westerns en 1950, 28 en 1960). Mais surtout, alors que l’Amérique vit l’époque du Maccarthysme, certains cinéastes, surtout des nouvelles générations, se posent des questions sur le passé des États-Unis ( et accessoirement, comment il a été traité par le cinéma hollywoodien…). Dès les années 1940, quelques films s’écartent des sentiers battus (JL Rieupeyrout les qualifie de « surwesterns »…) : L’étrange incident de Willam A.Wellman relate l’histoire d’un lynchage plutôt odieux, Le Banni d’Howard Hugues raconte un curieux triangle amoureux, entre deux hommes, Billy the Kid et Pat Garrett, et…un cheval ! dans les années 1950, la remise en cause est plus générale : les personnages, autrefois monolithiques, sont plus fragiles et leurs motivations plus ambiguës (voir le film d’Arthur Penn, Le Gaucher en 1958). La question des Indiens est reprise avec plus de compréhension et de sympathie (La Flèche brisée de Delmer Daves sorti en 1950 est couramment présenté comme le premier western pro-indien…). John Ford participe à sa manière à ce mouvement, et sa production de westerns est particulièrement abondante en ces années-là ( une bonne dizaine, de La Charge héroïque en 1949 aux Cheyennes en 1964). Le réalisateur commence à porter un regard plus critique sur les figures légendaires de l’Ouest : le personnage du Lieutenant-Colonel Thursday interprété par Henri Fonda dans Le Massacre de Fort-Apache, est inspiré par la personnalité controversée du général Custer. Même si le ton reste modéré, la description de cet officier cassant et méprisant envers les Indiens marque une évolution ( d’autant qu’il est opposé au capitaine York, soldat humaniste incarné par John Wayne). dans la scène entre Thursday et Cochise, c’est bien le chef Indien qui montre le plus de dignité…John Ford revient même sur le cas de Wyatt Earp et de Doc Holliday qui font une apparition rapide mais truculente dans Les Cheyennes, sous les traits de James Stewart et d’Arthur Kennedy. C’est d’ailleurs sur la question indienne que le réalisateur procède à la révision la plus significative . John Ford, très lié aux tribus Navajos qui peuplent la Monument Valley, réalise plusieurs films qui rendent justice aux Indiens. Dans La Prisonnière du désert, John Wayne incarne un personnage complexe, muré dans ses préjugés racistes mais qui finit par douter même de sa haine, et ne va pas au bout de sa vengeance. John Ford avoue à propos de son dernier western, Les Cheyennes : « je voulais le faire depuis longtemps. j’ai tué plus d’Indiens que Custer, Beecher, et Chivington réunis (…) J’ai voulu montrer ici le point de vue des Indiens pour une fois ». On mesure le chemin parcouru depuis La Poursuite infernale. Sans être raciste, le film de 1946 ne donnait pas le beau rôle aux minorités : Wyatt Earp chassait l’Indien Charlie à coups de botte dans le derrière et priait Chihuahua de « retourner dans sa réserve ». On peut apprécier que « Ford fasse ses adieux au genre westernien en dénonçant le génocide indien » (Patrick Brion). Enfin, dans L’Homme qui tua Liberty Valance, le vieux John Ford amorce même une réflexion brillante sur la légende de l’Ouest, qui pourrait presque apparaître comme une autocritique…Mais le réalisateur s’en sort une nouvelle fois, en prenant franchement partie pour le mythe fondateur plutôt que pour la réalité trop prosaïque. Son film est « une flamboyante déclaration d’amour en même temps qu’un adieu à la mythologie du western et de l’Amérique » (Thierry Jousse).

Le western ne se conçoit donc pas sans l’œuvre de John Ford. Déjà présent au temps des pionniers du genre, le réalisateur de La Chevauchée fantastique contribue à son apogée entre 1930 et 1950, et ne craint pas de se remettre en cause après guerre, alors que les codes du western classique sont contestés…Tavernier a écrit que Ford était « l’un des seuls cinéastes américains à avoir bâti une œuvre à la mesure de l’Amérique » : on peut ajouter qu’il a trouvé dans le western, le genre le plus adéquat à son talent et, faut-il le dire, le plus américain…

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
-Jean-Louis Rieupeyrout, La grande aventure du western (1894-1964), Ramsay Poche Cinéma, 1987
-Peter Bogdanovitch, John Ford, Edilig, 1978
John Ford, Cahiers du Cinéma, 1990
-Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991
-Patrick Brion, Le Western, La Martinière, 1992
-Christian Viviani, Le Western, Henri Veyrier, 1982
-John Ford, La Poursuite infernale, Avant-scène Cinéma, 1985, n°337
-Jean-Louis Leutrat, Le Western : quand la légende devient réalité, Découvertes Gallimard, 1995
-Christain Gonzales, Le Western, Presses Universitaires de france, Que sais-je?, n°1760, 1979

Le Tunnel : De la fiction à la réalité historique

Le Tunnel, un film de Roland Suso Richter

Allemagne, 2 heures 37, 2001

Interprétation : Heino Ferch, Nicolette Krebitz, Sebastian Koch
Alexandra Maria Lara, Claudia Michelsen, Mehmet Kurtulus
Felix Eitner, Heinrich Schmieder, Uwe Kokisch

Synopsis :

    Berlin, août 1961 : l’Allemagne de l’Est ferme ses frontières entre les deux zones de Berlin…Harry Melchior, champion de natation en RDA quitte Berlin-Est avec de faux papiers mais promet à sa soeur Lotte de revenir la chercher. Il retrouve son ami ingénieur Matthis, dont l’amie Carola est restée à l’Est après avoir été arrêtée lors de leur fuite à l’Ouest. Ensemble, les deux hommes projettent de percer un tunnel sous le Mur..Vic et Fred se joignent à eux et les travaux commencent. Une jeune fille, Fritzi, veut absolument intégrer l’équipe pour faire venir son ami Heiner, mais Harry est méfiant…A l’Est, le colonel Krüger emploie tous ses efforts pour empêcher le projet d’Harry et de Matthis. Notamment, il fait pression sur leur entourage pour les obliger à collaborer avec la police est-allemande…Mais l’audace et l’obstination des jeunes Allemands semblent avoir raison de tous les obstacles…

Le Tunnel :
De la fiction à la réalité historique

   Le film de Roland Suso Richter aborde un sujet si fondamental qu’on est presque étonné du faible nombre de films allemands qui l’ont traité. Certes, pendant la Guerre Froide et la Détente, le cinéma américain ne s’est pas fait faute d’évoquer le sort de Berlin pour développer des thématiques le plus souvent pro-occidentales. Pour ne citer que les plus célèbres, on peut mentionner L’homme de Berlin de Carol Reed (1953), Les gens de la nuit de Nunnally Johnson (1954), A Man on a Thightrope d’Elia Kazan (1959) ou encore L’espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965)… Mais dans ce dernier film, le manichéisme de l’époque précédente est battu en brèche : on n’est plus trop sûr que l’Ouest soit le bon côté…En tout cas, la production allemande sur ce thème est plus limitée. Tous les grands réalisateurs allemands des années 1970 aux années 1980 ont évoqué des sujets politiques de leur époque (Volker Schlondörff avec L’honneur perdu de Katharina Blum –1975-, Rainer Werner Fassbinder avec Le Mariage de Maria Braun -1979- Tous les autres s’appellent Ali-1973-, Margarethe Von Trotta avec Les années de plomb -1981-…) Mais leurs préoccupations sont autres : ils s’intéressent plus au passé nazi de leur pays et à ses traces, à l’américanisation de la société allemande, au problème du terrorisme des « années de plomb »…Plus récemment, depuis la chute du Mur en 1989, le « travail de deuil » a commencé mais Bernard Eisenschitz dans son livre sur le cinéma allemand ne relève que deux fictions évoquant la coupure de l’Allemagne : Les Fruits du paradis d’Helma Sanders-Brahms (1991) et Les années du Mur de Margarethe Von Trotta (1994). Il y a peu, Schlöndorff revient sur le terrorisme et ses liens avec la RDA dans Les trois vies de Rita Vogt (1999).
Aussi, Le Tunnel de Roland Suso Richter est bienvenu : il permet de revenir sur des épisodes essentiels de l’histoire allemande et européenne. Certes, le réalisateur a mis en « fiction » une aventure réelle dans un style qui rappelle le cinéma d’aventures hollywoodien : un personnage principal fort, une narration claire et bien menée, un sens certain du suspense. L’histoire de Harry Melchior est inspirée de la vie d’Hasso Herschel qui entreprend avec ses amis le creusement d’un tunnel dans le secteur français de Berlin : en 1964, 36 jeunes gens et une jeune fille…dégagent une galerie de 145 mètres de long pendant près de 6 mois, qui aboutit dans Bernauer Strasse : 28 personnes réussissent ainsi à fuir Berlin-Est…L’intérêt du film de Richter est de s’ancrer dans la réalité historique. Plusieurs séquences (comme celles du générique) sont directement tirées d’archives de l’époque. D’autres, comme celle du soldat est-allemand qui saute par dessus les barbelés le 15 août 1961, sont reconstituées d’après des images tournées alors par la presse filmée (en particulier, plusieurs incidents le long du Mur de Berlin évoqués dans le film sont inspirés d’épisodes réels, comme nous l’évoquons plus loin…). La petite histoire du Tunnel s’inscrit bien dans la Grande Histoire de l’Allemagne d’après-guerre…

