Georges Meliès, un pionnier des premiers temps du cinéma

(cet article a été rédigé pour le dossier sur le film Hugo Cabret)

   Comme on le sait, Martin Scorcese est un cinéphile averti, très au fait de l’histoire du cinéma depuis ses débuts. Il a élaboré un ouvrage fort intéressant à propos de l’histoire du cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese through American Movies), qui a fait l’objet d’un film de montage en 1995. Par la suite, il a aussi réalisé un documentaire sur le cinéma italien qu’il a admiré (My Voyage in italy en 1999. De plus, Scorcese a déjà consacré un film de fiction à l’industrie du cinéma : il s’agit d’Aviator, réalisé en 2004 ,avec comme interprète principal Leonardo di Caprio, qui raconte la vie d’un personnage hors du commun, Howard Hugues, à la fois milliardaire, producteur, réalisateur et personnalité incontournable du Hollywood des années 1930 et 1940…
Dans le film présenté dans ce dossier, Scorcese s’intéresse aux premiers temps du cinéma et rend hommage aux pionniers du septième art : on y trouve des extraits du Great Train Robbery, d’Edwin Porter (1903), d‘Intolérance de David Ward Griffith (1916), de bien d’autres encore et bien sûr du Le Voyage dans la Lune, de Georges Méliès. Il n’est pas vraiment étonnant que le cinéaste américain se soit intéressé au très fameux célèbre réalisateur français, tant la vie et la carrière de celui-ci semble se confondre avec la naissance du septième art : Méliès est ainsi un des premiers spectateurs dès 1895 des projections cinématographiques des frères Lumière au grand Café à Paris (Antoine, le père des deux frères, lui aurait déclaré que « cette invention n’avait aucun avenir commercial»). Le déclin de sa carrière dans les années 1910 correspond aux premiers pas prometteurs du cinéma américain (Edwin Porter, D.W Griffith, Thomas Ince).

Un pionnier du cinéma
En tout cas, dès que l’invention des frères Lumière est connue, Georges Méliès est enthousiasmé et il tente de l’acquérir : devant leur refus , il invente sa propre caméra, le Kinetograph et se lance dans l’aventure. Comme l’écrit Georges Sadoul, on peut le considérer comme l’un des premiers cinéastes à part entière : il impose, avec ses films narratifs, l’idée d’une mise en scène, avec un scénario, des acteurs, des costumes, des décors (au même moment, les frères Lumière préfèrent envoyer leurs opérateurs, comme Eugène Promio ou Félix Mesguich, aux quatre coins du monde pour en rapporter des « choses vues », et si possible exotiques… : Mesguich par exemple filme le couronnement du tsar Nicolas II ainsi que l’écrasement de la révolte du « dimanche sanglant » en 1905).
Assez vite, Méliès comprend tout l’intérêt d’avoir un lieu unique pour filmer ses scénarios et il fait construire dans sa propriété de Montreuil en 1897 ce qui fut sans doute le premier studio de cinéma : l’endroit est assez vaste (17 m de long sur 6m de large, 6 m de hauteur) pour y abriter les décors et les machineries du cinéaste et il est recouvert d’une verrière dépolie qui permet d’utiliser la lumière du jour, seulement entre 11 et 15 heures ! (par la suite, Méliès agrandit le studio en 1906). En 1902, il créé sa propre société de production, la Starfilm.
C’est dans cet endroit que Méliès va réaliser tous ses films : en quantité, l’œuvre est déjà impressionnante : certainement plus de 500 films, de 1896 à 1912 , avec une année particulièrement productive en 1900, pendant laquelle il tourne près de 90 films. Certes, une bonne partie de cette production sont de très court-métrages (certains inférieurs à une minute) mais les plus longs durent près de 40 minutes.
Sur la forme, Méliès est aussi un créateur : il a été très influencé par toutes les techniques qu’il a apprises au théâtre, et notamment les numéros d’illusionnistes auxquels il a participé. Très jeune, il est initié à la prestidigitation à Londres et il rachète le théâtre Robert Houdin sur les grands Boulevards en 1888, dans lequel il présente des spectacles de magiciens jusqu’en 1910 (c’est d’ailleurs dans cette salle que sont projetées ses œuvres cinématographiques). Il est aussi fasciné par tous les trucages mécaniques ainsi que par les automates…Il recycle tous ces « trucs » comme il les qualifiait lui-même, dans ses mises en scène cinématographiques : mécanisme de substitution, maquettes, …Il enrichit sa palette en employant des procédés spécifiquement photographiques ou cinématographiques : tournage à travers un aquarium, surimpressions, expositions multiples, caches. Certes, Georges Méliès ignore les mouvements de caméra et les changements d’échelles de plans (alors que certains sont déjà connus et utilisés) : la caméra-spectateur cadre les acteurs en entier mais les numéros sont réglés avec un grand soin et les décors sont souvent animés par tout un jeu de machines. En tout cas, ses premières réalisations témoignent de son goût pour l’illusion : Escamotage d’une dame (1896), Un homme de têtes (1898). Mais Méliès ne s’est pas cantonné à ces « trucs » d’illusionniste. Au cours de sa carrière, il a abordé des genres très différents : par exemple, les actualités reconstituées sur des thèmes contemporains : en 1899, le cinéaste tourne ainsi L’Affaire Dreyfus, avec un grand souci d’authenticité et une optique nettement dreyfusarde (13 films sont ainsi réalisés pour une durée totale d’un quart d’heure) . Il réalise aussi Le couronnement d’Édouard VII en 1902, dans son studio de Montreuil avec un figurant local pour interpréter le monarque britannique, quelque temps avant l’événement lui-même ! La même année, il tente même de reconstituer l’éruption du volcan de la Martinique …Il est sans doute aussi un précurseur de la publicité au cinéma (les apéritifs Picon, le bock Orblic, la moutarde Bornibus…). Enfin, il s’essaie avec bonheur aux féeries, en adaptant souvent des livres ou des fables célèbres (Cendrillon, le royaume des fées, les mille et une nuits...) et même aux films de science-fiction, dans lesquels il peut laisser libre cours à son imagination débordante dans la confection des décors et des costumes (Le Voyage dans la Lune, Voyage à travers l’impossible…). Alors qu’il est à l’apogée de sa carrière, il réalise en 1902 son œuvre majeure, Le Voyage dans La lune...Il s’inspire à la fois des écrits de Jules Verne (il lui reprend l’idée de la bande de savants loufoques, la fusée-obus, le canon géant pointé vers la lune) et de l’ouvrage d’HG Wells, Les premiers hommes dans la lune publié en 1895 (la séquence de la tempête de neige, la descente dans un cratère lunaire, le combat contre les Sélénites). Le film, qui est « colorisé » à la main et dure près d’un quart d’heure, comporte 30 tableaux avec des décors somptueux et une mise en scène soigneusement réglée . Le succès est réel, y compris aux États-Unis où Méliès est pillé sans vergogne, car le sujet n’est pas protégé : il décide alors de créer à New York une succursale de sa société Starfilm, confiée à son frère. En France même, Pathé produit en 1908 Excursion dans la Lune, version à peine transposée du film de Méliès, confiée au cinéaste catalan, Segundo de Chomὁn.

La domination du cinéma français
Les succès de Georges Méliès correspondent à une période d’avant guerre pendant laquelle le cinéma français domine la scène mondiale. Dès 1905, les frères Lumière avaient cessé de produire des films, mais ils sont rapidement relayés par deux sociétés de production amenées à jouer un rôle déterminant dans le secteur, Pathé et Gaumont, symbolisées par le coq et la marguerite. Elles dominent alors largement la production française et pratiquent rapidement une forme de concentration verticale, contrôlant toute la chaîne de fabrication, de production, et de distribution des films (outre les laboratoires de pellicule, elles produisent des films, les distribuent, construisent des salles…).
Charles Pathé fonde sa société en 1896 et se lance dans la production cinématographique à partir de 1899 (il emploie notamment Ferdinand Zecca puis découvre les talents comiques de Max Linder). Il fait construire des studios à Vincennes en 1905 et une salle de cinéma à Paris, l’Omnia-Pathé. Il est le premier à avoir compris l’intérêt de procéder à la location plutôt qu’à la vente des films qu’il produit : c’est le système qui va dès lors dominer dans le secteur. Cette nouvelle façon de procéder plus rentable, oblige cependant les sociétés de production à assurer une offre plus conséquente et donc augmenter le nombre de réalisations de films, alors que le réseau des salles fixes s’étend (auparavant, les films étaient souvent diffusés dans des fêtes foraines). Léon Gaumont crée sa société en 1895 : à partir de 1900, il se lance également dans la production de films (il fait travailler la première femme réalisatrice de l’histoire du cinéma, Alice Guy, puis Louis Feuillade…) : il fait aussi édifier des studios à Belleville et à Nice, construire des salles de cinéma (en particulier le Gaumont-Palace, édifié en 1911, qui va jusqu’à compter 6000 places et devenir la plus grande salle de cinéma du monde). Gaumont fait aussi des essais de cinéma parlant et colorisé. Enfin, ces deux compagnies ont aussi développé un réseau de distribution dans la plupart des pays européens (Angleterre, Allemagne, Italie, Russie) et aux États-Unis. Ainsi, dans les années 1910, le cinéma français occupe bien une position dominante au niveau mondial : en 1913, sur 2754 films réalisés dans le monde, 882 ont été produits en France, 643 en Italie, 576 aux États-Unis, 308 en Allemagne, 268 en Grande-Bretagne…
C’est aussi en France que le cinéma est vraiment pris au sérieux et, en traitant de sujets graves, a la prétention d’être considéré comme un art à part entière et non comme un simple divertissement: par exemple, c’est la firme Pathé qui se lance à partir de 1905 dans le film d’art : une des réalisations les plus célèbres de l’époque est L’assassinat du duc de Guise , un film de 15 minutes en couleurs, avec une musique de Camille Saint-Saens : par la suite, plusieurs films dans le même veine sont réalisés comme Élisabeth, reine d’Angleterre et La dame aux camélias avec l’actrice Sarah Bernhardt en 1912 : certains sont inspirés d’œuvres littéraires comme L’Assommoir (1909)et Les Misérables (1913), films tournés par Albert Capellani …C’est aussi en France qu’apparaît pour la première fois la fameuse expression de Ricciotti Canudo à propos du cinéma qu’il qualifie comme étant le septième art…Les premières revues de cinéma, comme le Film, dirigé par Louis Delluc, sont aussi publiées en France dans les années 1910.

les difficultés de Méliès
Mais les succès du cinéma français à cette époque marque aussi le début des problèmes de Méliès. Il doit affronter une concurrence redoutable, à la fois en France et à l’étranger. Dans son propre pays, l’offre cinématographique se diversifie , comme nous l’avons déjà écrit: Ferdinand Zecca réalise Histoire d’un crime en 1901 qui présente le premier retour en arrière du cinéma, Alice Guy tourne une Vie du Christ en 1906 avec près de 300 figurants, Max Linder affine son personnage de dandy dans le genre comique à partir de 1910 ; plus tard, Louis Feuillade s’illustre dans des séries comme Fantomas, Les Vampires ou Judex…Autant de films qui marquent le public et les réalisations de Méliès ont dû sembler bien fades aux yeux de spectateurs désormais habitués à être surpris…
Mais la concurrence vient aussi des cinémas étrangers, qui montrent alors une belle vitalité. En Angleterre, Robert William Paul et les cinéastes de Brighton inventent un nouveau langage cinématographique, en utilisant notamment toute l’échelle des plans, du gros plan au plan moyen. En Italie, les réalisateurs s’inspirent de leur histoire nationale pour inventer un genre amené à un grand succès populaire, le péplum : sont ainsi réalisés Quo Vadis, de Enrico Guazzoni (1912), Les derniers jours de Pompéi du même réalisateur (1913), et surtout le monument Cabiria de Giovanni Pastrone en 1914 (3heures!), avec des décors impressionnants et le personnage du géant Maciste.
Enfin, aux États-Unis, le cinéma prend une dimension particulière, alors que les Zukor , Fox et autres frères Warner commencent à mettre en place leurs réseaux de salles.
Edwin Porter initie un genre à la fois national et universel, le western, avec son film The great Train Robbery  (Le vol du rapide) en 1903. Surtout, D.W Griffith, qui réalise entre 400 et 500 films de 1908 à 1913 pour la compagnie Biograph, s’impose comme un inventeur (ou diffuseur) de formes nouvelles au cinéma : le montage parallèle, l’alternance des gros plans et des plans généraux, les ouvertures à l’iris ou au noir, un jeu d’acteurs dégagé des influences du théâtre (en particulier Lilian Gish et Mary Pickford). Il aborde quasiment tous les genres (western, comédies) mais son domaine de prédilection reste l’histoire avec ses deux films les plus célèbres : Naissance d’une nation (1914) et Intolérance (1916).
Ainsi, dans un tel contexte, Georges Méliès ne semble plus avoir tout à fait sa place : en 1912, il réalise encore quelques films financés par Charles Pathé (Cendrillon, La conquête du pôle…) mais le cœur n’y est plus. Sa filiale américaine périclite car ses productions ne trouvent plus de clientèle outre-atlantique…
Le conflit mondial l’amène à transformer son studio de Montreuil en théâtre aux armées alors que sa salle sur les grands boulevards est fermée pendant les hostilités. Après guerre en 1923, Méliès doit vendre son studio aux enchères, le théâtre Robert Houdin est fermé, les négatifs de ses films vendus au kilo…Le cinéaste retrouve et épouse Jeahnne d’Alcy, une de ses anciennes actrices. Ils tiennent une boutique de jouets et de confiserie dans le hall de la gare Montparnasse.
Quelques années plus tard, Méliès est retrouvé par deux cinéphiles passionnés (notamment Jean Placide Mauclair, fondateur du studio 28), qui organisent un gala en son honneur à la salle Pleyel en 1929 (8 de ses films sont aussi retrouvés et projetés). Par la suite, les signes de reconnaissance se multiplient : d’illustres visiteurs venus d’Hollywood, comme Adolphe Zukor ou Walt Disney, tiennent à le rencontrer. Parrainé par Louis Lumière, il reçoit la Légion d’honneur en 1931, lors d’un banquet qui réunit 800 convives. Henri Langlois, qui fonde la Cinémathèque en 1936, organise des projections en son honneur et tente de retrouver les films perdus , avec l’aide de la petite-fille du cinéaste, Madeleine. Méliès caresse même l’idée d’un film en collaboration avec Jacques Prévert et Paul Grimault, sur un scénario intitulé Le métro fantôme…Mais le projet n’aboutira pas et le vieux réalisateur termine ses jours aux côtés de sa femme, dans le château d’Orly, résidence gérée par la mutuelle du cinéma.
Même si la fin de sa carrière a été difficile, il n’en reste pas moins que Georges Méliès a joué un rôle très important, alors que le cinéma fait ses premiers pas. Son enthousiasme sans faille pour cette nouvelle forme d’art, son inventivité à la fois sur la forme et le fond, sa capacité à s’organiser, tout cela en fait un des acteurs essentiels des premiers temps du cinéma, à qui Scorcese rend un hommage émouvant : le cinéaste américain sait reconnaître, avec une belle humilité, tout ce qu’il doit à ceux qui ont été les pionniers de son art.

MARTIN SCORCESE PARLE DE MELIES… »

   « En tant que cinéaste, j’ai le sentiment que l’on doit tout à Georges Méliès. Et quand je revois ces premiers films, je suis ému, ils m’inspirent, non seulement parce que cent ans après leur création, ils font toujours naître ce frisson lié à l’innovation et à la découverte, mais aussi parce qu’ils font partie des premiers et des plus puissants témoignages de cette forme d’art que j’ai tant aimée et à laquelle j’ai consacré la majeure partie de mon existence (…) Méliès est incroyable parce qu’il a exploré et inventé la plus grande partie des techniques que nous utilisons aujourd’hui. Les films fantastiques et les films de science-fiction des années 30, 40, 50, les créations de Ray Harryhausen , et plus près de nous celles des Lucas, Spielberg, James Cameron descendent de Georges Méliès. Tout était déjà dans le travail de ce précurseur. Il accomplissait ce que nous faisons aujourd’hui avec des ordinateurs, des fonds verts et du numérique, lui n’avait que sa caméra et son studio ».

Martin Scorcese avec les interprètes de son film :
Ben Kinsley (Georges Méliès) et Chlöe Grace Moretz (Isabelle)

L’Antiquité au cinéma

FILMOGRAPHIE :
Une filmographie très complète (50 pages!) est fournie par Henri DUMONT (chronologie du film à l’antique in Le péplum : l’Antiquité au cinéma, Cinémaction n°89).
Les ancêtres :
Cabiria, Giovanni Pastrone, 1914, Italie
avec Lidia Quaranta, Alex Bernard
Intolérance, D.W Griffith, 277 mn, 1916, Etats-Unis
avec Lilan Gish, Robert Harron
Ben-Hur, Fred Niblo, 1925, Etats-Unis
avec Ramon Novarro
Cléopatre, Cecil B. De Mille, 95 mn, 1934, Etats-Unis
avec Claudette Colbert

Péplums et films épiques :
sur l’Égypte
Terre des Pharaons (Land of the Pharaohs), Howard Hawks, 106 mn, 1955, États-Unis
avec Jack Hawkins, Joan Collins, derek Martin
Pharaon (Faraon), Jerzy Kawalerowicz, 174 mn, 1966, Pologne
avec Krystyna Mikolajewska, Geroge Zelnik

sur la Grèce
La guerre de Troie (La guerra di Troia), Giorgi Ferroni, 1961, Italie
avec Steve Reeves, Juliette Mayniel
Hélène de Troie (Helen of Troy), Robert Wise, 118 mn, 1956, États-Unis
avec Stanley Baker, Rossa na Podesta, Brigitte Bardot
Ulysse, Mario Camerini, 1953, Italie
avec Kirk Douglas, Silvana Mangano, Anthony Quinn
La bataille de Marathon ( La bataglia di Maratona), Jacques Tourneur, 95 mn, 1959, Italie
avec Steve Reeves, Mylène Demongeot
-Le colosse de Rhodes (Il colosso di Rodi), Sergio Leone, 111 mn, 1961, Italie
avec Rory Calhoun, Léa Massari, Georges Marchal
Alexandre le Grand (Alexender the Great), Robert Rossen, 143 mn, 1956, États-Unis
avec Richard Burton, Fredric March, Claire Bloom, Danièle Darrieux

sur Rome
Romulus et Remus (Romolo e Remo), Sergio Corbucci, 90 mn, 1961, Italie
avec Steve Reeves, Gordon Scott, Virna Lisi
Spartacus, Stanley Kubrick, 196 mn, 1960, États-Unis
avec Kirk Douglas, Tony Curtis, Laurence Olivier, Jean Simmons
Jules César, Joseph Mankiewicz, 120 mn, 1953, Etats-Unis
avec Marlon Brando, James Mason, Deborah Kerr
Les derniers jours de Pompei, Mario Bonnaro, Sergio Leone, Sergio Corbucci, 90 mn, 1959, Italie
avec Steve Reeves, Fernando Rey, Anne-Marie Bauma,
La chute de l’empire romain (The Fall of the Roman Empire), Anthony Mann, 149 mn, 1963, Etats-Unis
avec Sophia Loren, James Mason, Stephen Boyd, Alec Guinness

sur l’Orient romain
Cléopatre, Joseph Manciewicz, 184 mn, 1960-1936, Etats-Unis
avec Elizabeth Taylor, Richard Burton, Rex Harrison
Ben-Hur, William Wyler, 212 mn, 1959, Etats-Unis
avec Charlton Heston, Stephen Boyd, Jack Hawkins
Barabbas, Richard Fleisher, 162 mn, 1961, Etats-Unis
avec Anthony Quinn, Silvana Mangano, Jack Palance

BIBLIOGRAPHIE :
Le péplum : l’Antiquité au cinéma, sous la direction de Claude Aziza, Cinémaction n°89, 1998
-Claude Michel Cluny, Le péplum in Dossiers du cinéma : Cinéastes II, Casterman 1971
-Alain Garel, Le péplum in Revue du Cinéma n°305, 1976
-Dossier : « Le péplum italien » in Positif n° 456, février 1999
-Noel Howard, Hollywood sur Nil, Ramsay Poche Cinéma, 1978
L’antiquité au cinéma, BT 2, n° 271, 1994

Ulysse, M. Camerini (Dossier Contreplongée)
Pharaon , J. Kawalerowicz (Dossier Contreplongée)
Spartacus, S. Kubrick, (Dossier Contreplongée)
Ben-Hur, W.Wyler (Dossier CLT Les Grignoux)

Filmographie et bibliographie établies par Marcel Wander

La Révolution française au cinéma (filmographie)

 

La Révolution vue d’Hollywood
-Les deux orphelines (Orphans in the Storm), David W. Griffith, 125 mn, 1922
avec Dorothy Gish, Lillian Gish, Monte Blue…
-Le Marquis de Saint Evremond (A Tale of Two Cities), Jack Conway, 121 mn, 1935
avec Ronald Colman, Elisabeth Allan, Basil Rathbone…
-Marie-Antoinette, Woody S. Van Dyke, 160 mn, 1938,
avec Norma Shearer, Tyrone Power, John Barrymore…
-Le livre noir (Reign of Terror), Anthony Mann, 88 mn, 1949
avec Robert Cummings, Arlene Dahl, Richard Basehart…
-Scaramouche, George Sidney, 118 mn, 1952
avec Stewart Granger, Mel Ferrer, Eleanor Parker, Janet Leigh…

La Révolution à la française…
-Le destin fabuleux de Désirée Clary, Sacha Guitry, 117 mn, 1943
avec Sacha Guitry, Jean-Louis Barrault, Gaby Morlay, Geneviève Guitry
-Les Chouans, Henri Calef, 99 mn, 1946
avec Jean Marais, Madeleine Robinson, Marcel Herrand, Pierre Dux
-Le Diable Boiteux, Sacha Guitry, 120 mn, 1948
avec Sacha Guitry, Lana Marconi…
-Si Versailles m’était conté, Sacha Guitry, 165 mn, 1953
avec Sacha Guitry, Michel Auclair, Paulette Colbert, Jean Marais…
-Si Paris m’était conté, Sacha Guitry, 165 mn, 1955
avec Sacha Guitry, Françoise Arnoul, Danielle Darieux…
-Caroline Chérie, Richard Pottier, 140 mn, 1950
avec Martine Carol, Marie Dea, Jacques Dacqmine,….
-Marie-Antoinette, Jean Delannoy, 94 mn, 1955
avec Michèle Morgan, Jacques Morel, Richard Todd

Deux visions originales
-Napoléon et la Révolution, Abel Gance
(première version muette 1925-1927, sonorisée en 1932)
avec Albert Dieudonné, Harry Krimer , Antonin Artaud…
-La Marseillaise, Jean Renoir, 100 mn, 1938
avec Pierre Renoir, Louis Jouvet…

La version jacobine :
téléfilms :
-La mort de Marie Antoinette, Stellio Lorenzi, 1958
-La nuit de Varennes, Stellio Lorenzi, 1958
-Quatre vingt treize, Claude Santelli, 1962
-La Terreur et la Vertu, Stellio Lorenzi, 1962
-1788, Maurice Failevic, 1978
-La fin du Marquisat d’Aurel, Guy Lessertisseur, 1980
Fabien de la Drôme, Michel Wyn, 1984

-Les mariés de l’an II, Jean-Paul Rappeneau, 95 mn, 1970
avec Jean-Paul Belmondo, Marlène Jobert, Pierre Brasseur, Sami Frey…
-Le regard de l’étranger
-La nuit de Varennes, Ettore Scola, 150 mn, 1982
avec Jean-Louis Barrault, Marcello Mastroianni, Hanna Schygulla, Harvey Keitel, Jean-Claude Brialy…
-Danton, Andrzej Wajda, 135 mn, 1982
avec Gérard Depardieu, Wojciek Pzoniak, Patrice Chéreau, Roger Planchon…
-Adieu Bonaparte, Youssef Chahine, 115 mn, 1985
avec Michel Piccoli, Mohsen Mohieddin, Patrice Chéreau

Les ambiguités du bicentenaire
-Chouans, Philippe de Broca, 145 mn, 1988
avec Sophie Marceau, Philippe Noiret, Lambert Wilson, Charlotte de Turckheim…
-Vent de galerne, Bernard Favre, 105 mn, 1988
avec Jean-François Casabonne, Monique Mélinaud…
La Révolution française : les années lumière, Robert Enrico, 1989
-la Révolution française : les années terribles, Richard Heffron, 1989
avec Jean-François Balmer, Jane Seymour, Karl-Maria Brandauer, Andrzej Seweryn, Peter Ustinov

BIBLIOGRAPHIE :
-Sylvie Dallet, La Révolution française et le cinéma, Lherminier- Éditions des quatre vents, 1988
-Sylvie Dallet et Francis Gendron, Filmographie mondiale de la Révolution française, Lherminier- Éditions des quatre vents, 1988
-Roger Icart, La Révolution française à l’écran, Milan, 1989
Les écrans de la Révolution, ouvrage collectif , Vertigo, 1989
Révoltes, Révolution, Cinéma, sous la direction de Marc Ferro, Centre Georges Pompidou, 1989
Les images de la Révolution française, présentées par Michel Vovelle, Publications de la Sorbonne, 1988
-La légende de la Révolution française au XX° siècle, sous la direction de Jean-Claude Bonnet et Philippe Roger, Flammarion, 1988
Regards sur la Révolution, Cahiers de la cinémathèque, n° 53, décembre 1989

La Marseillaise, Jean Renoir, Avant-scène n°383-384, juillet-août 1989
La Marseillaise, Jean Renoir (Dossier Contreplongée)
La Révolution française : les années lumière (Dossier Contreplongée)

voir aussi la Révolution française au cinéma

La Révolution française au cinéma (filmographie)

   Plus que tout autre sujet historique ( à l’exception peut-être de la révolution bolchevique…), la Révolution française a été mal traitée par le cinéma, et a souvent été victime de présupposés idéologiques. En particulier, le cinéma hollywoodien, inspiré par la littérature anglo-saxonne sur le sujet, ne s’est pas embarassé de crédibilité historique ou d’une quelconque neutralité…Ce n’est que dans l’entre deux-guerres que des cinéastes comme Abel Gance ou Jean Renoir évoquent la Révolution avec une certaine bienveillance ( évidente dans le cas du réalisateur de La Marseillaise ). Dans l’après-guerre, une nouvelle génération de téléastes et de cinéastes souvent engagés dans le combat politique, défendent une vision plus érudite et surtout plus »jacobine », des évènements révolutionnaires ( Stellio Lorenzi, Maurice Failevic…). Mais les débats qu’ont provoqué des films comme Danton d’Andrej Wajda, ou Les années terribles de Richard Heffron montrent qu’on est loin du consensus et que la représentation de cette période pose toujours problème.

La Révolution vue d’Hollywood
Le cinéma américain est assez peu inspiré par la Révolution française : une quinzaine de longs métrages depuis 1917 se déroulent à cette époque, depuis Orphans in the storm de D.W.Griffith en 1921 à Reign of Terror d’Anthony Mann réalisé en 1949…Sans doute, le sujet est-il trop lointain ou trop complexe pour être traité dans « les usines à rêves » hollywoodiennes. Cela dit, quelques films méritent d’être analysés, comme Le Marquis de Saint-Evremont de Jack Conway ( 1935 ) ou Marie-Antoinette de WS Van Dyke ( 1938 ). D’abord, on peut remarquer que rien ne semble arrêter les réalisateurs américains, et sûrement pas la vérité historique…Dans Le marquis de Saint-Evremont, La Bastille est prise au son d’une martiale  » Marseillaise », et la réunion des États Généraux se transforme en une querelle d’escrimeurs dans le Scaramouche de Georges Sidney ( 1952 ). Avant tout, la vision d’Hollywood sur la Révolution se construit à partir de partis-pris affirmés. Sans doute inspirés par la littérature anglo-saxonne
( surtout A tale of two cities de Charles Dickens plusieurs fois porté à l’écran ), les réalisateurs et scénaristes américains se retrouvent sur quelques idées-forces : l’Ancien Régime était condamnable ( l’arbitraire de la justice royale est fréquemment dénoncé ), la Révolution bourgeoise doit être soutenue ( José Clémente a ainsi remarqué que la prise de la Bastille est une séquence obligée de la production hollywoodienne, comme symbole de la chute de l’absolutisme…). Par contre, la Terreur est présentée sous les traits les plus repoussants : la foule des sans-culotte est bestiale, les aristocrates ( souvent de jeunes femmes pâles au doux visage…) apparaissent comme les victimes de la furie révolutionnaire : Robespierre, Saint-Just, Marat sont les maitres d’œuvre de cette sauvagerie…
Cette vision peu nuancée s’explique : d’abord, elle correspond au point de vue dominant chez les Anglo-saxons, à propos de la Révolution : sympathique quand elle lutte contre l’absolutisme, nettement moins quand elle remet en cause l’ordre social et prétend donner le pouvoir au peuple… Marcel Oms remarque que ces films réussissent toujours à justifier des thèmes chers au cinéma américain : « singularité et triomphe de l’individu, quelque soit son origine, croyance en un libéralisme abstrait, évidence d’une morale naturelle »… D’autre part, les cinéastes américains de l’entre deux-guerres font clairement le rapprochement entre la Révolution française et celle qui vient de se dérouler en Russie. Lilian Gish, interprète du film de Griffith Orphans in the storm estime que cette œuvre est « l’exemple même du film de propagande antibolchevique. Il montre que la tyrannie des Rois et des nobles est difficile à supporter mais que la tyrannie de la foule menée par des dirigeants enragés est intolérable ».

Silence à l’Est
En contrepoint, l’absence de films soviétiques sur la Révolution est troublante, alors que les dirigeants bolcheviks y font une référence constante dans leurs écrits et leurs discours…De fait, Marc Ferro, explique qu’à l’époque stalinienne, la Révolution française est ressentie plutôt comme un « contre-exemple « . D’abord, elle s’est « mal terminée » et les analogies avec la Révolution bolchevique peuvent amener à des conclusions « politiquement incorrectes » : comme le remarque Léon Trotski, si Lénine est Robespierre, l’arrivée au pouvoir de Staline correspond à Thermidor, comparaison jugée sans doute peu flatteuse…

La Révolution à la française
En France même,la filmographie est maigre et souvent bien peu républicaine, de manière surprenante quand on sait l’importance de la Révolution française comme mythe fondateur de la III° République. On peut ainsi relever quelques films de Sacha Guitry , mais qui évoquent surtout la personnalité de Bonaparte ( Remontons les Champs-Elysées-1939-, Le Destin fabuleux de Désirée Clary-1943-, Le Diable boiteux-1948- ). Des films comme Caroline Chérie de Richard Pottier ( 1950 ) utilise la période révolutionnaire comme toile de fond aux aventures de l’héroïne. Inspiré des livres franchement réactionnaires de Cécil Saint-Laurent, le personnage incarné à l’écran par Martine Carol apparaît comme « culbuté par l’histoire », subissant stoïquement toutes les turpitudes révolutionnaires. L’ensemble de cette production, comme le relève Marcel Oms, « traite la Révolution française avec agressivité et dénigrement, méfiance et hostilité, falsification et caricature ».

Deux visions : Gance et Renoir
Cela dit, dans l’entre deux-guerres, deux cinéastes, Abel Gance et Jean Renoir, offrent une vision nouvelle de la Révolution, ne serait-ce que par le ton bienveillant qu’ils adoptent pour évoquer cette période de notre histoire. Les deux d’abord accomplissent un véritable travail de documentation sur leurs sujets ( en particulier, Jean Renoir utilise les travaux d’Albert Mathiez, des études sur les Fédérés marseillais, et même des documents bruts comme les Mémoires de Pierre-Louis Roederer pour le récit du 10 août 1792 ). Abel Gance , dans les différents avatars de son Napoléon, (version muette en 1927, sonorisée en 1935, nouvelle mouture après guerre sous le titre de Napoléon et la Révolution…) reprend certains clichés sur la Révolution : la bestialité de la foule révolutionnaire, les dirigeants Montagnards froids et implacables.. Mais dans ce film qui décrit « l’irrésistible ascension de Napoléon Bonaparte », le général est bien présenté comme le continuateur de la Révolution (il semble même être une sorte de « deus ex-machina », œuvrant dans les coulisses à chaque épisode essentiel..). La Révolution selon Gance se justifie dans le sens où elle permet l’émergence d’un homme d’exception, Napoléon Bonaparte ( certains historiens du cinéma ont d’ailleurs relevé que les différentes versions du film correspondent à des époques où domine l’idée de « l’homme providentiel : les années 1920 et l’avènement des dictatures, les années 1960 et le retour du Général de Gaulle au pouvoir ). Jean Renoir, le réalisateur de La Marseillaise, est encore plus original et son approche de la Révolution préfigure de bien des manières la démarche des cinéastes des années 1960-1970. Le film se veut engagé et souhaite incarner de façon très consciente l’esprit du Front populaire ( il devait être à l’origine financé par une souscription « populaire »…). Les allusions nombreuses à « l’embellie » de 1936 ont été relevées ( en particulier, l’unité de la nation est proclamée comme un mot d’ordre,en un temps où les communistes tendent la main aux catholiques). Surtout, le cinéaste propose une vision radicalement nouvelle de la Révolution française : d’abord, il décrit les évènements révolutionnaires à Marseille, rompant ainsi avec le point de vue parisien dominant jusqu’ alors.Il présente,non des individualités romanesques, mais un « héros collectif » les Fédérés de Marseille. Certes, quelques personnages se détachent ( Arnaud, Javier, Bomier…) mais comme autant de porte-paroles des groupes sociaux qu’ils incarnent ( artisans, fonctionnaires, intellectuels…), chargés d’expliquer le sens de leur action collective. Même le personnage de Louis XVI , incarné par le frère du réalisateur, bénéficie d’un traitement nouveau : son portrait est nuancé, « brave homme confronté à des problèmes qui le dépassent » comme l’a noté Hubert Schang ( dossier Contreplongée : Les années-Lumière ). De bien des façons, le film de Renoir tranche dans la production cinématographique de l’époque sur le sujet…

Une vision plus jacobine
Après la seconde guerre mondiale, cette nouvelle approche de la Révolution se développe, notamment à la télévision dont l’usage se répand à partir des années 1960. Comme l’a bien remarqué Sylvie Dallet, toute une génération de réalisateurs de télévision ( Stellio Lorenzi, Claude Barma, Claude Santelli… ), souvent engagés à gauche voire à l’extrème gauche , choisissent à plusieurs reprises la Révolution française comme sujet de leurs « dramatiques ». La fameuse émission La caméra explore le temps y consacre plusieurs numéros : Le procès de Marie-Antoinette en 1958, La nuit de Varennes en 1960, La Terreur et la Vertu en 1962 ; Claude Santelli réalise 1793 ( 1962 ), Claude Barma La mort de Danton ( 1966 )…Dans le climat euphorique de la Libération, ces réalisateurs veulent une démocratisation de la culture, et pour ce faire ils adoptent le média bientôt le plus populaire. Non sans raisons,ils estiment que le cinéma est incapable d’assumer pleinement ce rôle éducateur, à la fois pour des raisons idéologiques et économiques…Leur vision de la Révolution s’appuie sur une documentation solide et une interprétation « jacobine » de la période qui semble issue des manuels scolaires de la III° République : Robespierre et la Terreur, sans être complètement réhabilités, sont présentés avec nuances et dans leur contexte ( guerre civile, guerres extérieures ), alors que les aspects les plus répressifs du régime terroriste sont relégués au second plan .Ces téléfilms insistent aussi la naissance du parlementarisme, ce qui selon Sylvie Dallet, correspond bien à la mentalité des classes moyennes de ces années 1960.