Avant le Mur de Berlin
Avant même la fin de la seconde guerre mondiale, les Alliés, y compris l’URSS, avaient prévu l’occupation de l’Allemagne et son partage en plusieurs zones. Le protocole du 14 novembre 1944 prévoyait ainsi que Berlin serait administrée par une autorité interalliée, la Kommandatura et qu’aucune puissance alliée ne serait habilitée à exercer seule son autorité dans son secteur…Ce démembrement est entériné aux conférences de Yalta et de Postdam : il est précisé que chaque vainqueur peut « se servir » dans sa zone d’occupation pour les réparations de guerre, et qu’il est chargé de la dénazifier…De fait, ce partage ne correspond pas une vision commune et chacun reste avec ses arrière-pensées. Ainsi Staline confie-t-il à un communiste yougoslave : « celui qui a conquis un pays lui impose son propre système sociopolitique aussi loin que son armée avance, il ne peut en être autrement ». Comme le note Anne Le Gloannec, « l’émergence d’une particularité berlinoise et de la division en deux états résultèrent, non d’un accord politique, mais bien d’un constat de désaccord, qui figea les lignes de fracture de l’occupation militaire ».
L’URSS va d’ailleurs essayer assez rapidement de profiter de son avantage (c’est elle qui parvient d’abord dans la capitale du Reich…), en plaçant notamment ses hommes dans certains postes clés , dans la police ou l’enseignement par exemple…Le KPD pratique un véritable forcing envers le SPD pour l’amener à fusionner le plus rapidement possible…Mais les sociaux-démocrates s’y refusent car ils ont alors le vent en poupe et se méfient d’une alliance qu’ils estiment contre nature. Les communistes créent alors le SED (Sozialistische Einheit Parti) en avril 1946. Les élections d’octobre 1946 consacrent la suprématie du SPD dans la ville de Berlin (ils ont presque la majorité, alors que la CDU obtient 22% des voix et les communistes seulement 20%…). La nomination du social-démocrate Ernst Reuter à la mairie se heurte au veto de l’URSS…
En 1947, comme on le sait, la tension entre les deux camps ne cesse d’augmenter (discours de Churchill à Fulton, proposition du plan Marshall…) et la pression soviétique se fait immédiatement sentir dans la ville de Berlin : contrôle de plus en plus tatillon des liaisons, départ de l’URSS de la commission de contrôle…Finalement, Staline fait mettre en place en juin 1947 le blocus de Berlin, qui va durer près d’un an . Alors que les Occidentaux ne disposent que de 6 semaines de vivres, un immense pont aérien permet de ravitailler Berlin Ouest et ses habitants (Reuter est triomphalement réélu, les fonctionnaires communistes sont « épurés »…).
Cette première crise de Berlin, outre qu’elle conduit à la création de deux états opposés, a pour conséquence de mieux souder les Alliés. Mais elle montre aussi les limites de ce peuvent faire les puissances occidentales : dès 1948, elles semblent considérer que Berlin Est est perdu…et elles abandonnent de facto presque tous leurs droits sur la zone occupée par les Soviétiques (elles continuent cependant à circuler dans la partie Est, notamment jusqu’à la prison de Spandau où est enfermé Rudolf Hess…). La situation se fige alors pour plus d’une décennie. Berlin-Est regroupe 8 des 20 arrondissements d’avant guerre, soit 403 km². La partie Est de la ville rassemble 1,08 millions d’habitants, soit une densité de 2685 hb/km² (pour Berlin-Ouest, les chiffres sont les suivants : 479 km², 2,19 millions d’habitants, 4571 hb/km²). Il est à noter que Berlin-Est est mieux lotie sur certains points que sa rivale occidentale. D’abord, elle comprend certains des quartiers les plus prestigieux de la capitale d’avant guerre : le vieux centre politique, certaines avenues comme Unter der Linden…Elle bénéficie aussi d’avoir été choisie comme capitale du nouvel état d’Allemagne de l’Est et de profiter ainsi d’importants travaux d’urbanisme dès les années 1950 (construction des Magistrale, dont la fameuse Stalin-Allee…). A l’inverse, Berlin-Ouest a une situation géopolitique complexe : elle se trouve dans le territoire de la RDA et elle n’est pas la capitale de la RFA…Au point qu’on a pu parler d’une certaine désaffection des politiciens occidentaux allemands envers cette ville qui apparaît comme le symbole de la défaite du pays… Le chancelier Adenauer, rhénan chrétien-démocrate, ne se rend que trois fois en vingt ans dans le Berlin-Ouest social-démocrate…La coupure entre les deux parties de la ville est renforcée par le manque de moyens de liaisons (Seuls le métro et le S-Bahn parcourent les deux zones…).
Malgré tout, les déplacements sont encore libres : tous les jours, 50 000 Allemands de l’Est se rendent pour travailler dans la partie Ouest (ils en profitent pour se ravitailler…) et 10 000 Allemands de l’Ouest font le chemin inverse…Après la mort de Staline en 1953, des révoltes très graves éclatent à Berlin-Est et dans plusieurs grandes villes de la RDA : les ouvriers, pourtant flattés par le régime, s’insurgent contre les mauvaises conditions de travail et l’accroissement des normes de production : ils réclament clairement le départ de Walter Ulbricht (« La barbichette doit partir ! ») (cf article dans le même dossier : Berlin-Est, 1953). La brutalité de la répression des Soviétiques et des Allemands de l’Est montre que le dégel n’est pas encore commencé dans cette partie de l’Europe (les Berlinois restent très sensibles à l’évolution de la situation politique à l’Est : quand la révolte hongroise est écrasée en 1956, près de 100 000 personnes , emmenées par Willy Brandt, vont manifester devant le mémorial aux victimes du fascisme…).

L’ultimatum de Khrouchtchev
A la fin des années 1960, les dirigeants de l’URSS tentent de profiter d’une situation internationale qui leur est plus favorable. D’abord, ils semblent avoir comblé leur retard technologique par rapport aux Etats-Unis , et les ont même dépassé dans le domaine spatial
(ce sont eux qui prennent l’avantage avec le lancement du premier engin spatial, l’envoi d’un homme dans un satellite…). Dans la course aux armements nucléaires, ils ont massivement développé les missiles intercontinentaux (certes, ce fameux missile gap, dénoncé par Kennedy, s’est avéré illusoire mais ce qui compte, c’est que les Soviétiques ont l’impression d’avoir marqué des points…). Sur le terrain, c’est à dire en Allemagne même, la supériorité des troupes de l’URSS et de ses alliés est écrasante : 22 divisions des forces du Pacte de Varsovie sont stationnées en RDA, sans compter les 6 divisions d’Allemagne de l’Est. Face à ces troupes, les Alliés ne comptent que 11 000 hommes à Berlin-Ouest…Aussi, en novembre 1958, le premier secrétaire de l’URSS communique une note aux trois Alliés, qui ressemble plutôt à un ultimatum : il demande que Berlin-Ouest devienne une ville libre et démilitarisée, placée sous le contrôle de l’ONU. Il reproche en outre aux Occidentaux d’alimenter dans les zones qu’ils contrôlent un foyer « d’activités subversives »…Khrouchtchev reste flou sur les échéances mais cette initiative trouble le camp allié. De conférence en conférence, l’idée finit par s’enliser : en particulier, la réunion de Paris en 1959 est torpillée par l’incident de l’U2, alors qu’Eisenhower s’apprêtait à lancer l’idée d’Open Skies (un contrôle aérien réciproque des deux Grands)…Khrouchtchev claque la porte de la conférence. Quelques mois plus tard, le dirigeant soviétique essaie de profiter de l’inexpérience du jeune président démocrate Kennedy au pouvoir depuis janvier 1961, déjà embourbé dans la malheureuse affaire de la Baie des Cochons…La réunion de Vienne en avril 1961 tourne au cauchemar pour le dirigeant américain qui doit subir une forte pression des Soviétiques, et en particulier sur la question de Berlin…Finalement, Kennedy repousse les exigences de l’URSS et réaffirme les 3 principes intangibles de la politique américaine (The Three Essentials): présence américaine à Berlin-Ouest, libre accès des troupes américaines à Berlin, viabilité et sécurité de la ville avec le reste de de la RFA…

La RDA en crise
La situation intérieure de la RDA se détériore un peu plus, augmentant encore la tension entre les deux camps…Dans les années 1950 en effet, le régime est-allemand tente de marcher plus rapidement vers une « soviétisation » de la RDA. En 1957, le SED avait annoncé la mise en place d’un plan septennal pour l’économie, sur le modèle des plans soviétiques (ce qui impliquait en particulier un accroissement des normes de production)… La collectivisation des terres était menée avec plus de détermination. En 1959, seulement un tiers des terres sont collectivisées : il est prévu de mettre en place 300 000 fermes collectives pour l’année, et encore le même nombre pour l’année suivante. Enfin, le contrôle idéologique et social est renforcé (Erich Honecker met en place l’organisation de la Jeunesse allemande libre)…Le résultat ne tarde pas et les dirigeants est-allemands ne peuvent que constater le nombre toujours croissant de « ceux qui votent avec leurs pieds » : 331 000 en 1953, 184 000 en 1954, 280 000 en 1956, plus de 200 000 encore en 1960. L’année 1961 se présente tout aussi mal pour le régime communiste, qui dénonce violemment ceux qui font « trafic d’êtres humains » : près de 17 000 en mai, deux fois plus en juillet, 1000 par jour la première semaine d’août, 2 000 la deuxième semaine du mois…Cette hémorragie est d’autant plus grave que la RDA se voit privée d’une main d’oeuvre qualifiée (15 % de la population active, dont 7000 personnes de professions supérieures, 5 000 médecins et dentistes, 17 000 scientifiques…Les personnages du Tunnel de ce point de vue sont emblématiques : Matthis est ingénieur, Harry un brillant sportif que la RDA essaie de retenir… Comme à chaque fois en période de crise, les dirigeants est-allemands multiplient les contrôles tatillons, coupent les liaisons téléphoniques, exigent de nouveaux documents pour entrer en zone Est…Mais, pour Walter Ulbricht, le dirigeant de la RDA, il est temps d’agir avec plus de détermination (il avait déjà voulu profiter de la crise hongroise en 1956 pour annexer Berlin-Ouest mais s’était alors heurté au veto soviétique…). Dès la fin des années 1960, le SED avait préparé un plan de fermeture de la frontière entre les deux secteurs de Berlin, l’opération « Muraille de Chine » mais l’URSS était encore hésitante. Au début du mois d’août 1961, lors d’une réunion des secrétaires généraux des partis communistes membres du Pacte de Varsovie, Ulbricht obtient le feu vert des Soviétiques et l’appui des autres démocraties populaires. Même les Américains semblent s’attendre et même se résigner à une action de la RDA. Le sénateur démocrate Fullbright déclare le 30 juillet : « les Russes ont le pouvoir de fermer l’échappée berlinoise ». D’ailleurs, il avoue ne pas comprendre que les Allemands de l’Est ne ferment pas la frontière « car ils ont le droit de le faire… » (dès le lendemain de cette déclaration, le flot des réfugiés venant de l’Est s’accroît…).