   Dans les années 1970, une convergence essentielle s’opère entre Cinéma et Histoire : toute une génération de cinéastes ( Allio, Cassenti, Comolli,Tavernier…) utilise les travaux de la Nouvelle Histoire pour renouveller en profondeur le film historique . Mais, on doit bien relever que ces cinéastes, s’ils ont abordé l’Ancien Régime ( Les Camisards, Que la fête commence…),le XIX° siècle ( La Cecilia, Le juge et l’assassin ) et la période contemporaine ( La vie et rien d’autre, L’Affiche rouge, L’ombre rouge...), se sont peu intéressés à la période révolutionnaire. Pourtant, l’intérêt porté par les historiens, surtout de l’école marxiste, aux mouvements sociaux de la Révolution, est ancien,comme le montrent les travaux d’Albert Mathiez, Georges Lefevre, Albert Soboul, relayés dans les années 1960 par les études de Guy Bois ou Michel Vovelle… Ce sont encore des réalisateurs de télévision « qui prennent le risque » de traiter la Révolution avec une approche nouvelle : surtout 1788 de Maurice Failevic sur un scénario de Dominique de la Rochefoucault, réalisé en 1978 et La fin du Marquisat d’Aurel de Guy Lessertisseur ( 1980 ). Dans ces deux téléfilms, la Révolution est abordée par « ses franges », c’est à dire en insistant sur les aspects sociaux. Le monde rural y est présenté « en profondeur » et collectivement, avec une érudition presque savante ( on y évoque les techniques et les usages agricoles, comme la pratique des biens communaux, l’âpreté des rapports sociaux entre les seigneurs et les paysans…) et des thèmes nouveaux apparaissent ,comme la montée de la bourgeoisie…

Ainsi, cette période des années 1960-1970 marque une nette évolution dans la représentation de la Révolution à l’écran. Pour Sylvie Dallet, le film de Jean Paul Rappeneau, Les Mariés de l’an II ( 1971 ), comme une espèce de « point d’équilibre » : sur le ton de la comédie, le cinéaste présente un bilan « globalement positif » de la Révolution. Certes, les excès de la Terreur sont dénoncés mais aussi « expliqués » par la situation périlleuse de la France à cette époque : à la fin du film, le héros petit-bourgeois incarné par Jean Paul Belmondo « fait son devoir », en allant s’engager pour combattre les ennemis de la Révolution….

Le regard de l’étranger
Toujours pendant ces années 1970, la Révolution inspire trois cinéastes étrangers, et non des moindres puisqu’il s’agit de Youssef Chahine, Ettore Scola et Andrej Wajda. Le film du réalisateur égyptien Adieu Bonaparte ( 1984 ) aborde un sujet profondément original, à savoir l’expédition de Bonaparte en Égypte. Avec une érudition parfaite, il souligne les ambiguïtés des intentions françaises et relève les malentendus entre « libérateurs » et indigènes : il tente de mesurer l’impact de cette présence sur la société de son pays...La nuit de Varennes d’Ettore Scola ( 1981 ) aborde le sujet de manière symbolique : sur la route de Varennes en juin 1791, un groupe de personnages emblématiques de l’Ancien Régime et du monde nouveau discourent à l’infini : se retrouvent ainsi un Casanova vieillissant, Restif de la Bretonne, l’américain Tom Paine, une aristocrate suivante de la Reine…Mais c’est sans conteste le film d’Andrej Wajda, Danton, réalisé en 1982 avec le concours du ministère français de la culture, qui a provoqué le plus de polémique… La tonalité crépusculaire de l’œuvre, la qualité de l’interprétation ( Gérard Derpadieu en Danton, Wojciech Pszoniak en Robespierre, Patrice Chéreau en Desmoulins ) ont forcé l’attention. Mais, la représentation de la Terreur a posé problème ,dans la mesure où elle est avant tout marquée par les préoccupations politiques du réalisateur . Même s’il en est parfois défendu, Wajda, militant de « Solidarité », a bien voulu parler de la Pologne en « état de siège » des années 1980 en évoquant la Terreur de 1793. Sans insister,on notera que le cinéaste polonais fait « l’impasse » sur le contexte historique de la période et que pour les besoins de sa cause, il va parfois un peu loin dans l’analogie …Ainsi, la fameuse séquence où Robespierre essaie le costume pour la fête de l’Être Suprême et corrige David sur le tableau du Serment du Jeu de Paume est une allusion transparente au culte de la personnalité et au « réalisme socialiste » en vigueur dans les pays communistes. Or, cette scène est une pure « invention » historique, ce qui affaiblit le propos de Wajda, malgré la puissance de son évocation…

Les ambiguïtés du Bicentenaire
A l’approche du Bicentenaire de 1789, la situation du cinéma français est paradoxale : d’abord, le thème de la révolte vendéenne connaît un regain de faveur, encouragé par la querelle historiographique… D’autre part, la production « officielle » sur la Révolution ne propose que des oeuvres convenues,parfois même contestables comme Les années terribles de Richard Heffron .
Deux films tournés sur la révolte des paysans de l’Ouest ( Chouans de Philippe de Broca-1988-, Le vent de galerne de Bernard Favre-1989-) renouvellent la vision du cinéma sur le sujet. Jusque là, les oeuvres réalisées sur ce thème avaient le souci de renvoyer dos à dos deux fanatismes également coupables, celui des « colonnes infernales » et celui des « Blancs », et n’oubliaient pas d’évoquer le contexte international. Mais les deux films cités ne respectent plus cette symétrie et s’inspirent d’un contexte historiographique nouveau, apparu dans les années 1980. A cette époque, plusieurs livres adoptent un ton franchement polémique pour évoquer l’action des armées républicaines en Vendée ( surtout le livre de Reynald Seycher publié en 1986 : Le génocide franco-français : la Vendée vengée ). Ces auteurs insistent sur l’idée d’une connexion Vendée-Auschwitz et l’amalgame Jacobins-Bolcheviks-Nazis est clairement affirmé : ces thèmes sont popularisés auprès du grand public par l’activisme éditorial et médiatique de Philippe de Villiers ( député de Vendée, secrétaire d’État à la culture de 1986-1988, promoteur du spectacle du Puy de Fou ). Certes, Philippe de Broca et Bernard Favre font preuve de prudence et ne reprennent pas à leur compte les affirmations les plus extrémistes : dans Chouans par exemple, le noble libéral incarné par Philippe Noiret soutient la première phase de la Révolution ; Le Vent de galerne insiste sur le caractère populaire de la révolte vendéenne et se veut l’équivalent des Camisards de René Allio. Mais, si leur description des forces contre-révolutionnaires est assez crédible, ces films retombent souvent dans la caricature, dès qu’il s’agit de décrire le camp « d’en face ». Dans Chouans, le personnage interprété par Lambert Wilson, censé incarner le représentant en mission « pur et dur », est une somme des clichés sur le terroriste « tel qu’on le rêve »…

   Lors de la comémoration du Bicentenaire de la Révolution, deux films sont présentés comme des oeuvres quasiment « officielles », estampillées par la Mission du Bicentenaire : il s’agit des Années-lumière de Robert Enrico et des Années terribles réalisées par Richard Heffron ( David Ambrose a élaboré les scénarios des deux épisodes ).Les réalisateurs bénéficient de conditions de production exceptionnelles : un budget de 300 millions de francs, 180 acteurs dont Klaus-Maria Brandauer, François Cluzet, Jean-François Balmer, Andrej Seweryn….avec la caution scientifique de l’historien Jean Tulard. Le contexte même imposait aux réalisateurs d’offrir une vision de la Révolution plutôt consensuelle. Robert Enrico s’en explique très bien :  » je me suis imposé de prendre ne compte les images familières que les manuels scolaires ont popularisés. Il s’agissait de réactiver une mémoire collective nourrie d’habitudes à respecter pour mieux faire passer un message positif sur les acquis irréversibles de la Révolution française ». Son film se présente comme une suite de scènes « incontournables » de tous les grands évènements révolutionnaires, en démarquant au plus près l’imagerie la plus répandue ( la séquence du serment du Jeu de Paume se présente comme le tableau de David « animé » …). Quand cela était possible, les évènements ont été tournés sur les lieux mêmes où ils s’étaient déroulés ( Hôtel de Ville, Versailles…) ou dans des endroits judicieusement choisis ( le château de Tarascon pour la Bastille, celui de Fontainebleau pour les Tuileries…).Mais comme le notait José Clémente, ce positivisme a ses limites et s’il rend la Révolution française lisible, il ne l’explique pas. Le peuple est singulièrement absent de ce long récit et comme le précise David Ambrose, ce sont les cadres, les « Yuppies » d’alors qui sont présentés comme les acteurs de l’Histoire en marche.
A ce propos,on peut relever toutes les incidences du débat historiographique des années 1980 sur la représentation de la Révolution à l’écran. A l’époque, l’interprétation libérale de François Furet sur la période révolutionnaire est dominante dans le champ médiatique, même si certains historiens s’en démarquent nettement, comme Maurice Agulhon ou Michel Vovelle, Président de la commission du Bicentenaire ( sans même parler des disciples de Mathiez et de Soboul, dont Claude Mazauric ). François Furet estime que la Terreur est en germe dès le début de la Révolution ( en 1965, il ne parlait que d’un « dérapage »..) et rejette toute explication par « les circonstances » ( la guerre civile, les guerres extérieures..) : il ne manque pas de souligner les analogies avec l’histoire de l’URSS et selon lui, le régime terroriste est bien l’ancêtre de tous les régimes dictatoriaux du XX° siècle. Or, cette approche se retrouve à l’écran, du Danton de Wajda aux Années terribles de Richard Heffron, en passant par Chouans de Philippe de Broca : dans tous les films cités, les personnages de Montagnards ont un petit air stalinien qui ne trompe pas….De même, les historiens de la « galaxie Furet » privilégient la dimension politique de la Révolution aux dépens des autres aspects, notamment sociaux : cette optique est reprise dans les films « officiels » du Bicentenaire, qui valorisent les dirigeants et réduisent le peuple à un rôle de figurant souvent manipulé (dans Les années-lumière, la séquence sur les journées d’octobre 1789 met en scène le peuple de Paris reprenant mécaniquement les mots d’ordre que lui souffle Marat…).

   Au terme de cette rapide évocation de la Révolution française à l’écran, on peut estimer que Cinéma et Histoire se sont retrouvés, pour le meilleur et pour le pire. Longtemps,la Révolution n’est qu’une toile de fond pour les réalisateurs qui cherchent un cadre dramatique aux aventures de leurs personnages mais leur vision est souvent réductrice et réactionnaire : si la monarchie absolue est condamnée, la Terreur devient l’archétype de la dictature « au nom du peuple ». Avec Renoir et les cinéastes des années 1960-1970, la représentation de la Révolution est plus équilibrée, plus érudite, et les approches se diversifient. Mais dans les années 1980, le cinéma reflète d’une certaine manière les débats historiographiques du temps, que ce soit la « redécouverte » des guerres de Vendée ou les idées défendues par François Furet, et il n’ évite pas toujours la caricature. Décidément, la représentation de la Révolution française reste un enjeu idéologique d’importance, et on peut se demander si, comme l’affirme François Furet, « la Révolution est vraiment terminée »…

La Révolution, suite et fin ?
Ces dernières années, il semble bien que le thème de la Révolution française ait peu inspiré les cinéastes , si on excepte le film de James Ivory, Jeffferson in Paris (1995), qui s’intéresse au séjour du célèbre américain, en tant qu’ambassadeur de la jeune république auprès de Louis XVI. Si les les liens de Jefferson avec les nobles libéraux comme Lafayette sont bien montrés, par contre les motivations du peuple en colère sont sommairement exposées…En 2001, Eric Rohmer nous présente une approche de la Révolution française très critique dans L’Anglaise et le duc, qui rejoint d’une certaine façon la vision libérale d’un François Furet, en s’interrogeant en particulier sur la période de la Terreur.
Par contre, un personnage de l’époque semble toujours inspirer le cinéma : il s’agit bien sûr de Marie Antoinette, au centre de deux films plutôt réussis mais dans des genres bien différents : celui de Sofia Coppola, sorti en 2005 et Les Adieux à la Reine, de Benoit Jacquot (2011). On peut relever la Reine de France avait déjà inspiré de nombreux cinéastes, à Hollywood (Marie Antoinette, de W. S. Van Dyke en 1938) ou en France (les plus notables serait La Marseillaise de Jean Renoir en 1938 et le film de Jean Delannoy, sorti en 1956, en avec Michèle Morgan dans le rôle principal)
Le Marie-Antoinette de Sofia Coppola privilégie un angle particulier : il nous décrit la jeune reine comme une jeune fille perdue dans un milieu dont elle ne maitrise pas les règles et où elle s’ennuie profondément…Elle se distrait dans une succession de fêtes plus ou moins orgiaques, avec un petit groupe d’amies fidèles, prêtes à la suivre dans ses excentricités. Elle vit dans « une bulle coupée du monde extérieur » , comme le dit la réalisatrice, et donc l’Histoire (et le peuple) est en quelque sorte hors-champ. Ce décalage a pu énerver certains , notamment parmi les historiens, qui ont vite fait de relever les anachronismes du film : l’absence de contexte historique accentue le caractère frivole du personnage, qui semble de tout temps…Mais comme le dit Benoit Jacquot, son film est « insolent, extrêmement snob mais assumant complètement son snobisme ». Sa vision du personnage est cohérente, pas plus ni moins fantaisiste que celle d’un Sacha Guitry : on peut donc lui accorder (ou non) le même crédit Quant à l’interprétation de la figure de Marie-Antoinette .

  Quant au film Les Adieux de la Reine, le cinéaste a fort bien réussi son pari de renouveler le genre, alors que ce personnage a déjà fait l’objet de nombreux films. Ce qui peut intéresser le professeur d’histoire, c’est l’évocation très réussie d’un Versailles pas si brillant que cela : les rats pullulent, la saleté règne, la plupart des résidents s’entassent dans des chambres exiguës…L’ambiance « fin de règne » a fasciné Benoit Jacquot (il la compare à celle régnant à la tête de l’état en… mai 1968) : ces hauts dirigeants hésitant sur la marche à suivre, les aristocrates prenant connaissance avec effroi des listes de têtes à faire tomber en cas de Révolution…De plus, il prend le parti de décrire cette période très particulière (entre le 14 et le 17 juillet 1789) à travers les yeux d’un personnage fictif mais crédible (la liseuse de la Reine, Mlle Laborde). Le personnage de Marie-Antoinette devient aussi plus complexe : femme capricieuse, passant de la douceur à l’arrogance, d’un caractère authentiquement réactionnaire, elle ne comprend pas « le monde qui change » et surtout le refuse…Selon le réalisateur, c’est lorsque le tragique des évènements s’impose à elle, qu’elle « cesse de devenir une princesse évaporée et devient la reine de France ». A ce jour, c’est sans doute le film qui rend le plus justice à ce personnage tant décrié par l’historiographie…
En tout cas, le fait que le cinéma « traite » de la Révolution française par l’évocation d’une telle figure montre bien qu’un tournant a été pris : l’histoire du collectif s’efface devant les destinées individuelles, et en particulier celles qui passent bien à l’écran. Mais le septième art n’a sans doute pas dit son dernier mot : la réussite de certains films situés dans le passé et qui prennent comme personnages principaux les « oubliés de l’histoire » (on pense à Heimat, d’Edgar Reitz, de ou Jimmy’s Hall de Ken Loach, films sortis en 2013) montre qu’on peu aussi  filmer le temps passé par le bas…

 

Good Bye, Lenin ! Au delà de l’ostalgie…

Good Bye Lenin !, un film de Wolfgang Becker

Allemagne, 2h 01, 2001

Interprétation : Daniel Brühl , Katrin Sass , Maria Simon

Synopsis :

    Allemagne de l’Est, 1989…Un jeune homme, Alexender Kerner s’oppose au régime en place…Par contre, sa mère est une communiste fervente. Quand elle apprend l’arrestation de son fils, elle est frappée par une crise cardiaque et sombre dans le coma…
Quelques mois plus tard, comme on le sait, la situation s’est radicalement transformée…L’Allemagne de l’Est n’existe plus. Mais les consignes des médecins sont claires : il faut éviter tout traumatisme à Mme Kerner, dont le cœur est encore fragile. Aussi Alex décide de faire…comme si rien n’avait changé ! La RDA continue d’exister dans les 80 m² de l’appartement des Kerner…
Ce film, réalisé par un réalisateur de l’Ouest, a connu un grand succès, à la fois populaire et critique outre-Rhin : plus de 6 millions de spectateurs l’ont déjà vu en Allemagne et il a reçu de nombreux prix (dont le Blue Angel au festival de Berlin de 2003). Sans doute, Goodbye Lenin profite-t-il d’une certaine nostalgie pour l’Est…Mais surtout, il a su trouver le ton juste, grave et ironique, pour évoquer un passé pas si lointain et réconcilier les habitants des deux Allemagnes en leur proposant une vision consensuelle de la réunification.

Good Bye, Lenin !
Au delà de l’ostalgie…

Ostalgie ,quand tu nous tient
Comme on le sait, Good Bye Lenin a obtenu un succès critique et populaire considérable outre-Rhin : près de 6 millions de spectateurs l’ont déjà vu et il a été distribué dans plus de 600 salles (soit autant que Terminator 3). Alors que le public est plutôt séduit par les grosses productions hollywoodiennes, il a cette fois plébiscité ce film allemand, qui a raflé nombre de récompenses internationales. Good Bye Lenin a aussi connu une audience importante dans d’autres pays européens, et en particulier en France (les lecteurs de Télérama l’ont désigné comme film de l’année 2003…).
Ce film n’est d’ailleurs pas le premier en Allemagne à s’être intéressé à ce problème de la réunification et à la vie dans l’ancienne RDA. D’autres réalisateurs, sur des registres très variés, ont récemment abordé cette période de l’histoire de leur pays. Sur un ton plutôt académique, Margaret Von Trotta raconte les aventures d’un couple, Sophie et Konrad, séparé par l’Histoire, dans Les années du mur (1994). Un autre cinéaste confirmé, Volker Schlöndorff, fait le récit dans Les trois vies de Rita Vogt (1999) de l’exil d’une terroriste de la fraction Armée rouge en Allemagne de l’Est (au passage, il montre comment certains de ces militants ont été manipulés par la Stasi). L’insaisissable, un film d’Oskar Röhler sorti en 2000, évoque, de manière acerbe, l’histoire d’une intellectuelle de la RFA, qui vit difficilement les évènements de novembre 1989. Roland Suso Richter, dans un style presque hollywoodien, décrit dans Le Tunnel (2001), l’aventure de quelques jeunes gens qui, dans les années 1960, creusent une galerie sous le mur de Berlin. Dans Berlin is in Germany (2002), Hannes Stohr raconte les difficultés d’un Ossi, sorti de prison 10 ans après la chute du Mur. Grill Point d’Andreas Dresen (2003) est une comédie sur l’adaptation laborieuse des habitants de Francfort sur Oder au système capitaliste… En 2000, sur un sujet proche de Good Bye Lenin, Leander Haussmann, réalisateur venu de l’Est, adapte à l’écran un roman de Thomas Brussig, Sonnenallee, qui raconte sur un ton satirique, l’histoire d’une bande d’adolescents de Berlin-Est aux prises avec les «mirages de l’Occident». : le film avait déjà obtenu un grand succès auprès du public (2,7 millions de spectateurs l’année de sa sortie).
Ainsi, le film de Wolfgang Becker n’est pas le premier sur ce thème mais son succès surprenant en a fait un «phénomène de société». La presse germanique estime qu’il est le symbole de ce qu’on a appelé l’ostalgie (ou un goût nostalgique pour l’ancienne Allemagne de l’Est). Cette vogue qui se développe depuis quelque temps déjà, prend les formes les plus diverses, pour le meilleur et pour le pire. Dans cette dernière catégorie, on peut indiquer les boutiques des anciens quartiers de Berlin-Est, où l’on vend des tee-shirts marqués du sigle DDR ou FDJ (les jeunesses communistes de la RDA), des CD d’anciennes gloires de la chanson est-allemande et autres colifichets plus ou moins kitsch (en particulier, des cassettes vidéo d’actualités de la télévision d’État! : dans le film Good Bye Lenin, la mère d’Alex regarde avec ferveur l’émission «Actuelle Kamera» sur la télévision est-allemande… ). On peut aussi évoquer les nouvelles émissions de télévision sur RTL (Die DDR show) ou sur la ZDF (Ostalgie-Show), qui évoquent avec une certaine complaisance le «bon vieux temps» de la RDA (l’une d’elles est présentée par l’ancienne championne de patinage artistique, Katarina Witt). On peut aussi mentionner les visites guidées sur les «lieux de mémoire» de Berlin-Est, les ostalgia tours, organisés par l’office du tourisme de la ville (le circuit comprend la conduite d’une Trabant, les fameuses voitures produites en Allemagne de l’Est). On parle même de la construction d’un parc à thème sur le sujet, qui devrait ouvrir dans la capitale allemande en 2004 (avec poste-frontière, gardes, magasins peu achalandés…). Plus sérieusement, certains auteurs ont évoqué, de manière sensible, leur propre jeunesse dans l’ancienne RDA , et leurs livres ont trouvé une audience certaine (par exemple, Claudia Rusch qui a écrit Ma libre jeunesse allemande ou Jana Hensel qui raconte son enfance dans Enfants de la zone ). Récemment, une grande exposition a aussi été organisée à Berlin sur l’art dans la RDA (Kunst in der DDR), qui a connu un réel succès auprès du public. Elle a permis de montrer que les artistes de l’ancien pays communiste ont réussi, malgré les interventions de l’État, à conserver une certaine autonomie (on a même pu relever une certaine convergence entre les mouvements artistiques des deux Allemagnes : la plupart de ces artistes en effet partagent les mêmes obsessions, à propos de l’ héritage de l’époque nazie…). Enfin, on peut même constater que l’historiographie progresse sur ce sujet : en août 2003, un ouvrage de synthèse de 550 pages a été publié sous la direction de l’historien Jurgen Kokca, de l’université libre de Berlin, et qui aborde tous les aspects de l’ancien régime de la RDA.
Cette mode parfois excessive ou superficielle a exaspéré certains ressortissants de l’ancienne RDA. Ainsi, le cinéaste Leander Haussmann s’est insurgé contre cette vision de l’Allemagne de l’Est qui en fait «la petite dictature la plus rigolote de tous les temps»… Comme le déplore le réalisateur de Sonnenallee, «la RDA finit par devenir un produit de plus en plus artificiel. C’est désormais un label pour jeunes freaks et puristes à la recherche du grand frisson perdu, une référence pour esprits romantiques entre kitsch et révolution». Et de fait, il serait bien sûr hors de propos de faire de la RDA un «pays de conte de fées» : Leander Haussmann soupçonne même certains anciens responsables de se servir de cette mode pour s’en tirer à bon compte. Il s’étonne ainsi de «l’autosatisfaction de tous ceux qui ont participé au système déchu et qui pensent que la honte est définitivement révolue». Les aspects les plus déplaisants du régime font encore la une des médias allemands. Très récemment, le célèbre journaliste Günter Wallraff, auteur du best-seller Tête de Turc, a été accusé d’avoir collaboré avec la police politique d’Allemagne de l’Est à la fin des années 1960 (la Stasi comprenait 100 000 fonctionnaires, sans doute plus de 180000 I.M, c’est à dire des collaborateurs «officieux». Depuis l’ouverture des archives en 1992, plus de 10 000 personnes viennent consulter leurs propres dossiers chaque mois…). Dans le film de Wolfgang Becker, la mère d’Alex subit des interrogatoires serrés des policiers de la Stasi, lorsque son mari part se réfugier à l’Ouest.

Les désillusions de la réunification
Le film de Wolfgang Becker évite les excès de l’ostalgie et ne tombe pas dans le piège de la complaisance envers le régime est-allemand. Par exemple, les personnages de Goodbye Lenin ont une attitude ambiguë envers le régime communiste. La mère d’Alex elle-même est d’abord présentée comme une militante dévouée et enthousiaste: mais il s’avère par la suite que sa personnalité est bien plus complexe. Son zèle peut s’expliquer par des motivations pas seulement politiques. Comme le remarque le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung, «se dessine, en toile de fond particulièrement acerbe, le double jeu de la société est-allemande (…). C’est exactement ce que fut la RDA : le règne du double voire du triple jeu, où, dans le meilleur des cas, la vérité se lisait entre les lignes».
Mais surtout, ce film, pourtant réalisé par un Wessi authentique, traduit bien le malaise de la population de l’ancienne Allemagne de l’Est. Il est bien certain que beaucoup d’entre eux ont éprouvé une certaine déception après dix ans de réunification. Un fois passée l’euphorie des premiers mois, l’Allemagne doit affronter l’immense chantier de la réunification sociale et économique du pays (il est entendu que le système politique de la RDA doit disparaître sans laisser de traces). C’est l’époque des promesses, et le chancelier Helmut Kohl, principal artisan du processus, déborde alors d’optimisme: il parle à ses nouveaux compatriotes des «contrées fleurissantes» (blühende Landschaffen). Il accorde un taux de change particulièrement avantageux à la monnaie est-allemande (elle s’échangera à un pour un, alors qu’avant 1989, le taux officieux était de 7 pour 1…). Dans le film, Alex vient un peu trop tard à la banque pour venir échanger l’argent soigneusement conservé par sa mère… en marks de l’Est! Le dirigeant chrétien-démocrate estimait même que la réunification pouvait se faire sans augmenter les charges pesant sur les citoyens de la nouvelle Allemagne.
En fait, au point de vue économique et social, la situation est très difficile, surtout les premières années. La production industrielle dans l’ancienne RDA s’effondre et perd 50 % de sa valeur en deux ans. Le poids financier de la reconstruction des nouveaux Länder s’avère être bien plus important que prévu. Près de 100 milliards de DM sont affectés chaque année à l’économie de l’ancienne Allemagne de l’Est (un Fonds spécial pour l’unité de l’Allemagne a été créé entre 1990 et 1995). Alors que le budget du pays était en encore en excédent en 1991 ( plus de 21 milliards DM), il devient déficitaire en 1997 de près de 91 milliards de DM. Ainsi, les charges fiscales deviennent plus lourdes au cours de la décennie. De fait, tout l’ancien appareil industriel qui faisait la force de certaines villes est-allemandes comme Dresde ou Leipzig, est durement affecté par les restructurations imposées par le gouvernement allemand. La Treuhandanstadt, l’organisme mis en place en 1990 pour prendre en charge les entreprises des nouveaux Länder, procède à la privatisation de 65% d’entre elles et la liquidation de près de 30%. Ainsi, sur les 4 millions d’emplois, seulement un million est préservé. Le chômage dans l’ancienne Allemagne de l’Est connaît donc une forte progression au cours des années 1990 : il est toujours près de deux fois supérieur à celui qui existe à l’Ouest (en 1998, il s’élève à 19,5% dans l’ex-RDA, contre 10,5% dans l’ex-RFA). Dans Good Bye Lenin, l’atelier vieillot où travaillait Alex, est fermé, mais le jeune homme retrouve rapidement un emploi dans l’entreprise «X-TV», qui vend des antennes paraboliques : tous les anciens travailleurs de la RDA n’ont pas eu les mêmes capacités d’adaptation et n’ont su adopter le même rythme de travail (la productivité à l’Est est toujours restée nettement inférieure à celle de l’Ouest).
Dans cette intégration économique à marche forcée, tout est difficile pour les nouveaux habitants de la nouvelle Allemagne. Certes, leurs salaires ont augmenté mais leur pouvoir d’achat reste insuffisant pour s’offrir tous les produits nouveaux auxquels ils peuvent maintenant accéder (d’autant que la hausse des prix a été d’abords été brutale : l’électricité voit ses tarifs tripler la première année de la réunification…). Dans Good Bye Lenin, plusieurs séquences évoquent cette situation. Lorsque la mère d’Alex sort de chez elle à l’insu de son fils, elle est éberluée par le ton agressif des affiches publicitaires qu’elle voit dans la rue (sans parler de sa stupéfaction devant un panneau sur le mur d’en face pour vanter une très célèbre marque de boissons d’un pays capitaliste!). D’autre part, beaucoup d’Ossis regrettent les avantages sociaux que leur procurait l’ancien régime communiste. C’est notamment le cas pour les femmes de l’ancienne RDA (80% d’entre elles travaillaient…) alors qu’elles sont les premières victimes du chômage apparu dans les Länder de l’Est (54% n’ont plus d’emploi contre 44% à l’Ouest). Certes, le plein emploi dans l’ancien pays communiste était souvent une illusion, entretenue par une productivité très basse, mais les travailleurs bénéficiaient de prestations sociales gratuites ou à bas prix (pour les crèches, les vacances, ou le logement..). Certains estiment aussi que la législation de la RDA, par exemple sur l’interruption volontaire de grossesse, était nettement plus avancée que celle de l’Ouest. Au total, ce malaise social s’est traduit par une forte diminution du taux de natalité dans les nouveaux Länder (il a été divisé par deux depuis la réunification).
Cette désillusion s’est traduite par une situation politique parfois confuse dans l’ex-RDA. Certes, les deux grands partis se taillent la part du lion: le SPD et la CDU ont obtenu ensemble près de 70% des suffrages dans les nouveaux Länder au cours des années 1990. On est quand même frappé par certains phénomènes. Ainsi, les anciens communistes restent influents : le PDS néo-communiste, héritier du SED, l’ancienne organisation dominante en RDA, est le parti qui compte le plus de militants (près de 130 000): il a obtenu des scores variables au cours des années 1990 mais il est toujours la troisième force politique à l’Est (il recueille 16% des suffrages en mars 1990, 9,9% quelques mois plus tard : il obtient 20% en 1994, mais 1% à l’Ouest). Ses résultats sont particulièrement probants à Berlin : il a atteint jusqu’à 40 % des voix dans certains quartiers Est de la ville . Depuis quelque temps, le PDS participe même à l’équipe menée par le SPD qui dirige la capitale allemande. En 1994, un sondage réalisé dans l’ancienne RDA indiquait que 70% de la population jugeait que le socialisme était une bonne idée mais qu’elle avait été mal appliquée…. A l’autre bout de l’échiquier politique, l’extrême-droite a profité de la frustration de certains habitants d’Allemagne de l’Est. Tous les observateurs ont noté la multiplication des attentats racistes et xénophobes, au cours des années 1990, dans certaines villes de l’ex-RDA, particulièrement touchées par le chômage (les plus graves se sont déroulés à Hoyerswerda en Saxe en septembre 1991 et à Rostock en août 1992 : à chaque fois, des foyers de travailleurs étrangers, notamment vietnamiens, étaient la cible des émeutiers). Ces groupes de jeunes néo-nazis semblent avoir manifesté avec le soutien au moins tacite d’une partie de la population locale… Enfin, on peut relever les hésitations, voire les maladresses du pouvoir politique quant à l’attitude à adopter vis à vis des anciens responsables de la dictature communiste, de Marcus Wolff à Erich Honecker, en passant par Egon Krenz. Qui faut-il poursuivre? A quel niveau de responsabilité fixe-t-on la barre? Certains procès ont été presque surréalistes : Erich Mielke, ancien chef de la Stasi, a été condamné pour le meurtre de deux policiers commis en…1931! Des gardes de la police est-allemande ont été jugés en 1997 pour avoir tiré sur des fuyards qui tentaient de franchir le mur de Berlin: ils estimaient, quant à eux, n’avoir fait que leur devoir….

Une incompréhension réciproque
Aussi, le malaise est certain, et il semble être né d’une double incompréhension : les Allemands de l’Ouest jugent leurs nouveaux compatriotes, «geignards», toujours avides de subventions, peu productifs… A l’inverse, les Ossis considèrent les Wessis comme des gens arrogants, trop sûrs d’eux (des Allesbesserwessis, des «Monsieur je sais-tout»). En particulier, les anciens Allemands de l’Est ont mal supporté d’avoir été intégrés sans qu’on prenne en compte leur propre histoire. Ils ont eu le sentiment désagréable d’être obligés d’occulter leur passé, d’avoir à le renier sans même en faire l’inventaire. Comme le dit le scénariste de Good Bye Lenin Berndt Lichtenberg, «il faut imaginer le désarroi à l’Est : même si personne ne croyait plus vraiment à l’Utopie socialiste, voir en si peu de temps tous ses repères jetés aux poubelles de l’histoire, c’est forcément se sentir dépossédé de sa propre existence». Et ce d’autant plus que tous les anciens Allemands de l’Est n’acceptent pas sans discussion les valeurs du système capitaliste occidental, même dans sa version «tempérée» social-démocrate…. Danièle Dahn s’insurge : «ce n’est pas pour ce modèle d’un capitalisme rongé par la crise que nous sommes battus, ni pour ce genre de justice empoisonnée par la double morale des Allemands de l’Ouest». Ce désarroi envers le mode de vie occidental est palpable dans Good Bye Lenin. Au début du film, la mère reçoit le prix du mérite pour son engagement au service du socialisme et son fils est fasciné par l’épopée des cosmonautes est-allemands, qui sont partis dans l’espace avec des engins soviétiques comme le héros de sa jeunesse Sigmund Jähn… Il fait d’ailleurs partie d’un groupe de jeunes constructeurs de fusée. Quand la RDA fête les 40 ans du régime, Alex se montre goguenard et ironique, alors que les chars défilent sous leurs fenêtres. Quelque temps plus tard, il participe à une manifestation pour demander des réformes et l’ouverture des frontières. Même la mère d’Alex se montre critique : elle passe son temps à rédiger des lettres de réclamations auprès des autorités… Mais après la chute du Mur et alors que la réunification est en marche, plusieurs personnages du film sont déconcertés devant l’ampleur des changements : l’ancien directeur d’école noie son chagrin dans l’alcool et quand Alex se rend à Berlin-Ouest pour la première fois, il est abasourdi quand il découvre les fast-food et les sex-shops, bref l’opulence capitaliste…
Cette prise de distance vis à vis de l’Ouest s’est traduite par un retour à d’anciennes habitudes de consommation : «si après le tournant, les Allemands de l’Est se sont empressés d’échanger de mobilier et d’acquérir les gadgets étalés par la société de consommation, ils reviennent maintenant à leurs anciens objets d’usage, tout simplement parce qu’ils sont plus résistants , -chaises,lampes mais aussi vêtements»… On n’est pas si loin de la situation imaginée par Alex avec son ami dans le film Good Bye Lenin : les berlinois de l’Ouest franchissant le mur vers l’Est pour profiter des avantages du système économique de la RDA…

   Aussi, le film de Wolfgang Becker est sans doute plus qu’un symptôme d’une nostalgie artificielle pour la RDA. A sa manière, il relève du «travail de mémoire» des Allemands sur leur propre histoire : le réalisateur estime qu’il va permettre à la population de l’ancienne Allemagne de l’Est «à ne plus avoir honte de son passé, à réaliser que celui-ci ne pouvait plus être caché». Il devrait aussi faciliter le rapprochement entre Ossis et Wessis, qui se sont retrouvés pour applaudir le film : comme l’écrit le Frankfurter Allgemeine Zeitung, «le fait que tous-l’irréductible nostalgique de la RDA, la jeune génération qui ne l’a connue qu’enfant ou les Allemands de l’Ouest qui n’y étaient jamais allés-puissent en rire montre bien que l’Allemagne se réunifie vraiment». Et le journal de titrer : «Good Bye Lenin, le film qui réunifie les Allemands». Vision trop optimiste? En tout cas, la prise de conscience des Allemands, quelque soit leur origine, qu’ils partagent un même espace mais aussi une même histoire.

Gran Torino de Clint Eastwood, l’oeuvre d’une vie ?

Gran Torino, un film de Clint Eastwood

États-Unis,  1h 55, 2008

Interprétation : Clint Eastwood,  Bee Vang, Ahney Her, Cory Hardrict, Christopher Carley

Synopsis :
Walt Kowalski est un ancien de la guerre de Corée, un homme inflexible, amer et pétri de préjugés surannés. Après des années de travail à la chaîne, il vit replié sur lui-même, occupant ses journées à bricoler, traînasser et siroter des bières. Avant de mourir, sa femme exprima le voeu qu’il aille à confesse, mais Walt n’a rien à avouer, ni personne à qui parler. Hormis sa chienne Daisy, il ne fait confiance qu’à son M-1, toujours propre, toujours prêt à l’usage.Son quartier est aujourd’hui peuplé d’immigrants asiatiques qu’il méprise, et Walt ressasse ses haines, innombrables – à l’encontre de ses voisins, des ados Hmong, latinos et afro-américains « qui croient faire la loi », de ses propres enfants, devenus pour lui des étrangers. Jusqu’au jour où un ado Hmong du quartier tente de lui voler sa précieuse Ford Gran Torino… Walt tient comme à la prunelle de ses yeux à cette voiture fétiche.
Lorsque le jeune et timide Thao tente de la lui voler sous la pression d’un gang, Walt fait face à la bande, et devient malgré lui le héros du quartier. Sue, la soeur aînée de Thao, insiste pour que ce dernier se rachète en travaillant pour Walt. Surmontant ses réticences, ce dernier confie au garçon des « travaux d’intérêt général » au profit du voisinage. C’est le début d’une amitié inattendue, qui changera le cours de leur vie.