Berlin : 13 août, 0 h 35…
Alors que les premiers week-ends connaissent une augmentation des « passeurs de frontière » (plus de 3000 le 6 et 7 août, 3700 le 8 et le 9.. .), les forces de la RDA passent à l’action dans la nuit du 12 au 13 août : plusieurs divisions est-allemandes prennent position, appuyées par des blindés soviétiques, deux mètres en retrait de la ligne de démarcation…Les lignes de S-Bahn sont fermées et les points de passage considérablement réduits (97 avant le 13 août, plus que 13 ensuite…). Les troupes sont nombreuses (on compte un soldat tous les deux mètres…) mais il ne s’agit encore que de barbelés ou des chevaux de frise…Le blocus n’est pas hermétique : la Spree, certains canaux, les lacs de Berlin ne sont pas gardés avec la même vigilance…Le long de la Bernauer Strasse dans le secteur français, des immeubles surplombent la partie occidentale et beaucoup n’hésitent pas à sauter par les fenêtres. Aussi, les tentatives de fuite juste après le 13 août sont nombreuses : encore 50 à 80 personnes par jour dans la semaine qui suit…(dans le film, Harry et Matthis assistent à l’évasion réussie du soldat est-allemand sautant par dessus les barbelés, le même Matthis et sa femme Carola choisissent de passer par les égoûts….). Aussi, dès le 15 août, les autorités est-allemandes entreprennent la construction d’un véritable mur « en dur », de 1 mètre 50 à 2 mètres…

Une action « condamnable mais prévisible »
Les réactions des Alliés sont plus que prudentes…Il faut dire que le moment a été bien choisi (en pleine vacances d’été, un week-end, alors que le corps diplomatique ets souvent absent de Berlin) et que le rapport de force est pour le moins déséquilibré (dans la ville même, on compte 11 000 soldats des forces alliées contre…60 000 hommes des troupes de la RDA et de l’URSS…). L’attitude américaine est bien timide. Dean Rusk, le secrétaire d’Etat déclare vers 17 heures le premier jour : « jusqu’à présent, les mesures prises ne visent que les habitants de Berlin-Est et de la RDA et non la position des Alliés à Berlin-Ouest ou leur accès à la ville » : d’ailleurs, le président Kennedy ne renonce pas à ses vancaces dans la propriété familiale de Hyannis Port…Comme à l’accoutumée, le ministre des affaires étrangères français, M. Couve de Murville, se montre froidement réaliste : « on fera une note et voilà tout » confie-t-il au diplomate Hervé Halphand et de qualifier l’action de la RDA de « condamnable mais prévisible »…De fait, certains dirigeants sont presque soulagés : « Cela aurait pu être pire… » entend-t-on à l’ambassade américaine, où l’on craint sans doute une réédition du blocus de 1948. La presse occidentale peut brocarder le régime communiste, mais les réactions d’indignation semblent bien peu efficaces. Le Times écrit ainsi que la RDA doit « admettre que son pays est si déplaisant que ses malheureux citoyens doivent y être retenus par la force »…

   Bien sûr, la réaction de la population de Berlin-Ouest est différente : dès les premières heures, de nombreux rassemblements ont lieu tout au long de la ligne de démarcation du côté occidental, et la foule invective les forces de sécurité…Dès le 16 août, Willy Brandt organise une immense manifestation qui réunit près de 250 000 personnes devant l’Hôtel de Ville. Les slogans trahissent toute l’amertume des Berlinois de l’Ouest qui espéraient une réaction plus déterminée des puissances occidentales : « Trahis par l’Ouest », « Munich 1938, Berlin 1961 »…La population est déçue : « nous avons été vendus mais pas encore livrés » et la propagande est-allemande enfonce le clou : « mettez vous de notre côté car des autres , vous n’avez rien à attendre »…Mais les habitants de Berlin-Ouest regrettent aussi l’attitude réservée du chancelier Adenauer, alors en pleine campagne électorale : « on a rappelé au Vieux qu’il n’y avait pas que les élections… ». La presse ouest-allemande est au diapason de l’opinion publique : le Bild Zeitung peut titrer : « L’Est agit, l’Ouest ne fait rien » En tout cas, les Berlinois perdent vite leurs illusions : en 1961, 71 % des habitants croyaient encore à une intervention des Occidentaux, mais seulement 41% après 1962…
En fait, les évènements de Berlin vont être occultés par d’autres tensions, plus graves encore. Moins d’un an après, les États-Unis doivent affronter la crise des fusées à Cuba en octobre 1962. Ce dernier affrontement les convainc qu’il faut activer le rapprochement avec l’URSS et entrer réellement dans l’ère de la Détente. Dans ce nouveau contexte, Berlin ne doit pas constituer un casus belli, même si les Américains rappellent aux Russes les conditions minimums à respecter (les fameux Three Essentials). Même le fameux discours de Kennedy en juin 1963 n’a pas toujours été compris.. Le même jour, il tient des propos très apaisants envers l’URSS et insiste sur le développement de bonnes relations avec l’Est . De fait, il adopte plus ou moins la position gaulliste : le maintien d’une espérance à long terme et une approche pragmatique à court terme (le Général estime que la réunification dans la liberté est « le destin normal du peuple allemand »). Alors qu’avant 1961, Berlin était une obsession pour les Occidentaux (Dean Rusk déclarait alors : « when I go to sleep, I try not to think about Berlin », « quand je vais dormir, j’essaie de ne pas penser à Berlin ») , la situation est en quelque sorte figée, mais à moindre frais. Comme l’écrit Anne Marie Le Gloannec, « dans l’immédiat, le mur est apparu comme un facteur de stabilisation. Il s’élevait entre les hommes et la guerre. Il évitait même que la crise n’éclate vraiment (…). Personne n’avait pensé mourir pour Berlin. Dans les imaginations, le mur marquait le « finis occidentalis » : au delà, la barbarie… »

Vivre avec le Mur
Aussi, dans les années suivantes, les Allemands s’habituent à vivre à l’ombre du Mur de Berlin. Déjà, la RDA développe considérablement le système défensif autour de la ligne de démarcation (les spécialistes distinguent 4 étapes de renforcement…) . Dès la fin de l’année 1961 et jusqu’en 1963, les immeubles situés près du Mur sont rasés (les habitants sont prévenus seulement quelques heures avant…). Le ciment aggloméré est remplacé par du béton armé. Sont installés des défenses antichars, des mines antipersonnels, des barbelés électrifiés, des nappes de sable afin de repérer les traces, des miradors et des bunkers. Les troupes affectées à la surveillance sont nombreuses et bien équipées (au moins cinq administrations sont concernées : la Stasi, l’armée, les Vopos, la police des frontières, les milices ouvrières réputées les plus loyales envers le régime…). Au début des années 1980, on comptera jusqu’à 14 000 hommes chargés de surveiller le Mur, avec 600 chiens policiers (cf article dans ce même dossier : Le Mur en chiffres…). La population est-allemande et en particulier à Berlin subit une surveillance sévère de la part des différents services de police et de leurs nombreux correspondants (comme Carola et Théo recrutés par le colonel Krüger dans le film : cf article dans ce même dossier).
Ce renforcement de la surveillance ne décourage pas les Allemands de l’Est d’essayer de franchir l’obstacle. De multiples tentatives ont lieu pendant « les années du Mur ». Anne Marie Le Gloannec relève que près de 60 000 personnes ont été arrêtées pour « délit de fuite », 70 tués au cours de leur fuite, mais que près de 200 000 ont réussi à passer à l’Ouest. Certaines de ces tentatives apparaissent d’ailleurs dans le film de Roland Suso Richter : outre le soldat est-allemand, on voit également un autobus qui enfonce le Mur, permettant à un groupe de réfugiés de prendre la fuite du côté Ouest (forcer le passage avec un véhicule est un moyen souvent utilisé : près d’une vingtaine de fois durant cette période…). On assiste également à la tentative de Heiner, l’ami de Fritzi, mais qui est abattu par un garde et laissé à l’agonie. Cet épisode rappelle l’histoire de Peter Fechter, tué en août 1962 alors qu’il tentait de passer le Mur et laissé sans secours pendant un long moment : cet incident avait provoqué la colère des Berlinois qui scandaient devant les Vopos : « Der Mauer muss weg » (« le Mur doit disparaître »). Mais le procédé le plus sûr est celui utilisé par Harry et ses amis : creuser un tunnel. Certes, cette méthode pose de nombreux problèmes : éviter de faire trop de bruit, évacuer la terre, ressortir au bon endroit mais ce système semble avoir bien fonctionné et en plusieurs endroits. Il est moins spectaculaire et plus fiable que d’autres moyens utilisés par certains Allemands de l’Est : se laisser glisser le long d’un câble entre deux immeubles, monter à bord d’une montgolfière ou d’un petit sous-marin pour traverser la Spree !
Les deux Berlins s’habituent lentement au Mur : les graffitis témoignent même d’une certaine résignation : « les bonnes barrières font les bons amis », « Il serait temps que nous vivions » : et d’ailleurs pour certains, les priorités sont autres : « Pour les homos, il y a partout des murs »…En tout cas, à l’ombre du Mur, les deux Allemagnes se développent. En particulier, la RDA se sent moins vulnérable et cherche à assurer son développement économique (entre 1958 et 1965, la production industrielle progresse de 50 %) ainsi qu’à pérenniser l’existence du régime (à l’Est, on parle alors d’une nation allemande, formé de deux peuples de deux états -« Staatsvölker »-). Berlin-Est, capitale administrative du pays, en est aussi la vitrine : des travaux d’urbanisme sont entrepris pour l’embellir (rénovation du centre historique, des Unter den Linden, aménagement de Alexander Platz…). Après une période de crispation, les relations avec l’Ouest évoluent même dans un sens plus pacifique…Au cours des années 1960, le SPD prône « l’Ostpolitik ». Son arrivée au pouvoir lui permet de mettre en oeuvre certaines de ses idées…Willy Brandt est ministre des affaires étrangères en 1966 dans la Grande Coalition puis chancelier à partir de 1969…La RFA conclut ainsi un accord avec l’URSS en 1970 et avec la RDA en 1972 (en particulier, l’Allemagne de l’Ouest reconnaît la frontière Oder-Neisse, l’existence du régime d’Allemagne de l’Est…). Comme toujours, Berlin est un des enjeux importants des discussions. Après de longues négociations entre les 4 puissances occupantes en 1970 et 1971, un accord est conclu sur le statut de la ville, la présence des Occidentaux, les accès vers Berlin-Ouest…Le régime des visites est réellement libéralisé jusqu’aux années 1980 : durant cette période, 2 à 3 millions de personnes franchissent chaque année la frontière d’Ouest en Est…30 millions de visites en 10 ans sont effectués à Berlin-Ouest venant de Berlin-Est. A partir de 1974, les retraités de l’Est sont autorisés à s’installer dans la partie occidentale (256 000 y sont définitivement installés depuis 1961). Les deux parties de ville coopèrent même pour certains évènements (en 1987, pour célébrer la fondation de ville, en 1981, pour une grande exposition sur la Prusse…). Ainsi, avant même la chute du Mur, les Berlinois ont appris à faire avec…