Gran Torino, l’œuvre d’une vie ?

   Selon de nombreux critiques français, Gran Torino est une sorte de testament cinématographique de Clint Eastwood : « le personnage est hanté par sa fin prochaine et le cinéaste semble désormais filmer comme si sa filmographie risquait d’en rester là » (Louis Guichard, Télérama), « Gran Torino est d’autant plus poignant qu’il somme comme un testament » (jean Luc Douin, le Monde),, « le film semble tout entier post mortem » (Franck Kaush, Positif).
Une telle unanimité correspond bien à l’impression ressentie à la vision du film : Kowalski est un personnage beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. De même au cours de sa longue carrière (46 films dont 23 en tant que réalisateur avant Gran Torino), Eastwood est d’abord apparu comme un représentant de l’ordre, plutôt obtus et réactionnaire sous les traits de Dirty Harry mais il a ensuite montré par les films qu’il a réalisés qu’il est capable d’audace : il ne cesse d’interroger l’Amérique sur les valeurs qu’elle considère comme sacrées : l’histoire, la famille, la patrie, l’ordre..Sur ce plan, le film témoigne bien de la complexité de l’œuvre, même si, comme on le sait, Gran Torino n’a heureusement pas clos la carrière du cinéaste américain…

Le chemin de croix de Walt Kowalski
A priori, Walt Kowalski est un personnage sans failles : pendant près de la moitié du film, il est présenté comme un personnage monolithique, irascible, xénophobe, à peine humain : le plus souvent il grommelle, éructe, marmonne des insultes cinglantes…Comme l’écrit Louis Guichard, « Clint Eastwood surjoue le vieux réac veuf et raciste ». Selon ses propres enfants, il semble vivre dans une autre époque, pendant laquelle on ne badinait pas avec les valeurs américaines. Lors de l’enterrement lors de leur mère, son fils Mitch dit à son frère : « il vit encore dans les années 1950 »… Une époque où on savait construire de bonnes voitures, comme la Gran Torino modèle 1972, que Walt entretient avec amour dans son garage. Lui qui a travaillé pendant cinquante ans aux usines Ford de Detroit, il ne peut cacher son mépris pour « les poubelles japonaises », comme celle qu’a achetée son propre fils. Kowalski plante avec fierté un drapeau américain sur la façade de sa maison : il a participé pendant trois ans à la guerre de Corée et y a gagné la Silver Star, pour sa bravoure au combat.
Kowalski semble éprouver une haine totale pour les étrangers qui ont envahi son quartier et qui encombrent les rues du voisinage. Il fait preuve d’une belle inventivité quant aux épithètes qu’il attribue à ses voisins asiatiques : « barbares », « rats des marais », « faces de citron », têtes de poisson »…Il les rend responsable de tous les maux et en particulier de mal entretenir leur pelouse…Il ne fait aucun effort pour apprendre à prononcer leurs noms : les Hmongs deviennent les Humongs, Youa est nommée Yum-Yum, sans parler des Click Clack, Ding Dong et autres Charlie Chan…
Face à ces étrangers, Kowalski adopte en toute circonstance une attitude de dur à cuire, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds : quand le gang de Fong ose entrer sur son terrain, il les rembarre brutalement : « barrez vous de ma pelouse »…et il menace l’un des voyous des pires représailles : « des gars comme toi, je m’en faisais des tas en Corée. Je m’en servais comme sacs de sable ». Lorsque Sue est embêtée par trois jeunes des minorités, il est tout aussi cassant : « tu as déjà remarqué que quelque fois on tombe qu’on n’aurait pas dû chercher : ce quelqu’un , c’est moi »…Kowalski n’est pas partisan de tendre l’autre joue quand on le frappe : comme il l’explique au jeune prêtre Janovich, « quand ça tourne mal, il faut agir rapidement », une attitude que n’aurait certainement pas désavoué Dirty Harry en son temps…

Familles, je vous hais
Mais petit à petit, le personnage évolue : d’abord parce que Walt se rend compte à quel point il apprécie peu sa propre famille, dont l’attitude lui déplait profondément. Ainsi, il est scandalisé par le sans-gêne de sa petite fille Ashley, qui arrive à l’enterrement de sa grand mère le nombril à l’air et le téléphone mobile à la main. La demoiselle semble surtout intéressée par l’héritage que pourrait lui laisser son grand-père (la Gran Torino ou le canapé…). Le vieil homme est aussi choqué que sa belle-fille ait regardé de très près les bijoux de son épouse tout juste défunte. Il n’aime pas davantage le mode de vie de son fils, qui roule dans des voitures étrangères et qui travaille dans la vente (« il a le permis de voler », comme il l’explique à Thao d’un ton sarcastique). Enfin, il est exaspéré lorsque son fils et sa bru viennent leur souhaiter un bon anniversaire, en lui offrant des cadeaux pour vieux (une pince pour saisir les objets, un téléphone avec de grosses touches) : la coupe est pleine quand ils essaient en vain de le convaincre de laisser sa maison pour se retirer dans une communauté réservée aux seniors…
Par contre, il en vient à apprécier ses voisins, qui savent se montrer aussi durs que lui. Lorsqu’il vitupère contre ces « Chinetoques » envahissants et crache par terre d’un air méprisant, la grand-mère hmong réplique du tac au tac, d’un long jet brunâtre…Il apprend peu à peu à les connaître : Sue lui explique les raisons de leur venue aux États-Unis : leur communauté avait choisi le « bon côté » au cours du conflit vietnamien et s’était retrouvée en bute aux persécutions des communistes après le départ des Américains. La jeune fille explique à Walt les règles en vigueur dans leur peuple : ne pas regarder dans les yeux, ne pas toucher la tête des gens, car c’est là que réside l’âme, rire lorsqu’on est désemparé…Ces rites déconcertent le vieil homme mais il se le tient pour dit et apprécie leur cuisine raffinée. Surtout, il est décontenancé par la perspicacité du prêtre hmong , qui semble le percer à jour facilement : le chaman de la famille Lor comprend l’insatisfaction profonde de Walt qui n’est pas content de sa vie, à cause d’une erreur qu’il a commis autrefois. Kowalski semble bouleversé : « j’ai plus en commun avec ces faces de citron qu’avec ma propre famille pourrie gâtée ».
Kowalski est ainsi obligé de réviser ses préjugés: comme l’écrit Clint Eastwood, « être élevé aux États-Unis, cela a des avantages immenses mais aussi des inconvénients. L’un de ces inconvénients est qu’on ne pense pas besoin de parler d’autres langues, ni de comprendre d’autres cultures, d’autres sociétés. Le monde est tellement plus vaste, plus complexe que les Américains ne l’imaginent ». Peut-être que Walt prend aussi conscience que lui-même est issu de l’immigration : il est d’origine polonaise, fréquente un italo-américain, son coiffeur Martin, et un irlando-américain, Kennedy, le chef de chantier. Ainsi, il se rapproche de la famille hmong : il apprécie Sue, « une fille bien » et finit par prendre sous sa coupe le jeune Thao,à qui il manque un modèle paternel selon sa sœur. Walt initie le jeune homme à des domaines de compétence très variés : l’art des vannes bien dosées (avec exercices pratiques au salon de coiffure), la drague des jeunes filles (ou comment faire comprendre à une demoiselle qu’on en pince pour elle) , la recherche d’un travail (et notamment comment se présenter lors de l’entretien d’embauche).

Jusqu’au sacrifice
Comme on le sait, son dévouement ira jusqu’au sacrifice, quand il s’agira de défendre la famille de Thao et de Sue contre les menaces bien réelles du gang de jeunes asiatiques qui les terrorise…De fait, Walt réussit à concilier plusieurs contraintes qui pèsent sur lui : sa fin qu’il sent proche (sa visite an centre de soins laisse présager une grave maladie) mais aussi son besoin d’expier une faute ancienne. Comme il l’explique au jeune curé , la religion catholique ne lui est pas d’un grand secours : « ce qui hante le plus un homme, c’est ce qu’on ne lui a pas ordonné de faire », laissant entendre qu’il en assume la pleine responsabilité et que ce poids lui pèse depuis trop de temps. Avant même d’aller à la mort, il se livre à une ultime confession auprès du jeune prêtre, une manière un peu hypocrite de se faire absoudre avant de commettre l’acte final, de toute façon répréhensible aux yeux d’un bon catholique…Dans ces ultimes séquences, Walt est même amené auprès du jeune Thao à relativiser sa propre bravoure lors de la guerre de Corée : il lui avoue que la récompense qu’il a obtenue alors ne correspond pas à un acte de courage mais à quelque chose dont il n’est vraiment pas fier : « le pire, c’est d’avoir reçu une médaille pour avoir tué un pauvre homme qui voulait tout lâcher, un pauvre petit jaune comme toi. Je lui ai tiré en pleine tête avec le fusil que tu tenais à l’instant. Pas un jour ne passe sans que j’y pense..; »
A la fin du film, Kowalski lègue au jeune hmong son bien le plus précieux, sa Gran Torino, à quelques conditions cependant : ne pas découper le toit comme tous ces abrutis, ne pas peindre des flammes comme un ringard de Blanc, ne pas mettre de « truc » gay à l’arrière…On voit ainsi que Walt n’est pas prêt à toutes les concessions…mais plus encore, le vieil ouvrier dur à cuire a transmis à Thao une manière d’être un homme. Et peut-être un aussi bon Américain…

Un personnage à l’image de l’œuvre
On peut considérer Gran Torino comme un film dont la morale est rudimentaire, presque trop facile : reste que l’évolution de Walt Kowalski correspond bien à celle de l’œuvre du réalisateur. Comme l’écrit justement Fabien Gaffez dans Positif, « la trajectoire du personnage épouse celle de l’acteur, autant qu’elle synthétise la maturité du cinéaste : de l’insensibilité chronique aux secrets mouvements du cœur ».

L’homme sans nom et Dirty Harry
Et de fait, au début de sa carrière, Clint Eastwood, en tant qu’interprète et parfois en tant metteur en scène, présentait un tout autre visage. Après son rôle de Rowdy Yates dans plus de deux cent épisodes de la série télévisée Rawhide, il va surtout se faire connaître en incarnant deux personnages types, celui de « l’homme sans nom » dans les films de Sergio Leone puis celui de Dirty Harry dans la longue suite des aventures de l’inspecteur Harry à San Francisco. Dans la fameuse trilogie du cinéaste italien (Pour une poignée de dollars et Pour quelques dollars de plus en 1966, Le bon, la brute et le truand en 1968), Eastwood est un pistolero sans patronyme avéré, et qui se distingue par un jeu très minimaliste : quelques gestes suffisent à l’identifier : la façon de sortir un cigarillo, le planter au coin de la bouche, le mâchonner les yeux vides, relever son poncho pour dégager son arme…En général, il parle fort peu mais agit très vite…
Dans la série des inspecteurs Harry (4 films au total), l’acteur incarne un policier brutal, sans faiblesse, qui là aussi agit de façon déterminée et qui s’exaspère devant la pusillanimité des autorités trop promptes à relâcher des criminels. Dans le premier film avec ce personnage , réalisé par Don Siegel en 1971, il est à la poursuite d’un tueur en série, Scorpio, qui terrorise la ville de San Francisco mais que le policier parvient à abattre dans une scène finale d’anthologie. Ce film provoque à sa sortie des réactions très violentes, en particulier de la part de la gauche américaine : les étudiants exhibent des pancartes où il est écrit : « Harry est un salaud de fasciste ». Comme a pu l’écrire Bernard Benoliel,dans le contexte historique de l’époque, « Harry devient inévitablement une espèce de champion du law and order et le porte parole à peine maquillé du président Nixon ». Pauline Kael, la célèbre critique du journal New Yorker est d’une grande virulence : selon elle, le film est « un instrument presque parfait de propagande en faveur d’une police para-légale (…) la violence a été rarement représentée avec une telle fascination bien pensante (…) ce genre de film a toujours recélé un potentiel fasciste qui finit par faire surface (…) dans la mesure où le crime est causé par la dépravation, la misère, la psychopathologie et l’injustice sociale, l’Inspecteur Harry est un film profondément immoral ».
Par la suite, Eastwood incarne d’autres personnages qui se rangent résolument du côté de l’ordre, de la loi, du drapeau : dans Firefox, l’arme absolue (1982), il incarne un as de l’aviation Mitch Gant, ancien du Vietnam, qui doit dérober un avion « révolutionnaire » inventé par les Soviétiques. Il est encore un militaire dans un autre film qu’il a aussi réalisé, Le Maitre de guerre (1987). Il y joue le rôle du sergent Highway, vétéran de la guerre de Corée et du Vietnam (!), qui reprend du service pour entraîner les GI à l’invasion…de l’île de la Grenade. Certes, le combat peut paraître moins glorieux mais, comme l’ont remarqué les critiques de l’époque, c’est la première fois depuis longtemps (et en particulier après tous les films consacrés à la guerre du Vietnam), où l’on voyait l’armée américaine triompher à l’écran !
Il est sans doute facile de faire le rapprochement mais l’aspect réactionnaire des personnages incarnés par l’acteur ou imaginés par le réalisateur se trouve conforté par les engagements politiques de l’homme privé. Ainsi, Clint Eastwood est, tout au long de l’histoire américaine récente, un soutien indéfectible du camp républicain et il a apporté son appui à tous les candidats de ce parti, de Nixon à MacCain, en passant par Ronald Reagan et les Bush, père et fils…Il est même élu pour deux ans maire de la petite ville de Californie de Carmel avec comme programme la limitation du pouvoir envahissant de la bureaucratie étatique…Il se rattacherait à une mouvance libertaire très vivace aux États-Unis, viscéralement hostile au pouvoir de l’état central.

Une œuvre plus complexe qu’il n’y paraît
Mais comme son personnage Walt Kowalski, Clint Eastwood a développé tout au long de sa carrière des thèmes qui montrent qu’il est loin d’être un butor simplet, comme pouvaient le laisser supposer certains de ses rôles. En particulier quand il est passé à la réalisation, Eastwood s’est appliqué à brouiller les cartes et a plus ou moins ouvertement remis en cause certaines des valeurs plus sacrées de la société américaine.

   Déjà, Don Siegel et l’acteur lui-même ont défendu L’inspecteur Harry, en estimant que le film avait été mal compris : selon Eastwood, « je ne pense pas que Dirty Harry soit un film fasciste. C’est juste l’histoire d’un policier frustré dans une situation frustrée ». Le réalisateur pense même que Scorpio et Harry se ressemblent quelque part (selon la publicité de la Warner, « entre les deux, il n’y a que l’insigne qui fait la différence »). On retrouve cette idée de policiers très proches de ceux qu’ils pourchassent dans un film réalisé en partie par Eastwood lui-même, La corde raide (1984). Selon Patrick Brion, le film donne « une inquiétante, très inquiétante vision d’une Amérique dans laquelle les policiers sont presque aussi dangereux que ce ceux qu’ils ont la charge d’arrêter ».
Quand Eastwood se met à réaliser des westerns, c’est aussi pour remettre en cause la mythologie élaborée par le cinéma hollywoodien, depuis les années 1930 . Le plus intéressant d’entre eux de ce point de vue est Impitoyable (1992), qui est une façon radicale de relire la légende de l’Ouest. Dans ce film, où l’acteur-réalisateur joue le rôle d’un vieux gunfighter sur le retour William Munny, il semble qu’Eastwood est voulu prendre à l’envers le fameux axiome développé en son temps par John Ford dans L’homme qui tua Liberty Valance : « quand les faits se sont transformés en légende, imprimez la légende ». Dans Impitoyable , Eastwood présente des personnages démythifiés, comme le shériff Little Bill, interprété par Gene Hackman, une brute sadique qui profite de sa position d’autorité. Comme il le déclare à la sortie du film, « ces tueurs qui sont entrés dans la légende, étaient en fait des types qui vous tiraient dans le dos, pas en face à face au milieu d’une rue, comme on le voyait ans les westerns de jadis (…) Il y a deux histoires qui coexistent parallèlement, celle du journaliste qui veut imprimer le mythe de l’Ouest et celle qui traverse le film et la contredit complètement ». On peut d’ailleurs relever que le réalisateur a repris cette approche multiple dans les deux films récents qu’il a consacrés à la bataille d’Iwo Jima : Mémoires de nos pères (2006) et Lettres d’Iwo Jima (2007) : il envisage dans ces deux films le point des deux adversaires et celui de la légende…
Même la famille légitime n’échappe à une remise en cause dans les films d’Eastwood : les liens du sang sont souvent mis à mal : Sur la route de Madison (1995) célèbre à sa façon une liaison adultérine, un amour passionné entre Francesca et un homme de passage, le photographe Robert : des années plus tard, les deux enfants de Francesca comprennent à quel point cette aventure a compté pour leur mère. Les rapports entre parents et enfants sont parfois bien distendus,comme dans Gran Torino où Walt a du mal à s’entendre avec ses fils. Dans les films d’Eastwood, si les liens familiaux sont parfois fragiles, il y a par contre beaucoup de personnages de « pères de substitution » : Butch Haynes et Phillip dans Un monde parfait, Frankie Dunn et Maggie dans Million Dollar baby, et bien sûr Walt et Thao dans Gran Torino
Enfin, les héros sont maltraités dans les films d’Eastwood et beaucoup de critiques ont relevé le penchant du réalisateur à un certain masochisme envers ses personnages principaux, souvent humiliés, tabassés, torturés, comme Wes Block dans La corde raide, Munny dans Impitoyable…Les héros ont aussi de plus en plus fatigués dans les films d’Eastwood et ne cachent pas vraiment pas leur âge (le visage encadré de cheveux blancs et ridé comme une vieille pomme est presque devenu une marque de fabrique de l’acteur !). En tout cas, dans Gran Torino, il va au bout du masochisme puisqu’il « met en scène, à 78 ans, sa propre mort »…

   Comme nous l’avons déjà dit, la filmographie d’Eastwood ne s’est pas arrêtée avec Gran Torino (Invictus est sorti en 2010, et deux autres devraient être sur les écrans prochainement) : on peut quand même estimer qu’il constitue un bon résumé de l’œuvre du réalisateur-acteur. Avec ce personnage de Walt Kowalski, plus complexe qu’il n’y paraît, Eastwood semble nous mettre en garde contre tout jugement hâtif et tous ses films témoignent de la richesse de son univers : être l’un des derniers dinosaures d’Hollywood n’interdit pas de se poser des questions…

 

François Truffaut, sa vie, son oeuvre….

   En 1932, naissance de François Truffaut : sa mère est Janine de Montferrand mais son père est inconnu. Il est placé en nourrice. L’année suivante, sa mère épouse Roland Truffaut, qui reconnaît l’enfant…En 1942, le couple récupère François, qui a été élevé par sa grand-mère et s’installe à Paris. Après avoir obtenu son certificat d’études, le jeune homme prend une chambre avec son ami Robert Lachenay : ils animent un ciné-club et Truffaut rencontre André Bazin, un critique de cinéma alors influent. En 1948, le père de Truffaut le place dans un centre d’observation de mineurs délinquants, car son fils est accusé de vols et criblé de dettes. François reste plusieurs mois dans ce centre entre janviers et mars 1949. Par déception amoureuse, François s’engage dans l’armée en 1950. Mais il déserte à plusieurs reprises et fait une tentative de suicide. Il est finalement réformé en 1952.
François Truffaut publie ses premiers articles dans les Cahiers du cinéma (un article fait beaucoup de bruit : Une certaine tendance du cinéma français paru en 1954, car il est considéré comme le texte fondateur de la Nouvelle Vague). Il est embauché comme assistant par Roberto Rosellini en 1955 et épouse Madeleine Morgentsen, fille d’un important producteur. Truffaut tourne son premier court-métrage en 1957 Les Mistons et surtout son premier long-métrage Les 400 coups en 1959, film qui obtient le prix de la mise en scène au festival de Cannes.
Dans les années suivantes , il poursuit sa carrière de cinéaste, avec des succès variables : Tirez sur le pianiste (1960), Jules et Jim (1961), Antoine et Colette (1962), la Peau douce (1964)…Il écrit aussi un livre célèbre d’entretiens avec Alfred Hitchcock, Le cinéma selon Hitchcock paru en 1966. Pendant cette époque, Truffaut s’engage dans la vie publique : il signe le manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie en 1960 et prend la défense d’Henri Langlois, directeur de la cinémathèque qui doit être destitué par le ministère de la culture. Au printemps 1968, avec ses amis Louis Malle, Jean Luc Godard, et Claude Chabrol, il s’oppose à la tenue du festival de Cannes. Cette même année, grâce à l’enquête d’une agence de détectives privés, il retrouve la trace de son véritable père, dentiste installé à Belfort, d’origine juive. Mais il renonce à le rencontrer.
Truffaut continue sa carrière de réalisateur avec La peau douce (1964), Farenheit 451 (1966), La Mariée était en noir (1968) . Baisers volés, qui reprend le personnage d’Antoine Doinel (1968), obtient un succès populaire critique. Les films suivants sont La Sirène du Mississipi (1969), L’Enfant sauvage et Domicile conjugal , où le personnage de Doinel réapparaît (1970) , Les deux Anglaises et le continent (1971), Une belle fille comme moi (1972). Toujours en 1972, il réalise La Nuit américaine,qui reçoit l’Oscar du meilleur film étranger, et rompt brutalement avec Jean-Luc Godard. Par, la suite, il tourne Histoire d’Adèle H. (1975), L’argent de poche (1976), L’homme qui aimait les femmes (1977), La Chambre verte (1978), L’Amour en fuite (1978), qui clôt le cycle Antoine Doinel. Son film Le Dernier métro, sorti en 1980, connait un grand succès populaire et critique et obtient 10 Césars en 1981. Il tourne encore La femme d’à côté (1981) et Vivement Dimanche (1983), avec comme interprète principale Fanny Ardant, devenue sa compagne à la ville : il meurt le 21 octobre 1984.

QUELQUES TEXTES DE OU SUR FRANCOIS TRUFFAUT
Une certaine tendance du cinéma français
(article de François Truffaut, Cahiers du cinéma n°31, mars 1954)
«Si le Cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. Ces dix ou douze films constituent ce que l’on a joliment appelé la Tradition de la Qualité, ils forcent par leur ambition l’admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l’an les couleurs de la France à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement médailles, lions d’or et grands prix (…)
Il n’y a guère que sept ou huit scénaristes à travailler régulièrement pour le cinéma français. Chacun de ces scénaristes n’a qu’une histoire à raconter et comme chacun n’aspire qu’au succès des « deux grands » (Aurenche et Bost), il n’est pas exagéré de dire que les cent et quelques films français réalisés chaque année racontent la même histoire : il s’agit toujours d’une victime, en général un cocu. (Ce cocu serait le seul personnage sympathique du film s’il n’était toujours infiniment grotesque: Blier-Vilbert, etc.). La rouerie de ses proches et la haine que se vouent entre eux les membres de sa famille, amène le « héros » à sa perte; l’injustice de la vie, et, en couleur locale, la méchanceté du monde (les curés, les concierges, les voisins, les passants, les riches, les pauvres, les soldats, etc.). (…)
Il est toujours bon de conclure, ça fait plaisir à tout le monde. Il est remarquable que les  » grands  » metteurs en scène et les  » grands  » scénaristes ont tous fait longtemps des petits films et que le talent qu’ils y mettaient ne suffisait pas à ce qu’on les distinguât des autres (ceux qui n’y mettaient pas de talent). Il est remarquable aussi que tous sont venus à la qualité en même temps, comme on se refile une bonne adresse. (…)
Certes, il me faut le reconnaître, bien de la passion et même du parti pris présidèrent à l’examen délibérément pessimiste que j’ai entrepris d’une certaine tendance du cinéma français. On m’affirme que cette fameuse école du réalisme psychologique « devait exister pour que puissent exister à leur tour Le Journal d’un curé de campagne, Le Carrosse d’or, Orphée, Casque d’or, Les Vacances de Monsieur Hulot. Mais nos auteurs qui voulaient éduquer le public doivent comprendre que peut-être ils l’ont dévié des voies primaires pour l’engager sur celles, plus subtiles, de la psychologie, ils l’on fait passer dans cette classe de sixième chère à Jouhandeau mais il ne faut pas faire redoubler une classe indéfiniment ! »

Le credo de Truffaut-Ferrand dans La Nuit américaine
Le metteur en scène s’adresse à son jeune acteur Alphonse (Jean-Pierre Léaud) , qui est déprimé et veut arrêter le tournage, car il a des déboires sentimentaux.
«Je sais, il y a la vie privée…mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends, des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans notre travail de cinéma».

La rupture Jean-Luc Godard/François Truffaut :
échange de lettres au moment de la sortie de La Nuit américaine
JLG à FT :
«J’ai vu hier La Nuit américaine. Probablement personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce n’est pas plus une injure que fasciste, c’est une critique et c’est l’absence de critique où nous laissent de tels films, ceux de Chabrol, Ferreri, Delannoy, Renoir,…dont je me plains . Tu dis sont de grands trains dans la nuit, mais qui prend le train, dans quelle classe? Menteur, car le plan de toi et de Jacqueline Bisset (principale actrice du film, avec qui Truffaut entretenait une liaison à l’époque) l’autre soir au restaurant n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit américaine ».

FT à JLG
«Je me contrefous de ce que tu penses de La Nuit américaine, ce que je trouve lamentable de ta part c’est d’aller voir, encore aujourd’hui, des films comme celui-là, des films dont tu connais à l’avance le contenu qui ne correspond ni à ton idée du cinéma ni à ton idée de la vie. (…) Tu as toujours eu, cet art de te faire passer pour une victime, comme Michel Drach, comme Cayatte, comme Boisset, victimes de Pompidou, de Marcellin, de la censure , des distributeurs à ciseaux, alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux et surtout préserver l’image pure et dure que tu veux entretenir (…) L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie. Il te faut jouer un rôle et que ce rôle soit prestigieux. Toi c’est le côté Ursula Andress, 4 minutes d’apparition, le temps de se laisser déclencher les flashes, les deux trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. Comportement de merde, de merde sur un socle ».

Truffaut vu par Depardieu :
«Il y a autour de toi une légende tenace. On évoque ton angélisme, ton bongarçonisme. La saga Doinel sans doute. J’en vois partout des Doinel aujourd’hui. Les hommes se doinelisent, rabâchent leur nom devant leur glace : Antoine Doinel, Antoine Doinel…
Là , je sens que tu te marres. Un vrai rire de voyou. C’est ce que tu es, d’abord un voyou. Je le sais bien, moi. Comme on dit malgré les honneurs et le temps, on ne peut pas changer les rayures du zèbre. Voyou, pas loubard. Un loubard, c’est lourd. Toi tu es ce voyou noble qui regarde le monde avec un angle de 360° et plus. Un voyou aérien, allègre, acéré (…) Comme tous les voyous, tu étais diplomate. Je t’ai connu aussi diplomate dans la vie. Tu étais devenu intouchable dans la presse, dans les médias. Tu étais devenu une véritable institution, toi qui fus un jeune critique pourfendeur de réputations établies».

Les deux Truffaut, selon Serge Daney (à propos de La Femme d’à côté, 30 septembre 1981)
« Il y a deux Truffaut, Un Truffaut-Jekyll et un Truffaut-Hyde, qui depuis plus de vingt ans, font mine de s’ignorer. L’un respectable et l’autre louche. L’autre rangé l’autre dérangeant. (…) Le Truffaut-Jekyll plaît aux familles. Il les rassure : il y a toute série de film signés François Truffaut, qui ne sont rien moins que la tentative, plus ou moins réussies de recomposer des familles (…).
Le Truffaut-Hyde est tout le contraire. Asocial, solitaire, passionné à froid, fétichiste. Il a tout pour faire peur aux familles car il les ignore absolument. Il y a ainsi toute une série de films signés François Truffaut centrés sur des couples bizarres et stériles, dégageant un fort parfum de cadavre ou d’encens. Des couples composés d’un homme et d’une effigie : femme vivante ou morte, image de femme, défilés de femmes…les films de cette série furent toujours des semi-échecs commerciaux et la maison Truffaut, soucieuse de son image de marque, fit en sore que la branche Hyde ne sorte pas trop souvent ».

La place de Truffaut dans le cinéma vu par Serge Daney, (Libération, octobre 1984)
«Il est encore difficile de «situer» Truffaut dans l’histoire du cinéma. Peut-être parce qu’on est en droit de penser qu’il a perpétué l’art de ses maîtres mais il est probable qu’il est, à l’aune du cinéma français actuel, un maître. Petit ou grand, il est trop tôt pour le savoir. Dans le double paradoxe d’un faux révolté qui devient une figure légitime et d’un homme fait pour durer qui meurt beaucoup trop tôt, il y a sans doute quelque chose que nous ne voyons pas encore et que l’avenir éclairera.
Truffaut est à coup sûr, avec quelqu’un comme Chabrol ou Godard, l’un des derniers artisans du cinéma français. Et les films qui «resteront» ont toutes les chances d’être ceux où cet artisanat respirait le plus librement.
Plaisir de faire du cinéma comme on exerce un métier, le plus beau des métiers, en s’obligeant à penser positivement, et en respectant la loi du spectacle. Quitte à regarder vers le passé et ne rencontrer ses propres fantômes qu’une fois de temps à autre. »

TRUFFAUT PAR CYCLES…

Le cycle autobiographique
-les quatre cent coups
-La nuit américaine
-L’homme qui aimait les femmes
Le cycle Doinel
-les quatre cent coups
-Antoine et Colette (court métrage)
-Baisers volés
-Domicile conjugal
-L’amour en fuite
Le cycle littéraire
Romans
-Jules et Jim (Henri-Pierre Roché)
-Farenheit 451 (Ray Bradbury)
-Les deux Anglaises et le continent
(Henri-Pierre Roché)

Littérature policière

Tirez sur le pianiste (David Goodis)
La mariée était en noir (William Irish)
La sirène du Mississipi (William Irish)
Une belle fille comme moi (Henry Farrel)
Vivement Dimanche (Charles Williams)

Le cycle enfance
-Les quatre cent coups
-l’Enfant sauvage
-L’argent de poche

Le cycle film historique
-Jules et Jim
-l’Enfant sauvage
-Histoire d’Adèle H.
-Le dernier métro

Quelques textes à propos de M Le Maudit

Comment Fritz Lang présente son film…
« Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, M n’était pas tiré de la vie de l’infâme assassin de Düsseldorf, Peter Kürten. Il se trouve qu’il avait juste commencé sa série de meurtres pendant que Thea Von Harbou et moi étions en train d’écrire le scénario. Le script était terminé bien avant qu’il ne soit pris. En fait, la première idée du sujet de M m’est venue en lisant un article dans les journaux en quête d’un point de départ pour une histoire. A cette époque, je travaillais avec la « Scotland Yard » de Berlin (à Alexenderplatz) et j’avais accès à certains dossiers dont la teneur était assez confidentielle. C’étaient des rapports sur d’innommables assassins comme Grossmann de Berlin, le terrible ogre de Hanovre (qui a tué tant de jeunes gens) et d’autres criminels de même acabit. Pour le jugement, dans M, je reçus l’aide inattendue d’une organisation de malfaiteurs parmi lesquels je m’étais fait des amis au début de mes recherches sur le film. En fait, j’ai utilisé douze ou quatorze de ces hors-la-loi, qui n’étaient pas effrayés à l’idée d’apparaître devant ma caméra car ils avaient déjà été photographiés par la police. D’autres auraient bien aimés m’aider, mais ils n’ont pas pu le faire, parce qu’ils n’étaient pas connu des brigades criminelles . J’étais en train de finir le tournage des scènes où se trouvaient donc de véritables malfaiteurs, quand j’ai été informé que la police arrivait. Je l’ai dit à mes amis mais en les priant de rester pour les deux dernières scènes. Ils acceptèrent tous et j’ai tourné très rapidement. Quand la police arriva, mes scènes étaient déjà dans la boite et mes « acteurs » avaient tous disparu dans le décor. »
(Fritz Lang, « la nuit viennoise », Cahiers du Cinéma n°179, juin 1966)

L’interprétation d’un historien du cinéma :
« On a coutume de réduire M le Maudit à son anecdote, c’est à dire de n’y voir que le cas pathologique offert par un assassin d’enfants, cas admirablement exposé et incarné par Peter Lorre avec une science de comédien qui tient du génie. On sait qu’un fait divers se trouve à la base du scénario. Il s’agit d’un sadique qui répandit la terreur en Allemagne en 1925 et qu’on désignait sous le nom de « Vampire de Dusseldorf ».
Cette manière d’envisager une œuvre (…) en diminue singulièrement la portée. Car Le Maudit dépasse de loin la simple description d’une névrose individuelle pour cristalliser, avec une violence expressive exceptionnelle, à la fois l’esprit d’une époque et celui d’une société définie : en 1931, il possédait des accents prophétiques. Le caractère du meurtrier de petites filles qui se met à siffler l’air de Peter Gynt de Grieg lorsqu’il entre en crise, ne peut pas s’expliquer en effet uniquement par des considérations d’ordre psychologique.
Cet homme, rongé par la solitude et le désœuvrement, qui rôde autour des préaux et qui offre aux enfants des sucreries ou des ballonnets, est un homme qui souffre d’abord d’un mal social. En lui, les contradictions d’un régime économique et politique atteignent un stade de virulence dangereuse et sa maladie psychique n’est en définitive que celle, personnalisée, de la la république de Weimar agonisante le long de ces rues sans joie, de ses files de chômeurs, tandis que sous le couvert du socialisme, le nationalisme revanchard plante les premiers jalons de « l’ordre nouveau ».