   Pour autant, le Mur n’est pas oublié et jusqu’en 1989, il connaît encore son lot de victimes (le 6 février, Chris Gueffroy est abattu par les gardes est-allemands : par la suite, l’ordre de tirer à vue sur les fuyards sera suspendu…). « Mur de la Honte » pour les uns, « Rempart antifasciste » pour les autres, il a concrétisé pour le Monde et l’Europe l’affrontement des deux blocs. On pourra reprocher à Roland Suso Richter une approche peu nuancée du problème : son film Le Tunnel a au moins le mérite d’exister et d’évoquer le sort de ceux qui ont été les premiers concernés mais peut-être un peu oubliés : les Allemands eux-mêmes…

 

Coeur de Tonnerre : Le personnage de Ray Levoi ou la quête des origines

Cœur de Tonnerre, un film de MIchael Apted

États-Unis, 1 heure 59, 1992

Interprétation : Val Kilmer, Sam Shepard, Fred Ward, Fred Dalton Thompson, Sheila Tousey, Chief TED THIN ELK, Juilus Drum
JOHN Trudell, Allan R. J Joseph

Synopsis :

   Dans une réserve sioux du Dakota du Sud, un meutre est commis contre un membre du Conseil tribal, Leo Fast Elk. Le FBI décide de dépêcher sur place un de ces agents, le jeune Ray Levoi, qui a déjà une brillante carrière et qui se trouve être d’origine indienne. Il doit retrouver à Rapid City une des légendes du service, Frank Coutelle, qui a déjà passé près de 9 ans sur le terrain. Arrivé dans la réserve, Levoi se retrouve en pleine guerre civile interne : les militants du Mouvement des Droits Indiens, menés par Jimmy Looks Twice et Maggie Eagle Bear, qui défendent les valeurs traditionnelles , s’opposent aux Indiens pro-gouvernementaux, dirigés par Jack Milton, le président de la tribu et ses auxiliaires plutôt brutaux, les Goons…Le jeune agent du FBI prend conscience que ce meurtre, qu’on attribue un peu vite à Jimmy, cache des affaires bien douteuses…Avec l’aide du policier indien Walter Crow Horse, du vieux GrandPa Reaches et Maggie l’institutrice, il parvient à saisir toutes les implications du meurtre, et retrouve aussi petit à petit ses origines…

Le personnage de Ray Levoi ou la quête des origines

Quand Michael Apted réalise Cœur de tonnerre, c’est bien sûr l’occasion pour le cinéaste anglais d’évoquer les Indiens, leurs conflits internes, et les spoliations dont ils sont les victimes : on sait qu’il s’est inspiré des évènements qui se sont déroulés, au milieu des années 1970, dans la réserve sioux de Pine Ridge . Mais le réalisateur, à travers le personnage de Ray Levoi , nous propose aussi le portrait attachant d’un Indien d’abord honteux de ses origines, mais qui finit par retrouver ses racines…

Ray, Indien honteux…
Au début du film, Ray Levoi ne revendique absolument pas ses origines indiennes et semble même les rejeter…Il est parfaitement intégré, le cheveu court, propriétaire d’une belle voiture décapotable, le modèle type du bon agent du FBI…Il est d’ailleurs presque gêné quand son officier supérieur évoque son père indien…Ray prétend même ne l’avoir pas connu alors qu’il avait quand même sept ans lorsqu’il est mort… Il ne réagit pas davantage quand son chef se laisse aller à quelques clichés racistes à propos des Indiens (« on ne vous demandera pas de tresser des paniers ou de faire tomber la pluie »…).
Il adopte la même attitude à son arrivée dans la réserve. Son mentor, le vétéran Frank Coutelle, semble d’ailleurs sceptique sur ses origines : il lui dit qu’il ressemble à Sal Mineo dans Arrows in the Prairie, autant dire à un Blanc qu’on a déguisé en Indien…(cet acteur fait partie des interprètes « typés », comme Charles Bronson ou Anthony Quinn, qu’on utilisait encore dans les années 1950 pour jouer les rôles de « Peaux-rouges » …). Alors qu’ils sont en train de traverser le village indien, Ray est visiblement choqué par la pauvreté qui y règne. Il acquiesce lorsque Coutelle parle du « Tiers-Monde au milieu des États-Unis »…Le jeune agent estime d’ailleurs que la responsabilité en incombe aux Indiens eux-mêmes : selon lui, « ils feraient mieux de nettoyer leurs cours », avant de penser à retrouver leur gloire d’antan…
Levoi est aussi déconcerté quand les Indiens qu’il rencontre lui dévoilent « leur logique », une façon de penser qu’il juge irrationnelle. Quand le policier indien Walter Crow Horse lui conseille « d’écouter le vent et les arbres », le jeune agent du FBI lui rétorque qu’il « vient du monde qui s’appelle le XX° siècle »…Les « déclarations »  de GrandPa Reaches le laissent dubitatif dans un premier temps. Il s’énerve aussi quand l’institutrice Maggie lui parle des métamorphoses animalières de Jimmy, le jeune militant indien…Il est même méprisant quand la jeune femme lui dit que sa grand-mère ne veut pas lui parler (« je lui expliquerai l’avion, elle m’expliquera la métamorphose »…). Visiblement, il ne connaît pas grand chose du monde indien où il débarque…Walter Crow Horse relève qu’il ne parle pas leur langue, qu’il ne sait pas quelles sont les coutumes de bienvenue (il n’a pas apporté de tabac au vieil Indien, comme le veut la tradition…. Ray doit aussi recourir au troc avec GrandPa Reaches pour obtenir des informations, mais il le fait de mauvais gré, tant il a l’impression que ce sont des échanges « inégaux » (il se fait ainsi dépouiller de ses lunettes de soleil Ray Ban, de son stylo, plus tard de sa montre…).

Une prise de conscience progressive
Mais, alors que l’enquête avance, Ray Levoi est de plus en plus mal à l’aise. Sur un plan strictement policier, il commence à éprouver quelques doutes à propos de la culpabilité du principal accusé, Jimmy Looks Twice, qui, comme par hasard, est aussi un militant actif de la cause indienne, et donc « un ennemi des Etats-Unis » selon Frank Coutelle…Il est aussi très choqué du comportement brutal de Jack Milton, le chef du Conseil tribal, et de ses auxiliaires (les Goons, miliciens indiens pro-gouvernementaux). Il peut lui-même s’en rendre compte quand ceux-ci viennent mitrailler la maison de Maggie et qu’un des enfants est blessé lors de la fusillade…Quand il fait part de ses doutes à son partenaire, celui-ci lui fait la leçon …Coutelle lui dit estimer le peuple indien mais que c’est un aussi un peuple vaincu, et « leur futur est dicté par le peuple qui les a conquis »…Ce cynisme au nom de la raison d’état et de la loi du plus fort ne semble pas convaincre le jeune agent du FBI…Ray se permet même d’ironiser, quand il parle de « protéger le rêve américain dans sa pureté »…

    Progressivement, Ray Levoi prend aussi conscience des problèmes des Indiens, du racisme dont ils ont souffert de la part des Blancs, et ce depuis fort longtemps (Jimmy évoque une lutte qui a duré 500 ans, soit depuis l’arrivée de Christophe Colomb…). Maggie lui rappelle avec brutalité que les militants du mouvement ont été décimés, sans doute abattus par des Goons ou des agents du FBI et qu’aucune enquête n’a abouti (selon le Conseil international des traités indiens, près de trois cent personnes ont été assassinées dans la réserve de Pine Ridge dans les années 1970 et 1980…). Alors qu’il se rend à une fête traditionnelle, Walter lui parle de son complexe d’infériorité qui l’a miné pendant toute son enfance, d’autant plus que ce sentiment était intériorisé (le policier indien lui raconte qu’il voulait être Gary Cooper quand ils jouaient aux Cow-boys et aux Indiens…). Alors qu’il était au pensionnat, les Blancs l’ont obligé à se couper les cheveux et surtout à ne plus parler sa langue, sous peine de se faire laver la bouche au savon…
Le jeune agent du FBI n’est pas insensible non plus aux « visions » que lui raconte grandPa Reaches…Quand le vieil homme lui fait part de ses rêves, on comprend qu’il décrit de façon très précise les rapports entre Ray et son propre père, cet Indien « aux vêtements sales et aux dents gâtées » qui faisait honte à son fils…le jeune agent du FBI a lui-même plusieurs visions, alors qu’il surveille Maggie ou le vieil homme. Il rêve d’Indiens en train de pratiquer la Danse des Esprits, puis il se voit lui-même, au milieu de femmes et d’enfants sioux, pourchassé par des cavaliers blancs…En fait, ces visions sont une allusion assez évidente aux évènements de Wounded Knee à la fin du XIX° siècle (cf article dans ce même dossier). Walter Crow Horse est d’ailleurs un peu jaloux de ce don que le jeune agent du FBI semble développer « spontanément »…Il le traite d’ « Indien instantané » . Ray écoute aussi, fasciné, le vieil Indien lui expliquer sa dernière vision : lui-même, Ray Levoi, serait le descendant –spirituel ?- de Cœur de Tonnerre, un des braves tués lors du massacre de 1890…. Il aurait été envoyé par les Esprits pour sauver son peuple…(le jeune homme va d’ailleurs vérifier que ce nom est bien inscrit sur le monument commémoratif du village…).

Ray choisit son camp
Aussi, à la fin du film, Ray bascule définitivement du côté des Indiens. Il est convaincu que Jimmy est innocent et que toute cette affaire a été montée, en particulier par son partenaire Coutelle, pour discréditer le militant indien, sans doute pour cacher des « magouilles» inavouables…Il découvre d’ailleurs le fin mot de l’histoire, grâce à une vison du Vieil Indien, qui a vu dans un rêve « des êtres étranges à Red Deer Table »…Lors de leur ultime rencontre, il avoue à Maggie qu’il a voulu oublier son père parce qu’il avait honte de lui. Celui-ci, qui était un vrai casse-cou, construisait des gratte-ciels « pieds nus et sans harnais de sécurité »… Arrivé complètement saoul au travail, il a été victime d’un accident …Mais il se souvient encore du surnom dont son père l’avait affublé : Washi, ce qui veut dire « grassouillet » selon l’institutrice…Ray estime qui c’est « son » peuple (c’est à dire les Sioux) qui lui a permis de renouer avec la mémoire de son propre père…Il a donc définitivement choisi son camp…Dans une des dernières séquences, Ray qui est confronté avec Coutelle et Milton le chef du Conseil tribal, reprend le mot d’ordre des militants indiens : « cette terre n’est pas à vendre »…

   Quand le jeune agent du FBI quitte la route poussièreuse de la réserve pour rejoindre l’autoroute des Blancs, les apparences sont trompeuses…On peut penser que rien n’a changé pour lui, mais en fait Ray n’est plus le même : il s’est réconcilié avec ses origines et son propre père : avoir vécu avec « son » peuple lui a permis de mieux les comprendre et peut-être même commence-t-il à penser comme eux : il n’a plus en tout cas le même attachement aux choses qu’à son arrivée. Lors d’un dernier troc avec le vieil Indien, il échange sa montre Rollex contre un splendide calumet…

 

Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

Bowling for Columbine, un film de Michael Moore

États-Unis, 2 heures, 2002

Synopsis :

   Bowling for Columbine prend comme un point de départ un incident réel, qui a traumatisé l’Amérique : le 20 avril 1999, deux jeunes gens, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), lourdement armés notamment de fusils et de pistolets-mitrailleurs, tuent douze de leurs camarades, un professeur, puis se suicident : comme d’habitude, avant de commettre un mauvais coup, les deux adolescents avaient été tranquillement jouer dans le bowling de la ville…
Face à cette tragédie, Michael Moore cherche à comprendre comment son pays en est venu à être l’un des plus violents de la planète : violence de l’histoire, violence de la société, violence des médias, violence économique… Sur un ton parfois ironique mais toujours grave , il dresse un état des lieux sans concession, et décrit une Amérique surarmée et paranoïaque. En quelque sorte l’envers de la médaille de «l’Empire du bien »…

Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

   Dans ces deux films documentaires précédents, Michael Moore s’était attaqué aux grandes entreprises qui dominent l’économie américaine et licencient sans états d’âme des milliers d’employés, afin d’augmenter leurs profits (la General Motors dans Roger and me, Nike dans the Big One)…Cette fois, le réalisateur américain aborde un autre problème essentiel de son pays : la violence qui imprègne toute la société américaine. Il prend comme point de départ le massacre qui a eu lieu dans le lycée d’une petite ville du Colorado, Littleton (Columbine High School). Le 20 avril 1999, deux élèves, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), arrivent dans l’établissement un peu après 11 heures, lourdement armés (un fusil à canon scié, un fusil à pompe, un pistolet semi-automatique 9 mm, un fusil semi-automatique 9 mm, ainsi qu’une trentaine de bombes artisanales). Selon un plan préparé à l’avance, ils investissent plusieurs endroits du collège : la cafétéria, une salle de sciences, la bibliothèque. En plus de deux heures, ils tuent douze de leurs condisciples et un professeur, puis se suicident : près de 900 balles ont été tirées par les deux jeunes meurtriers (Moore inclut quelques images de la tuerie, filmées par une caméra vidéo située dans le lycée, alors que la bande-son fait entendre les conversations téléphoniques de la police au cours de la fusillade.). A partir de cette tragédie, Michael Moore tente de comprendre pourquoi deux adolescents, enfants gâtés de la classe moyenne blanche, ont pu en venir à de telles extrémités. A sa manière bien particulière, il dresse ainsi un état des lieux assez terrifiant d’une société américaine gangrenée par la violence.

Une violence omniprésente
Cette violence semble omniprésente et touche l’Amérique dans ses profondeurs : elle a des dimensions historiques, politiques et sociales.

Une violence historique
Michael Moore évoque dans un court dessin animé situé au milieu du film, l’histoire violente des Américains, depuis l’arrivée des premiers pèlerins du May Flower jusqu’à l’époque la plus contemporaine… Et de rappeler les guerres indiennes, la guerre de Sécession, tous les épisodes meurtriers qui ont marqué la courte histoire des États-Unis : Charlton Heston lui-même insiste sur le fait que « l’histoire de notre pays a beaucoup de sang sur les mains »…Mais c’est pour l’association qu’il préside, la National Rifle Association, une manière de justifier le surarmement des Américains… Invoquer le Wild West, la tradition des pionniers qui devaient se défendre dans un environnement hostile, permet au prestigieux acteur d’expliquer que les détenteurs d’armes à feu sont quasiment en état de légitime défense. Or, ce fait est loin d’être avéré. Selon Philippe Jacquin, éminent spécialiste de l’histoire américaine, il y eut certes des violences au cours de la conquête de l’Ouest mais plus limitées qu’on ne le croit. Les villes de bétail (cattle towns) présentées comme des enfers, ont été plus calmes que ne le prétend la légende. Et de raconter la déception des touristes quand ils constatent qu’il n’y a que 28 tombes dans le cimetière de Boot Hill. Par contre, l’historien français met en cause le rôle des journaux de l’époque, avides d’histoires à sensation : «quant aux crimes et violences, on a le sentiment que leur nombre augmente, aussitôt que le tirage baisse»… Les guerres indiennes ont un bilan plus lourd : entre 1789 et 1898, les Indiens ont tué près de 7000 Blancs (les deux-tiers étant des soldats) et ont perdu près de 4000 combattants. Ces chiffres n’ont rien à voir avec la baisse démographique catastrophique de la population amérindienne, entre l’arrivée des premiers blancs sur le continent et la fin du XIX° siècle ( sans doute plusieurs millions d’individus à l’époque de la conquête, moins de 250 000 lors du premier recensement en 1900). De même, les Noirs ont payé un lourd tribut au cours des siècles derniers : juste après la guerre de Sécession, alors que le Ku-Klux-Klan est fondé, les lynchages se multiplient: 2500 sont dénombrés entre 1884 et 1900 dans les 4 états du Sud profond (Géorgie, Alabama, Mississippi, Louisiane).

Une violence politique
Mais cette violence n’est pas seulement historique: elle est aussi politique. Michael Moore s’intéresse ainsi aux groupes paramilitaires qui ne cessent de se former aux Etats-Unis (l’organisation des Patriotes comprendrait 100 000 membres actifs, dont 12 000 au Michigan, 5 millions de sympathisants). Il s’entretient avec des membres de la milice du Michigan, organisation dont sont issus Timothy MacVeigh et Terry Nichols, les auteurs de l’attentat d’Oklahoma City (en 1995, ces deux hommes, militants d’extrême-droite, avaient fait sauter un bâtiment public de la ville, provoquant la mort de 168 personnes). Certes, ces petits bourgeois en treillis militaire, se défendent de toute volonté agressive : ils se présentent comme des «citoyens vigilants» mais «ni racistes, ni terroristes, ni agitateurs». Mais l’entretien qu’accorde James Nichols au cinéaste est pour le moins édifiant. Relâché faute de preuves après l’attentat, l’homme développe des idées qu’on retrouve dans de nombreuses organisations paramilitaires. Il ne cesse de faire référence à la constitution (en particulier au deuxième amendement) et dénigre les forces de l’ordre du gouvernement fédéral («des représentants de la loi, si l’on peut dire»). Surtout, il invoque le droit à se révolter contre le gouvernement, s’il devient tyrannique: «si les gens comprennent qu’ils ont été dépouillés et asservis (…), ils se révolteront. Le sang coulera dans les rues». Ces idées sont celles de toute une mouvance d’extrême-droite, qui s’est développée surtout depuis les années 1980. Ces organisations prônent souvent l’utilisation de la force armée. La grande majorité d’entre elles mettent sur pied des camps d’entraînement où les plus militants apprennent les méthodes de guérilla utiles lorsque la guerre raciale commencera… La plupart d’entre eux se réclament du deuxième amendement de la constitution, qui autorise la formation de milices armées. Dans certains états comme le Washington, l’Oregon, les Dakotas, le Montana, le Kansas, l’Arkansas, l’Idaho, le Missouri, le Texas, des dizaines de camps sur des surfaces importantes (jusqu’à plus de cent hectares) parfois au sein même de bases militaires, accueillent régulièrement des candidats à la lutte «pour la survie». Il est certain que les deux jeunes tueurs de Littleton ont été sensibles à cette idéologie : une lycéenne précise que l’une des victimes a été abattue juste parce qu’elle était noire (Isiah Shoels). Le groupe de lycéens auquel appartenaient Harris et Klebold, la «mafia des longs manteaux» avait déjà manifesté sa fascination pour les idées nazies. Le massacre a lieu le 20 avril, date anniversaire de la naissance de Hitler. Comme MacVeigh et Nichols, certains d’entre eux sont prêts à tous les excès. Dans Bowling for Columbine, James Nichols témoigne même d’un humour qui fait froid dans le dos. Quand Michael Moore lui demande s’il faudrait contrôler la possession des armes nucléaires, le militant s’interroge gravement : « il faudrait quand même limiter (les armes atomiques), il y a des cinglés, il ne sont pas tous enfermés».