   En face de l’anarchisme de la pègre qui lentement passe à l’organisation d’une société dans la société, d’un groupe humain fondant ses propres lois et sa propre justice contre les lois et la justice de l’Etat (afin de prendre, seul, et dans le mépris, l’initiative d’écraser ceux qu’il désigne comme des cloportes) se dressent les pouvoirs policiers avec leur bureaucratie et leurs méthodes scientifiques d’investigation. Les crimes du « maudit » aboutissent donc moins à briser les règles d’une morale qu’à troubler et à dévoiler, en même temps que de primaires désirs, les relations de l’autorité avec la misère et les réactions d’un peuple en loques devant les commissaires flanqués de leurs chiens, de leurs agents en uniforme, et dirigeant les opérations par le moyen de téléphone. Simultanément, l’appareil policier ne manque pas de donner d’inquiétants signes de faiblesse tandis que du côté des hors la loi se reconstitue une hiérarchie, illustrée par le chef ganté de noir, portant manteau de cuir et chapeau melon.
Entre l’administration gouvernementale oppressive et le « Lumpenproletariat » qui se rassemble autour des meneurs, il y a la masse que constituent les classes moyennes, les politiciens de brasserie qui fument de gros cigares et boivent des bières pour se donner le sentiment d’exister, ceux-là même qui, le moment venu, n’hésiteront pas à se ranger du côté de l’oppression, à lancer la jeunesse dans les carnages au nom de la pureté de la race et de l’espace vital revendiqué par le pangermanisme. Rarement un film n’a su déployer avec de telles nuances l’analyse spectrale d’un milieu capté globalement, à l’instant d’une brutale mue historique.
(Freddy Buache, Le cinéma allemand 1918-1933, 5 Continents-Hatier, 1984 )

La vision de Siegfried Kracauer :
« Cette confession (celle de M à la fin du film) marque clairement que le meurtrier appartient à une vieille famille de personnages du cinéma allemand. Il ressemble à Baldwin de L’étudiant de Prague, qui succombe lui aussi à l’attrait de son autre lui-même diabolique : et c’est un rejeton direct du somnambule Cesare (in Le cabinet du docteur Caligari) . Comme Cesare, il vit dans la tentation de tuer. Mais tandis que le somnambule se soumet inconsciemment au pouvoir supérieur du Dr Caligari, l’assassin d’enfants, se soumet à ses propres impulsions pathologiques et en outre, il est pleinement conscient de cette soumission contraignante. La manière dont il le reconnaît, révèle ses affinités avec tous les personnages dont l’ancêtre est le philistin de La Rue. Le meurtrier est le chaînon entre deux familles cinématographiques ; en lui, les tendances incarnées par le philistin et le somnambule fusionnent. Il n’est pas simplement un composé fortuit de l’habituel tueur et du petit bourgeois soumis : selon sa confession, ce Cesare modernisé est un tueur en raison de sa soumission, Caligari se trouvant en lui-même. Son apparence physique renforce l’impression d’une totale immaturité-une immaturité qui compte également pour la croissance exubérante de ses instincts meurtriers.
Dans son exploration de ce personnage, M le Maudit confirme la morale de L’Ange bleu : à savoir que dans le sillage de la régression, de terribles flambées de sadisme sont inévitables. Ces deux films sont issus de la situation psychologique de ces années cruciales et tous deux anticipent ce qui allait advenir sur une vaste échelle, à moins que les gens ne se libérassent des spectres qui les poursuivaient. Le modèle n’est pas encore en place. Dans les scènes de rue de M Le Maudit, des symboles aussi familiers qu’une spirale tournante dans la devanture d’un opticien et le policier guidant un enfant à travers la rue, sont ressuscités. La combinaison de ces thèmes avec celui d’une poupée sautillant sans cesse de haut en bas, révèle l’oscillation du film entre les notions de l’anarchie et de l’autorité. »
(Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Une histoire du cinéma allemand 1919-1933, Champs contre Champs, Flammarion, première édition : 1946, rééditions : 1973,1987)

L’analyse d’un historien :
« les historiens du cinéma , à la suite de S. Kracauer, ont vu dans le film une sorte de reflet de la société dans lequel, ici, les truands représentent les nazis et leur chef Schrenke serait le Führer. De fait, grand amateur de cinéma, Hitler a été fasciné par la figure de Schrenke et un regard attentif aux actualités allemandes de 1931-1934 témoigne qu’il a adopté certaines postures et même des gestes de Schenke, avec son coude, par exemple, ou par sa manière de s’interrompre quand il parle . Fritz Lang a exercé aussi un certain ascendant sur les nazis, et comme on le sait, Goebbels lui a proposé en 1933, bien qu’il fût Juif, de prendre la direction du cinéma allemand. Mais Fritz Lang a jugé plus sage d’émigrer.
Cette contre société (nazie) au cœur de la république de Weimar, transcrite sous la forme d’une contre-société (de truands) au sein de cette même société, voilà qui, dans le film de Fritz Lang, n’est pas du tout affecté d’un signe négatif. Le truand Horst Wessel était-il un criminel, qui est devenu le héros d’un hymne nazi ? Dans le film, le gang est organisé de façon très hiérarchique, ses membres sont lucides, efficaces. A l’inverse, les représentants de l’État peuvent être intelligents mais ils ne sont pas aussi nets, ils n’inspirent pas une confiance absolue. Les premiers pourraient prendre la place des seconds, ils se ressemblent et le spectateur ne protesterait pas…Tel est le sens du fameux montage parallèle dans lequel les deux groupes –la police et les criminels- essaient simultanément, et en se concurrençant- mais sans le savoir- de trouver le criminel.
Le film soulève aussi le problème de la responsabilité individuelle et de la justice collective. M est un criminel qui ne se contrôle pas ; c’est un malade, est-il responsable ? A leur façon, tous les délinquants sont, aussi, des malades. Or la Cour des truands, qui va juger le meurtrier, ne le pense pas. Ils estiment que si on le libère, il recommencera à tuer les petites filles. Ils expriment ainsi le sentiment populaire, en faveur de la peine de mort, car ils voudraient exécuter tout de suite le criminel sur qui ils ont mis la main. De fait, après 1933, le régime nazi agira ainsi, qui exterminera les handicapés et les malades incurables, insistant sur le fait qu’il vaut mieux construire des habitations pour les travailleurs que dépenser cet argent à soigner les incurables. Or, à la fin du film, Fritz Lang –ou Thea Von Harbou sa compagne qui était nazie- ont placé un carton qui indique, après que le dernier plan eut montré la police soustraire le criminel aux truands qui le jugeaient : « Et maintenant, nous devons surveiller nos enfants »-, ce qui manifeste la méfiance des auteurs du film vis à vis de la démocratie de Weimar et trahit leur idéologie. Les plébéiens au pouvoir après 1933 n’ont pas prétendu appliquer les droits de l’homme de 1789, le droit de se défendre en justice.
Un autre trait intéressant apparaît dans l’analyse que fait Fritz Lang. Si le montage parallèle révèle clairement que les deux sociétés, chacune avec son code et ses méthodes, sont à la fois similaires et différentes et nous voyons aussi qu’elles ne fonctionnent pas de la même façon.
Pour retrouver le criminel, l’État et la police utilisent des techniques sophistiquées et font appel à la science, la géométrie, la chimie. L’institution s’appuie sur le savoir. Au contraire, les truands et plus encore les mendiants, qui leur sont associés, emploient plutôt leurs sens, leur instinct pour pister le criminel. Ainsi, c’est un aveugle qui le découvre, parce qu’il a reconnu la façon dont il sifflotait.
Cette analyse du film révèle donc une opposition cachée, latente, entre instincts et institutions, glorifiant ainsi la légitimité et la valeur de la contre-culture, celle des marges, libre et naturelle, pleine de vitalité alors que celle de l’Etat et de la démocratie est impuissante et peu crédible.
Ainsi ,dans M. , le fait divers devient le prétexte, volontaire ou non, d’une analyse d’une société et d’un des problèmes qu’elle n’arrive pas toujours à résoudre : les motivations des criminels, la façon dont ils sont différemment perçus (…).
Fritz Lang est sans doute le premier cinéaste qui ait su, grâce au fait divers, faire une analyse scientifique d’un cas de société. Il est ainsi le plus grand des cinéastes historiens »
(Marc Ferro, Cinéma et Histoire, Éditions Folio, première édition 1977, réédition 1993)

le cinéma allemand des années 1920 aux années 1930 (filmographie)

Ernst Lubitsch :
Madame Dubarry, 1919
Anne Boylen, 1920

Le cinéma expressionniste allemand :
Le cabinet du docteur Caligari (Das Kabinett des Doktors Caligari), Robert Wiene, 1919
Le Golem (der Golem), Paul Wegener, 1920
Le cabinet des figures de cire (Wachsfigurenkabinett), Paul Leni, 1924

Le retour au réel :
Le Kammerspeile :
La nuit de la Saint Sylvestre (Sylvester), Lupu Pick, 1923
Variété, Edwald Andreas Dupont, 1924
Le dernier des hommes (Der letze Mann), Friedrich Wilhelm Murnau, 1924
Le journal d’une femme perdue (das Tagebuch einer Verlorenen), Georges Wilhelm Pabst, 1928
Les films de rue :
La Rue (Die Strasse), Karl Grüne, 1923
La Rue sans joie (Die freudlose Gasse), Georges Wilhelm Pabst, 1925
-Asphalt, Joe May, 1929
La « nouvelle objectivité »
Berlin , symphonie d’une grande ville (Berlin, Symphonie einer Grosssatdt), Walter Ruttmann, 1927
Les Hommes le dimanche (menschen am Sonntag), Robert Siodmack, Edgar G. Ulmer, Billy Wilder, 1929
Berlin Alexanderplatz, Phil Jutzi, 1931
Ventres glacés (Khüle Wampe), Slatan Dudow, 1932

Les « grands maîtres »du cinéma allemand
Friedrich Wilhelm Murnau
Nosferatu le Vampire (Nosferatu, eine Symphonie des grauens), 1921
Le dernier des hommes (Der letze Mann), 1 924
Faust, 1925
Georges Wilhelm Pabst
La Rue sans joie (Die freudlose Gasse), 1925
Le journal d’une femme perdue (das Tagebuch einer Verlorenen), 1928
Loulou, 1929
Quatre de l’infanterie ( Westfront), 1930
L’Opéra de quat’sous (Dreigroschenoper), 1931
La tragédie de la Mine (Kameradschaft), 1931
Fritz Lang
Les Araignées (Die Spinnen), 1919
Les trois Lumières (Der Müde Tod), 1921
Le docteur Mabuse (Doktor Mabuse der Spieler), 1922
Die Nibelungen (deux parties : La mort de Siegfried et La vengeance de Kriemhilde), 1924
Metropolis, 1925
Les Espions (Spione), 1928
La Femme sur la lune (Frau im Mond), 1929
M Le Maudit (Mörder), 1931
Le testament du docteur Mabuse, 1933

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE :
-Fritz Lang, Les trois lumières, textes réunis par Alfred Eibel, Flammarion, Paris, 1988
-Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Flammarion, Paris, 1987
-Lotte Eisner, Fritz Lang, Cahiers du Cinéma, Paris 1984
-Lotte Eisner, L’écran démoniaque, Ramsay, Paris 1985
-Bernard Eisenschitz, Le cinéma allemand, Nathan, Paris 1999
-Michel Marie, M Le Maudit, Nathan Synopsis, Paris 1996

Les Quatre Cents Coups : à la recherche des origines

Les Quatre Cents Coups, un film de François Truffaut

France, 1 heure 33, 1959

Interprétation : Jean-Pierre Léaud, Claire Maurier, Albert Remy

Synopsis :

Largement autobiographique, le film raconte l’enfance difficile d’Antoine Doinel, ses relations avec ses parents, ses petits larcins qui lui vaudront d’être enfermé dans un centre pour mineurs délinquants.

À la fin des années 1950, Antoine Doinel, 12 ans, vit à Paris entre une mère peu aimante et un beau-père futile. Il plagie la fin de La Recherche de l’absolu lors d’une composition de français. Le professeur lui attribue la note zéro au grand désarroi d’Antoine, qui, en fait, se rappelait involontairement le passage qu’il avait lu récemment.

Antoine Doinel éprouve une admiration fervente pour Honoré de Balzac. Il lui a consacré un autel, une bougie éclaire un portrait de l’écrivain et met le feu à un rideau, provoquant la colère de son beau-père. De plus, malmené par un professeur de français autoritaire et injuste, il passe, avec son camarade René, de l’école buissonnière au mensonge. Puis c’est la fugue, le vol d’une machine à écrire et le commissariat. Ses parents, ne voulant plus de lui, le confient à l’« Éducation surveillée ». Un juge pour enfants le place alors dans un Centre d’observation où on le prive même de la visite de son ami René. Profitant d’une partie de football, Antoine s’évade. Poursuivi, il court à travers la campagne jusqu’à la mer.

 Les 400 coups :   à la recherche des origines

Quand Truffaut réalise Les 400 coups, il sait qu’il est « attendu au tournant »…Il n’est pas le premier de l’équipe des Cahiers du cinéma à « être passé à l’acte » (Chabrol a déjà réalisé Le Beau Serge et Les Cousins, sortis début 1959) ,mais il est à coup sûr un des plus contestés, dépeint par ses ennemis comme « un criti­que acariâtre qui s’est assuré une irritante publicité ».
Truffaut et ses amis des Cahiers (Bazin, le « guide », mais aussi Chabrol, Godard, Rivette, Rohmer…) se révoltent alors contre le cinéma « de qualité » des années 1950, et avec quelle violence! En 1959, Godard apostrophe ainsi les réalisateurs « académiques »: »vos mouvements d’appareil sont laids parce que votre sujet est mauvais, vos acteurs jouent mal parce que vos dialogues sont nuls,en un mot,vous ne savez pas faire de cinéma parce que vous ne savez plus ce que c’est ». Pour ces « jeunes Turcs », le cinéma est le fait d’UN auteur, le metteur en scène,qui a droit à toutes les audaces,et notamment celle de contester les traditions (dialogues « écrits », décors de studio,sujets littéraires…).Comme le dit C.J.Philippe, leur admiration va à des « cinéastes s’exprimant délibérément à la première personne »(Renoir,Vigo,Gance entre autres pour la France).
Aussi, pour leurs premiers pas dans la réalisation, les cinéastes du groupe veulent affirmer avec force leur personnalité, en rompant avec la production courante de l’époque.
A propos du sujet de leurs films, il ne saurait être question de copier le cinéma américain qu’ils apprécient tant…Ces débu­tants ne s’y risqueront pas,en tout cas pas tout de suite. Par contre,ils vont parler de ce qu’ils connaissent bien, leur province d’origine (Le Beau Serge de Chabrol, Lola de Jacques Demy…), Paris (A bout de souffle de Godard, Paris nous appartient de Rivette…), leur adolescence (Les 400 coups), en bref les sujets qu’ils pour­ront traiter avec le plus de « naturel »…
Le film de Truffaut s’inscrit bien dans ce cinéma à la premiè­re personne du singulier,et il le fait d’autant plus que son ado­lescence « lui pèse sur le cœur ». Pour lui, »l’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes qui ont mauvaise mémoire » et il s’insurge contre la façon mièvre et artificielle des films de l’époque traitant le sujet (Chiens perdus sans collier de Delannoy, Jeux interdits de Clément). A l’inverse, Truffaut revendique la filiation de son film avec des œuvres comme Allemagne, année zéro de Rossellini, et aussi   de Jean Vigo,où les en­fants paraissent graves et sûrement pas « mignons »…

L’enfance
Truffaut s’inspire de sa propre enfance pour élaborer son scé­nario, et il n’est donc pas inutile de rappeler les grandes lignes de la vie du cinéaste, jusqu’au moment où il réalise Les 400 coups. François Truffaut naît le 6 février 1932, de Janine Montferrand et de père alors inconnu. Après un accouchement presque clandestin il est vite confié à une nourrice, alors que sa mère rencontre puis épouse Roland Truffaut le 9 novembre I933 (celui-ci reconnaît l’enfant).
Jusqu’au début des années I940, le petit François vit souvent chez ses grands-parents, en particulier chez Geneviève Montferrand qui habite dans le XIX° arrondissement de Paris,près de ses pa­rents. Cette femme cultivée semble avoir eu de l’influence sur le garçon et lui donne le goût de la lecture (plus tard, Truffaut pos­sédera la collection complète des petits fascicules Fayard…).
Vers 12 ans,]e garçon retourne définitivement chez ses parents, dans un appartement exigu de la rue Navarin,au cœur du quartier Montmartre (il n’y a que deux pièces et François dort dans le cou­loir). C’est vers cette époque qu’il apprend la vérité sur sa nais­sance en lisant le « journal » de Roland Truffaut. Ses parents qui travaillent tous les deux (Roland est dessinateur dans un cabinet d’architecte, Janine secrétaire au journal « L’Illustration ») ont peu de temps pour s’occuper de l’enfant et passent souvent le week-end à faire de la varappe, au club alpin de Fontainebleau, le laissant seul à Paris. François Truffaut commence alors une scolarité mouvementée, changeant fréquemment d’écoles, ne montrant des dons qu’en Histoire et en Français, matière où il excelle…Il multiplie aussi les fugues et va souvent se réfugier chez son ami Lacheney ou encore dans « les salles obscures »,très fréquentées en ces temps d’occu­pation.

La rencontre d’André Bazin
A 14 ans, Truffaut quitte définitivement l’école et entreprend une série de « petits boulots » (coursier, soudeur, grainetier), vivant souvent d’expédients (il vend ainsi toute la bibliothèque de son ami Lacheney, et se « rachète » en lui offrant une paire de chaussures volées à son père). C’est sans doute à ce moment que se situe l’épisode de la machine à écrire, subtilisée dans le bureau de Roland Truffaut. Dans la réalité,le vol n’est pas « découvert », et la machine est « écoulée » par un ami de sa mère!  Dans l’après-guerre, le jeune homme est plus que jamais passionné de cinéma et il fait la découverte « émerveillée » des films amé­ricains, arrivés massivement depuis les accords Blum-Byrnes de 1946 (il voit en particulier Citizen Kane de Welles, qui le »dés­intoxique des productions hollywoodiennes courantes), il fréquen­te alors assidûment les ciné-clubs, et finit par rencontrer André Bazin, figure alors déjà connue de la critique cinématographique… Ce personnage, qui va jouer un rôle essentiel dans la vie de Truffaut, a déjà une longue carrière: dans les années 1940, il a animé revues ou organismes s’occupant de cinéma (depuis 1944, il crée un »centre d’initiation cinématographique »dans le cadre de « Travail et Culture »). Sans essayer de résumer les idées de Bazin, il est important de rappeler qu’il est alors un des « penseurs » du cinéma. En particulier sur le problème du réalisme à l’écran, il préfère les cinéastes comme Welles, Renoir, qui pratiquent la profondeur de champ et le plan séquence et qui s’approchent le plus du « réalisme intégral », plutôt que ceux, comme Eisenstein ou Gance « qui brisent la continuité vraie de la réalité ». C’est aussi un « humaniste chrétien », proche de la revue Esprit : sur tous ces points son influence intellectuelle sur Truffaut n’est pas douteuse… En 1948, Truffaut décide de créer son propre ciné-club, » Cinémane » avec son ami Lacheney, dans une salle du boulevard Saint-Germain. Mais la seconde séance est catastrophique… François,qui avait annoncé Entracte de Clair, Le Chien andalou de Bunuel et Le sang d’un poète de Cocteau, avec la présence de l’auteur (!), ne peut tenir ses promesses, et doit rembourser les spectateurs. Après ce dernier incident, Roland Truffaut excédé, traîne son fils au com­missariat. Après une enquête plutôt défavorable sur les parents, le jeune homme est envoyé au »Centre d’observation des Délinquants Mineurs » de Villejuif .Dans cet endroit,qui tient de l’asile et de la maison de correction, Truffaut reste 5 mois,quasi isolé, à part quelques visites de sa mère. Mais c’est finalement André Bazin qui lui permet de sortir en lui procurant un emploi à « Travail et Culture ».