Une violence impérialiste
Michael Moore s’attarde aussi sur la violence des États-Unis envers l’extérieur. Il relève ainsi toutes les interventions des troupes américaines ou des agents de la CIA, depuis les années 1950 et la guerre froide jusqu’aux évènements du 11 septembre.. Il ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre la violence des deux adolescents de Littleton et la politique agressive des États-Unis. Par contre, le responsable de Lockheed Martin interrogé dans le film «ne voit pas bien le rapport» : il s’agit pour les États-Unis de se défendre contre des agresseurs. Et de préciser immédiatement que son entreprise a décidé de consacrer 100 000 $ pour le financement d’un programme sur «la gestion de la colère» dans les établissements scolaires.

Une violence médiatique
Michael Moore ne manque pas aussi de relever à quel point la violence est complaisamment étalée à la une des journaux ou dans les émissions de télévision. L’un des témoins qu’il interroge, le professeur Glassner indique «qu’alors que les meurtres ont baissé de 20 %, les reportages à la TV sur les crimes ont augmenté de 600 %!». De fait, dans un contexte de plus en plus concurrentiel, les principaux médias américains se livrent à une course à l’audience implacable. Et dans cette optique, il n’est pas douteux que la violence est un excellent argument de vente (comme l’avoue un journaliste de Los Angeles, «on choisit toujours le flingue») . Quand Michael Moore lui demande pourquoi il ne traite pas de la délinquance financière, le producteur de la célèbre émission Cops répond que «cela n’est pas palpitant». On a même vu dans les années 1980-1990, apparaître des chaînes spécialisées dans les affaires judiciaires (en 1991, est lancée Courtroom television Network qui diffuse des procès réels, en direct ou en différé. Le procès O.J Simpson a été reconstitué en studio par une chaîne privée). Cette dérive médiatique est d’autant plus grave que les reportages sur les crimes ont tendance à stigmatiser toujours les mêmes catégories de population, renforçant encore la paranoïa ambiante : selon le professeur Glassner interrogé dans le film, «l’homme anonyme, urbain, généralement noir, devient le bouc-émissaire de tout le monde»…

Une violence sociale
Enfin, le cinéaste aborde le thème de la violence sociale, à propos d’un autre tragique incident. A Flint, la ville natale de Michael Moore, un petit garçon, Jimi Hugues, tue une de ses camarades de l’école primaire, Kayla Rowlands, âgée de 6 ans (l’enfant avait trouvé une arme dans l’appartement de son oncle). En approfondissant son enquête, le réalisateur prend conscience des conditions très difficiles dans lesquelles vivait la mère du petit garçon. En fait, elle devait suivre un programme «d’aide sociale» , censé la remettre dans le droit chemin. Tous les jours, elle devait faire 3 heures de route aller et retour pour se rendre sur son lieu de travail, dans une ville située à 120 km de son domicile, pour gagner 5,5$ de l’heure. Pour compléter ses revenus, elle avait dû prendre un deuxième emploi dans une chaîne de restaurants… Ainsi, elle ne pouvait voir ses enfants de toute la journée, alors qu’elle travaillait 70 heures par semaine. Sans excuser le geste du petit garçon, Michael Moore montre bien la perversité du système d’aide sociale aux Etats-Unis, passé en quelques années du Welfare de l’époque de Roosevelt au Workfare au temps de Ronald Reagan. Déjà, sous le mandat du président républicain, est voté l’Omnibus Budget Reconcilation Act,qui aboutit à une baisse de 25% des crédits pour l’aide sociale. Pendant la présidence Clinton, le congrès à majorité républicaine fait voter en 1996 le Personal Responsibility and Work Opportunity Act, qui instaure un système plus contraignant : les allocations sont réduites et limitées dans le temps, assorties de conditions souvent draconiennes. Les pouvoirs locaux sont en charge de distribuer les aides sociales et on insiste sur la dimension morale (la famille et le mariage doivent être préservés). Pour percevoir certaines aides, les mères célibataires qui ont moins de 18 ans doivent demeurer chez leurs parents. Cette dureté envers les plus déshérités de la société américaine est d’autant plus choquante que les inégalités sociales n’ont cessé de se creuser dans les deux dernières décennies : en 1979, les 5% des ménages les plus riches gagnait 10 fois plus que les 20% les plus pauvres. En 1999, le rapport est passé à 19 fois plus… En 1980, un patron d’une grande entreprise américaine touchait en moyenne 42 fois le salaire de son ouvrier : en 2000, 691 fois plus… Même si le taux de pauvreté a reculé pendant les années 1990, le phénomène reste massif : 32 millions de personnes sont concernées, et de plus en plus des femmes et des enfants (40% des enfants noirs sont pauvres).

Des causes complexes
Au moment d’avancer une explication, Michael Moore semble hésiter et multiplie les pistes. Le père d’une des victimes du massacre avoue son désarroi: «je ne sais pas» finit-il par lâcher, après avoir envisagé plusieurs hypothèses. Dans une autre séquence, le cinéaste aligne, en très courts extraits des «opinions d’experts» en général conservateurs, qui invoquent pèle-mêle, le laxisme à l’école, la télévision, et même South Park, Marylin Manson et le rock gothique… Michael Moore s’empresse d’aller interroger les personnes incriminées mais reste perplexe. Les auteurs du célèbre feuilleton télévisé disent s’être beaucoup inspirés de Littleton, «cette ville de bouseux débiles», pour créer leurs personnages. Le chanteur de rock estime qu’il est une cible bien pratique : « je suis un symbole de la peur. Je représente ce que tout le monde redoute ». Le cinéaste ne se contente pas non plus de réponses toutes faites. Quand Charlton Heston affirme que l’histoire des États-Unis a été violente, Michael Moore lui fait remarquer que d’autres peuples ont eu, eux aussi, un passé sanglant, comme l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, ou la France et que pour autant, ces pays n’ont pas le même taux effrayant d’homicide (lors d’une autre séquence du film, il illustre l’histoire de ces états par quelques images d’archives).

En fait, Michael Moore voit dans toute cette violence l’expression d’une paranoïa, surtout ressentie par la communauté blanche du pays (cf textes de Michael Moore sur la culture de la peur dans ce même dossier). Selon lui, dès les premiers temps, les Américains ont eu peur d’ennemis réels ou potentiels: peur des Indiens, des Noirs, des immigrés clandestins et c’est cette crainte permanente, alimentée par les médias, utilisée par les politiciens, qui est à l’origine de ce désir de se protéger des autres… Dans la société américaine, le modèle intégrateur américain, s’il n’a jamais existé, est en panne : le melting pot a cédé la place au salad bowl (la salade composée ) et les WASP (White Anglo Saxon Protestants) sont sur la défensive. Les rapports entre les communautés se sont détériorées, au point qu’en 1990, le FBI a créé un indice spécial , les «crimes de haine» (hated crimes), qui recensent ce type de délinquance (en 1997, 9861 infractions, 70% contre des personnes,les deux tiers étant des noirs).A l’extérieur, les Etats-Unis ont toujours eu tendance à diaboliser leurs adversaires : on se souvient de la fameuse formule de Ronald Reagan, qui qualifiait le camp soviétique d’ « Empire du mal » ou plus récemment de George W. Bush, désignant Saddam Hussein comme le nouveau Satan. Cette peur de l’Autre pourrait être la clef de la crispation de la société américaine.
Michael Moore trouve au Canada le contre-exemple qui lui semble appuyer ses arguments. Le voisin américain est un pays dont les habitants sont aussi très bien armés, mais où le taux d’homicide est nettement inférieur. La principale raison tient, selon le cinéaste, aux relations pacifiées qui règnent au sein de la société : des habitants si peu craintifs qu’ils ne ferment pas leurs portes à clef (Michael Moore va s’en assurer!), des rapports cordiaux entre les races, un système social qui profite à tous, des quartiers pauvres tout à fait «convenables»…

Une Amérique qui se protège
Dans le climat d’angoisse qui prévaut aux États-Unis, il ne faut pas s’étonner de l’arsenal de mesures protectrices qui n’a cessé de s’étoffer au cours des dernières années. Déjà, l’Amérique est une nation en armes : 200 millions d’armes circulent dans le pays. Les deux tiers des personnes qui détiennent une arme à feu, en ont plusieurs et 12 millions d’armes sont vendues chaque année. 25% des 70 millions des détenteurs d’armes à feu affirment les garder toujours chargées. Cette situation est favorisée par le fait qu’il est assez facile d’acheter une arme, même les plus puissantes: si la législation a été renforcée pour les achats dans les armureries, on peut toujours s’approvisionner dans les «foires aux armes» (guns shows) ou sur Internet (certaines des armes utilisées par Harris et Klebold à Littleton ont été achetées de cette façon). Le prix de ces armes est assez abordable : en 1999, il faut débourser 350 $ pour un pistolet mitrailleur Tec.9, 450 $ pour un fusil d’assaut AK 47 . Michael Moore commence d’ailleurs son film sur ce thème : il obtient un splendide fusil juste en ouvrant un compte dans une banque locale (le cinéaste peut ironiser en remarquant qu’il n’est peut-être pas très prudent de distribuer des armes à feu dans un tel établissement). Un peu plus tard, il s’insurge, avec deux victimes de Littleton, de la vente libre de munitions 9 mm dans les magasins K-Mart (grâce à une pression médiatique, il parvient à faire reculer la direction). Mais ce surarmement ne suffit pas ou plus. Dans tout le pays, les gated communities se sont multipliées, permettant à la classe moyenne blanche de se calfeutrer dans des quartiers réservés, très bien protégés… En 1995, près de 4 millions d’Américains habitent déjà dans ce type d’endroits, surtout en Floride et en Californie et tous les urbanistes estiment que ce nombre va continuer d’augmenter : Disney a prévu de construire en Floride Celebration, la plus grande ville privée des États-Unis (8000 logements pour 20 000 habitants). La répression contre la criminalité a aussi été durcie. Les lois ont été modifiées de telle sorte que la délinquance soit sévèrement punie dès les premiers actes et que les criminels ne bénéficient d’aucune tolérance excessive (c’est le sens de la fameuse règle de base-ball «three strikes and you’re out» c’est à dire « trois fautes et tu es éliminé», que certains ont voulu appliquer sans états d’âme dans le domaine de la délinquance). A New York en 1993, lors du mandat de Rudolph Giuliani, la police a mis en place une politique de répression implacable, traquant les plus petits délits (stratégie dite de «la vitre cassée» : on n’hésite pas à punir les actes les plus anodins, afin de prévenir une criminalité plus importante). Ce durcissement a abouti à une véritable explosion du nombre de détenus : depuis que Bill Clinton a été élu Président, l’effectif des prisonniers a doublé pour atteindre aujourd’hui près de 2 millions de personnes… Selon Loïc Wacquant, professeur à l’université de Berkeley (Californie,) cette tendance n’est pas seulement une réponse à l’insécurité, elle correspond aussi à une peur sociale. Ce grand «renfermement» des «classes dangereuses», comme au XIX° siècle, est la conséquence de la progression de l’idéologie néo-libérale aux États-Unis depuis depuis une vingtaine d’années. On assiste «à la mise en place d’une politique de criminalisation de la misère qui est le complément indispensable de l’imposition du salariat précaire et sous-payé ainsi que le redéploiement des programmes sociaux dans un sens restrictif et punitif». On sait enfin que la peine de mort est appliquée avec sévérité dans nombre d’états américains (38 à ce jour) : deux à trois cent condamnations à mort sont prononcées chaque année (une centaine d’exécutions ont eu lieu en 1999) et plus de 3000 détenus attendent dans les «couloirs de la mort» (au Texas, l’état du gouverneur George W. Bush, 150 personnes ont été exécutées entre 1995 et 2000 et 450 sont en attente). Les autorités du FBI ont même réfléchi aux signes avant-coureurs qui permettraient de déceler les adolescents «tueurs-nés» (cf article dans ce même dossier): à partir de l’étude de 18 cas de massacres survenus en milieu scolaire, ils ont établi une liste de symptômes qui devraient alerter les responsables adultes (cette idée de repérer les criminels potentiels rappelle le scénario du film de Steven Spielberg, Minority Report). Mais, malgré toute cette panoplie répressive, les progrès sont limités (même si le recul de la criminalité est spectaculaire à New York) et la société américaine est encore une des plus violentes au monde.

Vers une prise de conscience?
Depuis quelques années, l’opinion publique américaine varie, au rythme des massacres les plus médiatisés. En général, la population se montre favorable à un contrôle sur les armes à feu à chaque nouvel incident. Ainsi, en juin 1999 (quelques semaines après Littleton), un sondage indique que 73% des personnes interrogées se prononcent en faveur d’une limitation des armements. De nombreuses villes (Chicago, Detroit, Philadelphie, Miami, San Francisco ou Washington) ont porté plainte contre les fabricants d’armes, en les accusant de ne se pas préoccuper de la distribution de leurs produits (en février 1999, 15 fabricants d’armes ont ainsi été condamnés par un jury fédéral de Brooklyn). Plusieurs de ces agglomérations ont mis en place des programmes afin de récupérer les armes en circulation : une certaine somme d’argent est versée à toute personne qui remet ses armes à la police (guns for cash). Le 14 mai 2000, des centaines de milliers de femmes, blanches et noires, défilent à Washington afin d’obtenir des lois beaucoup plus sévères quant à la vente d’armes à feu (Million Mom March). Au cours de ses deux mandats, le président Clinton, sans doute sincèrement ému par ces massacres, a tenté à plusieurs reprises de faire voter des textes limitant la vente et l’utilisation d’armes à feu… Son attitude contraste avec la «timidité» des présidents républicains qui l’ont précédé (Bush père en particulier ne se résout à adopter une législation plus restrictive à propos des armes de guerre que sur l’insistance de sa femme, après la tuerie de Stockton en 1988…). Deux lois sont votées sous l’administration du président démocrate. La loi « Brady Handgun Violence Prevention Act » (1993) exige que les armuriers demandent à leurs clients leur casier judiciaire avant de leur vendre une arme. 250 000 personnes sont ainsi écartées (soit 2% des ventes). De même, le Congrès vote en 1994 le Violent Crime Control and Law Enforcement Act, qui déclare illégale la possession d’armes à feu pour les mineurs de moins de 18 ans. Après le massacre de Littleton, Clinton tente de profiter de l’émotion soulevée par le carnage mais ne réussit à faire voter qu’un modeste amendement par le Congrès.

   En fait, l’opinion est aussi travaillée par les puissants lobbies hostiles à toute limitation des armes à feu. Le plus célèbre et le puissant de ces groupes est bien sûr la National Rifle Association, présidée à partir de 1998 par l’acteur Charlton Heston. Cette association est fondée en 1871, par des vétérans de la guerre civile, notamment pour assurer «la promotion de la sécurité des citoyens». La base fondamentale sur laquelle s’appuie la NRA est le fameux deuxième amendement, notamment invoqué par Charlton Heston lors de son entretien avec Michael Moore. L’acteur estime qu’il s’agit «d’un des droits transmis par les blancs qui ont inventé ce pays». Ce texte voté en 1789, ratifié en 1791, indique : « une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes». La jurisprudence reste ambiguë car elle précise rarement s’il s’agit d’une autorisation individuelle ou collective… Reste que la NRA s’appuie constamment sur ce texte pour empêcher le vote de toute loi restrictive à l’acquisition et à la détention d’armes (dans de nombreux états, cet amendement est considéré comme un «droit sacré»). L’association s’appuie sur un réseau très dense d’adhérents (autour de 3,5 millions de personnes en 2000) et bénéficie du soutien financier considérable …des fabricants d’armes (Colt, Browning,…). Dans les années 1990, alors que les massacres se multiplient, la NRA semble en perte de vitesse (le nombre d’adhérents aurait baissé : il serait passé de 5,7 millions en 1980 à près de 4 millions en 1995-1997) et doit se défendre de soutenir les tueurs (son principal argument est de dire que ce sont les hommes qui tuent, non les armes…). C’est d’ailleurs à cette époque que Charlton Heston est porté à la tête de l’association, afin de redorer son blason et de mener une campagne médiatique plus active (comme le remarque Michael Moore, la NRA organise systématiquement des réunions dans les villes où ont eu lieu des massacres, comme à Littleton ou à Flint). C’est au cours de ces meetings que l’on peut voir le célèbre acteur brandir un fusil au dessus de sa tête, en s’écriant : «s’ils le veulent, il faudra me passer sur le corps» (Charlton Heston a été reconduit à la tête de l’organisation en 1999 et en 2000).
Mais son pouvoir de nuisance reste redoutable. La NRA dépense des sommes considérables pour soutenir les hommes politiques qui sont favorables à ses idées : les républicains au Congrès auraient ainsi reçu annuellement une somme de 1,5 millions de dollars de l’association et ont bloqué certaines des initiatives de Bill Clinton. Juste après le massacre de Littleton, un texte sur la délinquance juvénile (The Juvenile Crime Bill) est voté par le Sénat en mai 1999 (il prévoyait notamment de contrôler les antécédents judiciaires des acheteurs lors des «foires aux armes» (guns shows). Mais la loi est rejetée dès le mois suivant à la Chambre des Représentants, en majorité républicaine, grâce à l’action des partisans du lobby des armes. Plus récemment, certains attribuent même l’échec d’Al Gore dans certains états lors des dernières élections présidentielles (Arkansas, Virginie, Tennessee) à l’influence de la NRA . L’association n’a caché pas sa joie quand elle a appris la candidature de George W. Bush : «ce sera comme si nous avions un bureau à la Maison Blanche», affirme alors l’un des principaux responsables. Après l’élection du président républicain, un autre dirigeant s’est félicité: «avec la nouvelle équipe, nous allons travailler activement et évincer les bureaucrates anti-armes au cœur du gouvernement fédéral». D’ailleurs, le nouveau ministre de la justice, John Ashcroft, ne tarde pas à montrer quel est son camp : «le texte et l’objectif originel du deuxième amendement garantissent clairement le droit des individus de porter des armes à feu». Une nouvelle loi est en préparation, qui interdirait de porter plainte contre les sociétés responsables de la fabrication et de l’importation d’armes à feu. Aujourd’hui, la plupart des politiciens des États-Unis semble avoir renoncé à toute volonté de contrôle des armes à feu : selon Erich Pratt (Gun owners of America), «il serait politiquement suicidaire de défendre le contrôle des armes».