Les débuts aux « Cahiers »
La suite de la biographie de Truffaut est plus connue, car elle appartient à l’histoire, pour ne pas dire la légende de la « Nouvelle Vague ».  Truffaut est d’abord « pris en mains » par André Bazin: il vit chez lui à Bry-sur-Marne et, avec son aide, collabore à quelques journaux de l’époque .Cette période est quand même troublée par un « amour malheureux » (la Colette d’ Antoine et Colette) qui le pousse à s’engager dans l’armée en 1951, c’est-à-dire en pleine guerre d’Indochine! Après avoir déserté lors d’une permission à Paris, il est déclaré insoumis et finalement réformé pour « instabi­lité caractérielle », grâce à l’intervention de Bazin. Ensuite, il écrit régulièrement, à partir de 1953, dans les Ca­hiers du cinéma, la célèbre revue à couverture jaune, fondée par son protecteur. Là, il noue de solides amitiés (Chabrol, Rivette, Rohmer…) et surtout participe -bruyamment sinon brillamment- à l’attaque en règle de ces jeunes critiques contre le cinéma fran­çais d’après-guerre (en particulier, l’article-manifeste, paru en 1954,dans le numéro 31 des Cahiers, sous le titre « Une certaine tendance du cinéma français » est signé par Truffaut…). Au milieu des années I950, Truffaut et d’autres membres de l’équi­pe des Cahiers,songent sérieusement à passer à la réalisation: ainsi,il est assistant de Rossellini en 1956 (pour des projets non aboutis…), écrit le scénario d’ A bout de souffle, et en 1957,tourne un court métrage, Les Mistons,avec Bernadette Laffont et Gérard Blain. En novembre 1958, alors qu’André Bazin meurt, Truffaut commence le tournage des 400 Coups

Le film et la vie. La mère et le père
En évoquant -rapidement- la vie de François Truffaut, on aura mesuré le caractère autobiographique des 400 Coups. I1 n’est pas inutile cependant d’approfondir certains points que le film met particulièrement en valeur. D’abord, le film expose largement les rapports difficiles de Truffaut avec ses parents. Comme il le dit lui-même, le problème n’est pas qu’il ait été maltraité pendant son adolescence, mais bien plutôt qu’il n’ait pas été traité du tout!  Cette indifférence est surtout mal vécue lorsqu’elle vient de sa mère: « ma mère ne me supportait pas, je n’avais pas le droit de jouer, ni de faire du bruit, il fallait que je fasse oublier que j’existais… » Dans le film, sa mère semble ainsi surtout préoccu­pée de savoir « comment se débarrasser du gosse » (qui n’est d’ailleurs jamais appelé par son prénom), en particulier pour les week-ends. Les griefs de Truffaut transparaissent même dans une modifica­tion du scénario initial. Dans la réalité, le réalisateur a bien eu un oncle arrêté et déporté par les Allemands et il s’est servi de cette histoire pour excuser une de ses absences à l’école (« Mon père est mort », a-t-il alors expliqué…). Mais cette ver­sion, qui est encore celle du premier scénario, est modifiée dans le montage définitif : c’est maintenant sa mère que le jeune Antoine décide de « tuer ».
Cependant, l’attitude de Truffaut envers sa mère est ambiguë. Comme le raconte son ami Lachenay, « il admirait beaucoup sa mère qui était très belle. Je crois qu’il en était amoureux ». Dans le film, Antoine ne semble pas vraiment indigné par l’infidélité de sa mère. I1 est heureux de partager ce secret avec elle, contre le père-intrus, même si cette connivence n’est pas désintéressée (je ne dis rien sur ta liaison, tu te tais sur mes absences).Un peu plus tard, après une fugue, Antoine conclut avec sa mère un autre « contrat », sur son travail scolaire (« On peut avoir de petits secrets, tous les deux »). I1 fait alors tous ses efforts à la satis­faire, même si le résultat est compromis par la découverte du plagiat… Toutes les occasions sont bonnes pour nouer ou renouer avec une mère d’autant plus attirante qu’elle se dérobe.
Quant a son père, Truffaut « l’exécute » plus par le ridicule, sans le rendre complètement antipathique. Comme le dit G. Franju, « voilà un type qui est cocu, il ne s’en aperçoit pas: il ne se rend compte que d’une chose:on lui a pris son guide Michelin ». Mais, même s’il peut se montrer parfois chaleureux avec l’enfant, le père, désarmé et peut-être soulagé, finit par confier Antoine à un Centre de délinquants. On peut rêver un endroit plus chaleureux pour un adolescent à problème…

L’amitié
Face à cette indifférence familiale, Truffaut cherche refuge dans l’amitié et aussi dans le cinéma, et le film s’en fait largement l’écho. Il trouve d’abord du réconfort auprès de son « alter ego », Ro­bert Lacheney (René dans le film), qu’i1 rencontre à l’école de la rue Milton en 1943. Celui-ci, qui a 12 ans et qui est redoublant est placé à côté de François par l’instituteur, qui commente: »Vous ferez la paire… ». Le jeune Robert vient d’une famille originale. Le père, grand bourgeois, secrétaire du Jockey Club, joue …et perd souvent aux courses; la mère, ancienne danseuse, est alcoolique .Autant dire que les parents Lacheney, qui habitent un très vaste appartement aux entrées multiples, laissent une grande liberté à leur fils.
Rapidement, les deux garçons prennent conscience de la simi­litude de leur situation familiale. « on n’était vraiment que tous les deux, pour se tenir lieu de famille, on s’épaulait dans notre solitude », dit. Lacheney. De fait, leur complicité grandit, lors de multiples discussions, souvent littéraires, et le jeune François trouve refuge dans le grand appartement des Lacheney, tout à fait comme le raconte le film.

Le cinéma
Parmi leurs activités communes, le cinéma prend une place en­vahissante. François et Robert (comme Antoine et René) s’y rendent pendant les heures de cours ou le soir, en tout cas en cachette: «  »mes premiers deux cents films, je les ai vus en état de clandes­tinité », raconte Truffaut. Pendant la guerre,il se souvient de quel­ques »chocs cinéphiliques », le plus souvent de films français (pas de films allemands par principe, pas de films américains à cause de la censure…): Les Visiteurs du soir en 1942 , Le Corbeau , vu cinq ou six fois entre 1943 et 1945, Le Roman d’un tricheur, quatre fois de suite, après des problèmes familiaux! Il commence aussi à se constituer une série de dossiers (près de 300, d’Alle­gret à Zimmermann) illustrés avec les photos volés dans les halls de cinéma.
Comme l’a dit Truffaut bien plus tard, cette « cinéphilie pres­que boulimique » répondait à un besoin:le cinéma n’est pas seulement un refuge mais lui a fourni une culture de substitution, remplaçant celle de l’école qu’il rejetait (« tout ce que je sais je l’ai appris par le cinéma,à travers les films »). Même son univers affectif est marqué par ce monde d’images, où tout va tellement mieux. Ferrand-Truffaut, dans La Nuit américaine, dit poétiquement à Alphonse-Léaud : »les films sont plus harmonieux que la vie (…) Les films avancent comme des trains,des trains dans la nuit. » Aussi Truffaut peut-il affirmer: » Avec le recul, l’aspect névro­tique de mon amour pour le cinéma ne fait aucun doute. J’aurais à peine l’impression d’exagérer en disant que le cinéma m’a sau­vé la vie. »

Distorsions
Mais Truffaut a dû, pour différentes raisons, prendre quelques distances avec sa biographie sur des points parfois importants.  Ainsi, il y a quelques transpositions et contractions de temps. En particulier, le séjour au Centre a lieu alors qu’il a 16 ans, après 1′ incident du Ciné-club, et non après le vol de la machine à écrire. Plus important encore, le film ne propose pas de fin « heureuse » et ne mentionne pas d’intervention « miraculeuse »(com­me le fut celle d’André Bazin à cette époque de sa vie), comme si Truffaut voulait délibérément écarter tout dénouement trop invraisemblable et surtout trop optimiste…Le contexte historique décrit par Truffaut n’est pas celui qu’il a connu dans son adolescence. Comme il l’a avoué par la suite, il n’a pas osé dépeindre l’Occupation, car il se jugeait encore trop inexpérimenté (Il appréciait Le Corbeau de Clouzot, et même La Traversée de Paris de son « ennemi juré » Autant-Lara, films qui rendaient bien, selon lui, la noirceur de ces années-là).
Or, cette période de l’Occupation a eu une profonde influence sur le jeune Truffaut. Ainsi,plus tard, il évoque l’atmosphère « trou­ble » de son quartier,où il c6toie la pègre, souvent liée à la Gestapo (Lafont…). Il parle aussi du silence pesant et lâche des adultes, quand des enfants juifs disparaissent à l’école, ou quand son oncle est arrêté. I1 se souvient du temps des commerçants triomphants: »j’entrais en tremblant dans les boutiques-on y envoyait toujours les gosses pour mendier- au point que maintenant encore, je suis étonné quand un commerçant est aimable ». Autant dire que l’Occupation lui a donné « une vision horrible des adul­tes ». Enfin, pour cet adolescent, les aspects sexuels de cette épo­que sont troublants: »les gens faisaient l’amour dans la rue, il y avait des couples sous les porches ».
Le film évoque rapidement aussi un aspect pourtant essentiel pour Truffaut, le problème de sa bâtardise. On sait, par sa corres­pondance, qu’il voulut en faire le ressort même du caractère d’An­toine, mais qu’il y a renoncé, sur les conseils de Marcel Moussy, son co-scénariste. Juste à la fin du film, la mère « avoue » au juge que son mari n’est pas le vrai père d’Antoine.  Pour Truffaut, ce problème est central:il n’est pas loin de penser que l’attitude distante de sa mère à son égard s’explique par les « mystères » de sa naissance, sans doute non désirée…Dans L’Homne qui aimait les  femmes, Truffaut fait dire à Bertrand Mo­rane: « tout le comportement de ma mère semblait dire: »j’aurais mieux fait de me casser la jambe, le jour où j’ai enfanté ce petit abruti ».
Par la suite, Truffaut va demander à une agence de détectives privés (celle de Baisers volés) de retrouver ses origines paternelles. Il apprend ainsi que son véritable père serait un dentiste, vivant dans l’est de la Fran­ce, d’origine israélite (et décédé en 1988). Le fait que son père ait été juif aurait été « mal vécu » dans sa famille maternelle plutôt bourgeoise et conser­vatrice: raison de plus pour taire la vérité (la mère de Truffaut accouche dans une institution religieuse, qui s’occupe en général des filles-mères…). Enfin, l’interprétation d’Antoine par Jean-Pierre Léaud ne traduit pas exac­tement l’adolescent qu’a été Truffaut .Le cinéaste a souvent raconté comment Léaud s’est imposé à lui. En fait,le jeune garçon « avait une vie aussi comple­xe que le personnage, ce qui fait qu’il comprenait tout ce que j’attendais de lui » (dans la séquence du Centre avec la psychologue, Jean-Pierre/Antoine accomplit une « performance » si parfaite que Truffaut renonce à un champ-contre­champ classique pour concentrer la caméra sur le seul garçon).  Mais la personnalité de Léaud va quelque peu modifier le personnage. Truf­faut se décrit comme un adolescent « sur la défensive », disant toujours « oui », mais faisant comme il l’entend, résistant aux adultes plutôt par la ruse. Il voit Antoine Doinel »plus fragile, plus farouche, moins agressif », mais c’est Jean-Pierre Léaud qui donne au personnage « sa santé, son agressivité, son courage », provoquant un courant de sympathie dans le public qui a surpris Truffaut, car il ne l’avait pas -consciemment- souhaité (pendant le tournage, il demande à Léaud de sourire le moins possible…). Finalement, ces quelques »distorsions » par rapport à la vie de Truffaut don­nent plus de force au film, qui prend un caractère plus universel .Comme l’a souligné le réalisateur, la situation vécue par Antoine est le lot de bien des adolescents…

La veine autobiographique
A sa sortie, le film accumule les succès, succès populaire (14 semaines d’ex­clusivité avec 260 000 entrées, ce qui est alors remarquable pour un long métra­ge sans vedette…), mais aussi succès critique (avec en particulier, le prix de la mise en scène au festival de Cannes en 1959).Certains ne se privent pas de se gausser de ce jeune homme, si prompt tantôt à dénoncer les festivals et leurs « magouilles », et aujourd’hui bien heureux d’obtenir leurs récompenses… Mais beaucoup, et pas toujours des inconditionnels, apprécient le ton de »cette confession mille fois plus émouvante que tous les drames inventés à grand ren­fort d’imagination par nos spécialistes du scénario » (Jean de Baroncelli, Le Monde,1959).
Plus surprenante va être l’attitude de Truffaut lui-même, à propos de son oeuvre. Dans ur article paru dans la revue Arts, peu de temps après la sortie du film, il précise: »Les 400 coups n’est pas un film autobiographique (…) Si le jeune Antoine Doinel ressemble parfois à l’adolescent turbulent que je fus (sic), ses parents ne ressemblent absolument pas aux miens, qui furent excellents (resic), mais beaucoup, par contre, aux familles qui apparaissaient dans les émissions de télévision de Marcel Mous­sy » (son co-scénariste).
Cette pudeur tardive de Truffaut répond peut-être au souci de protéger sa famille (ses parents n’ont sans doute pas vu le film mais  » en ont entendu parler »: ils divorcent en 1962…). Plus sû­rement, il faut y voir l’influence de la femme de Truffaut, Madeleine Morgenstern,qui goûte peu l’étalage de la vie privée de son mari dans les colonnes de la presse. Dans Domicile conjugal, Christine (interprétée par Claude Jade) commente le livre de son mari Antoine Doinel, Les Salades de l’amour: »je n’aime pas tellement cette idée de raconter sa jeunesse, de critiquer ses parents, de les salir (…) Une œuvre d’art ne peut pas être un règlement de comptes, ou alors ce n’est pas une œuvre d’art ».
Quelques années plus tard, Truffaut change d’attitude et revendique pleinement le caractère autobiographique de son film. A un journaliste qui lui deman­de s’il avait eu une enfance malheureuse, il répond: »j’ai eu celle d’Antoine Doinel dans Les 400 Coups; il n’y a pas eu d’exagération dans le film. En fait, j’ai eu l’impression d’avoir omis des choses qui auraient paru invraisembla­bles… » Et de s’insurger contre les journalistes qui estimaient sa vision des Centres de délinquants trop pessimiste: « il y avait une grande différence entre les lois qui protégeaient l’enfant, et les choses telles qu’elles se pas­saient en réalité. »
Plus tard encore, le cinéaste pose un œil critique sur son film, en s’ac­cusant d’avoir »grossi le trait »: « si je refaisais le film maintenant, il serait plus objectif:1es gosses paraîtraient plus sournois, les parents moins char­gés ;l’instituteur, je le montrerais débordé par le surmenage, avec une classe en surnombre. »
Même envers ses parents, Truffaut se montre plus compréhensif: « mes parents ont ressenti le film comme une grande injustice; c’est seulement maintenant que je me rends compte à quel point leur situation était difficile. On pourrait dire que le film a mis en dialogue tout ce qui n’avait jamais été dit dans notre vie ». Le réalisateur finit par « avouer » à quel point ce film est lié à son histoire: « c’est vraiment le film d’une époque de ma vie: réalisé trois ans plus tôt, il aurait été plus « révolté »: maintenant, je trouve que cela ressemble trop à un engrenage.

Truffaut  pouvait-il vraiment faire un autre film sur son adolescence en 1958? Le regard est dur, parfois « cruel », mais c’est cette »cruauté » qui a plu et convaincu le public et les critiques de l’époque… Les 400 Coups ont sans doute permis à Truffaut de régler ses comptes avec son adolescence et ses parents, mais ce film annonce aussi l’univers du cinéas­te, encore au début de sa carrière.
Sans prétendre qu’il est le »film qui contient tous les autres », l’œuvre indique déjà quelques pistes. D’abord, Les 400 Coups aborde plusieurs thèmes,sur lesquels le réalisateur va revenir: l’enfance et en particulier l’enfance malheureuse (L’Enfant sauvage, Une belle fille comme moi, L’Argent de poche), les rapports enfants/parents (L’Argent de poche, Adèle H.), l’absence et/ou la recherche du père (Les Deux Anglaises, Une belle fille comme moi, Adèle H), les rapports avec les femmes, la mère étant la première d’entre elles! ( tout le cycle Doinel, L’Homme qui ai­mait les femmes) et même le problème de l’écriture (Les Deux Anglaises, L’Hom­me qui aimait les femmes ). D’autre part, dès ce film, la veine autobiographique est clairement revendi­quée, après quelques hésitations dont nous avons parlé. Certes, après Les 400 Coups, Truffaut met quelques distances entre sa vie et son œuvre: il brouille les pistes et joue du personnage de Jean-Pierre Léaud, » fils spirituel », porte­ parole mais aussi…lui-même ( le cinéaste en arrive même à se dédoubler dans La Nuit américaine , où l’on retrouve Alphonse-Jean-Pierre et Ferrand-Truffaut). Il prend aussi du recul à l’égard du personnage d’Antoine Doinel, pour lequel il a d’ailleurs moins d’indulgence dans les autres films de la série (« je suis moins tendre pour les adultes que pour les adolescents »). Mais cette veine autobiographique ne disparaît nullement: « j’ai besoin de m’identifier, de me dire « j’ai été dans des circonstances comme çà ». Truffaut n’est d’ailleurs pas »présent »seulement dans les films du cycle Doinel, mais il s’investit dans bien d’autres personnages : le docteur Itard dans L’Enfant sauvage, Claude Roc dans Les Deux Anglaises, Ferrand dans La Nuit américaine, Bertrand Morane dans L’Homme qui aimait les femmes, Julien Davenne dans La Cham­bre verte, pour ne citer que les rôles les plus « transparents ».  Cet investissement personnel d’un auteur est certes fréquent, mais il prend un caractère presque « thérapeutique » chez Truffaut. Anne Gillain peut ainsi écrire que toute son œuvre est « un ques­tionnement inconscient d’une figure maternelle, distante, ambiguë, inaccessible », interrogation déjà présente -oh combien- dans Les 400 Coups.