   Ainsi, quatre ans après le drame de Littleton, on ne peut que partager le pessimisme de Michael Moore à la fin de son film. D’autant que l’actualité récente semble illustrer les propos qu’il tient dans Bowling for Columbine : «le gros avantage d’un peuple terrorisé, c’est que les hommes d’affaires et les hommes politiques peuvent se permettre presque n’importe quoi»…La façon dont l’administration républicaine a utilisé la menace terroriste pour faire adopter le Patriot Act en témoigne: ce texte, voté à une écrasante majorité au Congrès le 25 octobre 2001, restreint de manière conséquente les libertés individuelles auxquelles les Américains se disent si attachés. Il n’est plus vraiment question de limiter l’accès aux armes alors que la psychose des attentats est encore bien présente. La tragédie de Littleton semble bien oubliée…
Reste une interrogation que le cinéma américain retourne dans tous les sens : comment se fait-il que de jeunes adolescents blancs, gâtés par la vie, se livrent à de tels déchaînements de violence? Les derniers films de Gus Van Zant (Elephant) ou de Larry Clark (Ken Park) montrent que le sujet n’est pas clos.

 

Kingdom of Heaven, un film « politiquement correct »…

Kingdom of Heaven, un film de Ridley Scott

États-Unis, 2 heures 25, 2005

Interprétation :  Orlando Bloom, Eva Green, Jeremy Irons,
Liam Neeson, Brendan Gleeson, Marton Csokas, Ghassan Massoud
Edward Norton

Synopsis :

   France, 1187 : Balian, un jeune forgeron qui vient de perdre sa femme et son fils, en vient presque à douter de sa foi. Alors qu’il pleure leur disparition, un chevalier Godefroy
d’Ibelin , baron du roi de Jérusalem, vient le trouver et lui révèle qu’il est son père : il lui demande de l’accompagner jusqu’à la Ville sainte. Balian accepte, mais Godefroy tombe dans une embuscade. Juste avant de mourir, le père transmet à son fils son titre et ses terres à Jérusalem.
Entre la deuxième et la troisième croisade, une paix fragile règne alors sur la Ville sainte, grâce aux efforts de son roi Baudouin IV et à la modération du légendaire chef musulman, Saladin. Les habitants de confession chrétienne, musulmane et juive coexistent pacifiquement. Malade, les jours de Baudouin sont comptés et le fanatisme, l’appât du gain et la jalousie menacent la trêve. D’une intégrité sans faille, Balian se retrouve en terre étrangère, au service d’un roi déclinant. Il y rencontre aussi Sibylle, la sœur du roi mourant, une jeune femme aussi belle qu’énigmatique, au cœur de toutes les intrigues et à la veille d’une lutte décisive entre Croisés et Musulmans…

Kingdom of Heaven, un film « politiquement correct »…

   Sans doute, Ridley Scott n’est pas connu pour ses engagements politiques de « gauche ». Ses réalisations précédentes ont surtout démontré son réel talent à mettre en scène des films à grand spectacle (Alien, Blade Runner, Gladiator…) et certaines œuvres ont une dimension vraiment originale (la vision apocalyptique d’une métropole du futur dans Blade Runner, l’étrange road-movie presque féministe de Thelma and Louise). Par contre, La chute du faucon noir, réalisé peu après les attentats de 2001, a laissé un goût amer à certains critiques. Il apparaît effectivement que le cinéaste a obtenu le soutien intéressé du Pentagone pour réaliser l’adaptation à l’écran du livre de Mark Bowden : l’US Army a fourni troupes et matériel à Ridley Scott et elle s’est montrée enchantée du résultat…Un officier américain estime que « les valeurs de l’armée sont bien représentées : le professionnalisme, l’héroïsme ». De fait, le metteur en scène britannique s’attache surtout à décrire les aspects techniques du sauvetage d’une poignée de soldats américains face à une foule déchaînée et fanatique : il occulte complètement les dimensions politiques de la présence américaine en Somalie. En cela, il rejoint les objectifs patriotiques de son producteur Jerry Bruckheimer. Comme l’écrit Samuel Blumenfeld, à la fin du film, « les soldats américains apparaissent triomphants, harassés mais convaincus de la haute valeur de leur mission. Sûrs d’eux-mêmes, dominateurs, éclatants, ils sont désormais de taille à affronter les forces maléfiques de cet « axe du Mal » défini par le président George W. Bush et qui menace l’Amérique de l’après 11 septembre » (Le Monde, 20 février 2002).

Des musulmans de bonne volonté
Aussi, de ce point de vue, Kingdom of Heaven marque une évolution du cinéaste et l’on sent bien que le « message » de son nouveau film ne se situe pas dans le même registre. Les moyens imposants sont bien sûr au rendez vous  mais la vision du cinéaste semble avoir évolué… Déjà, et les spécialistes n’ont pas manqué de le relever, Ridley Scott et son scénariste William Monahan, ont noirci à dessein les personnages de certains chrétiens, les Templiers et en particulier les nobles Renaud de Châtillon et Guy de Lusignan… A l’inverse, la figure de Saladin est traitée avec ménagement, sans insister outre mesure sur certains détails peu glorieux de sa biographie (notamment les massacres auquel il s’est livré après la prise de Jérusalem). Le cinéaste a au contraire privilégié les personnalités presque « humanistes », réelles ou inventées pour la circonstance : Balian, jeune forgeron vite monté en grade, le sage Tibérias, conseiller de Baudoin IV, le roi lépreux lui-même qui se désole de voir s’envenimer les rapports entre communautés de différentes religions dans la Ville sainte….La conception des mentalités de l’époque peut apparaître anachronique (les doutes métaphysiques du jeune Balian semblent d’un autre temps, Saladin est présenté plus comme un pragmatique que comme inspiré par Dieu…). Cette façon de renvoyer dos à dos les fanatiques des deux bords est clairement assumée par le cinéaste anglais et il invoque la réalité historique. Comme il l’explique au Monde, « nous avons fait un film (si) équilibré. Je déteste l’expression « politiquement correct », mais c’est en fait ce que nous avons réussi. C’est un équilibre qui vient de l’histoire, qui n’est pas là parce que nous nous y sommes efforcés à tout prix ». En tout cas, ce film a été salué par certains critiques français qui ont relevé l’évolution du cinéaste, après la réalisation de La Chute du faucon noir. Jean-Luc Douin estime que « Ridley Scott se dédouane dans Kingdom of Heaven de toute suspicion d’être le porte-parole de la Maison Blanche et du Pentagone ». Et de noter qu’on peut rapprocher le fanatisme des Chrétiens des Croisades et celui de Bush et des néo-conservateurs d’aujourd’hui : « les faucons américains s’apparentent aux Templiers du film (la cupidité de Châtillon renvoyant à celle des affamés de pétrole). Il arrive qu’Hollywood se pose vis à vis de l’État en contre-pouvoir ».

Hollywood, du patriotisme au regard critique
En fait, le film de Ridley Scott s’inscrit dans un contexte politique différent. Dans la période juste après les attentats de 2001, les studios ont senti que l’heure était au patriotisme, d’autant qu’ils avaient été accusés d’avoir inspiré les terroristes avec leurs scénarios–catastrophes (par exemple, Couvre feu d’Edward Zwick, sorti en 1998, qui évoque des attentats à New York, perpétrés par des extrémistes islamiques …) Robert Altmann déclare alors: « les films ont donné l’exemple et ces gens-là n’ont fait que les copier. Personne n’aurait jamais songé à commettre une telle atrocité sans l’avoir vue auparavant dans un film ». Le producteur Jerry Bruckheimer renonce à son projet World War III, montrant les villes de Seatle et de San Diego ravagées par une charge nucléaire mais s’engage dans celui du film La chute du Faucon noir. D’autres films sortis en 2002, comme Bad Company de Joel Schumacher ou La somme de toutes les peurs d’Andrew Robinson font directement allusion aux forces de « l’axe du mal », dénoncées par George W. Bush. Collateral Damage d’Andrew Davis, réalisé avant le 11 septembre, est complété lors de sa sortie en salle, par une séquence où un leader terroriste s’en prend aux « criminels de guerre américains ».
Mais depuis la dernière campagne présidentielle aux États-Unis, le ton a changé dans la communauté du cinéma américain: on se souvient de l’écho rencontré auprès du public par le documentaire engagé de Michael Moore Farenheit 9/11, sorti en 2004. Plusieurs films « engagés »  tournés depuis confirment que certains producteurs ont pris leurs distances avec l’action du gouvernement républicain : Syriana de Stephen Gaghan sur la politique américaine au Proche-Orient, Jarhead de Sam Mendes à propos de la première guerre en Irak, ou Good night and Good luck de George Clooney qui évoque le MacCarthysme, témoignent que le cinéma américain a évolué. Certains critiques français ont relevé qu’Hollywood renouait avec l’engagement politique. Aux « libéraux » déjà connus tels Tim Robbins, Sean Penn, et Susan Sarandon, se sont joints de nouveaux acteurs et producteurs, désireux de « réfléchir à certains problèmes », comme le dit George Clooney, un des membres les plus actifs de cette « nouvelle vague » (il est réalisateur de Goodbye and Good luck, producteur et acteur du film Syriana). Dans ce nouveau contexte, Ridley Scott n’a pas tort d’estimer que son film Kingdom of Heaven, qui ne diabolise pas les musulmans adversaires des chrétiens, est « politiquement correct »…
Même si on peut estimer ce changement a des arrière-pensées opportunistes (commercialement, il n’est jamais bon d’aller à l’encontre d’un courant de pensée devenu majoritaire), il est quand même significatif d’un nouvel état d’esprit dans l’industrie du cinéma : Hollywood ne part plus en guerre mais se pose des questions. Il est en tout cas en phase avec l’évolution de l’opinion publique aux États-Unis.