Archives pour la catégorie FILMOGRAPHIES

Il s’agit d’un certain nombre de filmographies sur différents sujets ou périodes, qui en général sont liées à des articles publiés également sur ce blog.

La mémoire de la seconde guerre mondiale dans le cinéma français depuis 1945

FILMOGRAPHIE

L’immédiate après-guerre : le cinéma au service du mythe…
La Bataille du Rail ,René Clément, , 1946 (1 h 25)
Le Père tranquille, René Clément, 1946 (1 h 35)

Le temps du désenchantement
Le Silence de la Mer, Jean-Pierre Melville, 1946 (1h36 )
Jeux interdits, René Clément, 1952 (1h42)
Nuit et Brouillard, Alain Resnais, 1955 (32 minutes)
La traversée de Paris, Claude Autant Lara, 1956 (1h25)

De Gaulle au pouvoir : le retour du mythe ?
Paris brûle-t-il? , René Clément, 1966 (2 h 48)
L’armée des ombres, Jean-Pierre Melville, 1969 (2h30)
La grande vadrouille, Gérard Oury, 1966 (1h58)
Le vieil homme et l’enfant, Claude Berri, 1967 (1h30)

Le temps de la remise en cause : Le Chagrin et la pitié et après…
Le chagrin et la pitié, Marcel Ophuls, 1971 (4 h 10)
Section spéciale, Konstantinos Costa-Gavras, 1974 (2h)
Lacombe Lucien, Louis Malle, 1974 (2h15)
Un sac de billes, Jacques Doillon, 1975 (1h45)
M. Klein, Joseph Losey, 1976 (2h02)
Après l’apaisement, de nouvelles pistes
Le Dernier Métro, François Truffaut, 1980, (2h10)
Blanche et Marie, Jacques Renard, 1985 (1h32)
Au revoir, les enfants, Louis Malle, 1987 (1h43)
Une affaire de femmes, Claude Chabrol, 1988 (1h48)
Uranus, Claude Berri, 1990, (1h45)
L’œil de Vichy, Claude Chabrol, 1992 (1h50)
Pétain, Jean Marbeuf, 1992 (2h13)
Boulevard des Hirondelles, Josée Yanne, 1992 (1h30)
Le bateau de mariage, Jean-Pierre Ameris, 1993 (1h32)
Un héros très discret, Jacques Audiard, 1995 (1h47)
Lucie Aubrac, Claude Berri, 1996 (1h55)
Je suis vivante et je vous aime, Roger Kahane, 1998 (1h35)
Voyages, Emmanuel Finkiel, 1999 (1h55)
Laisser-passer, Bertrand Tavernier, 2002, (2h50)
Monsieur Batignole, Gérard Jugnot, 2002 (1h40)
Bon voyage, Jean-Paul Rappeneau, 2003 (1h55)
Les égarés, André Téchiné, 2003 (1h35)
Zone libre, Christophe Malavoy , 2005 (1h44)
On l’appelait Sarah, Gilles Paquet-Brenner, 2010 (1h51)
L’Armée du Crime, Robert Guediguian, 2009 (2h19)
La rafle, Rose Bosh, 2010 (1h55)

BIBLIOGRAPHIE
Livres généraux
-Catherine Gaston-Mathé, La société française au miroir de son cinéma, Arlea-Corlet, collection Panoramiques, 1996
-Michel Jacquet, Traveling sur les années noires, L’occupation vue par le cinéma français, Editions Alvik, 2004
Pierre Laborie, Le chagrin et le venin, éditions Bayard, 2011
-Suzanne Langlois, La Résistance dans le cinéma français 1944-1994, l’Harmattan, 2001
-Sylvie Lindeperg, Les écrans de l’ombre : la seconde guerre mondiale dans le cinéma français 1944-1969, CNRS Editions, 1997
-Sylvie Lindeperg, Cléo de 5 à 7, les actualités filmées de la Libération, : archives du futur, CNRS Editions, 2000
-Sylvie Lindeperg, La voix des images : quatre histoires de tournages au printemps-été 1944, Éditions Verdier , 2013
Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, points Seuil, 1990

Dossier : le cinéma français et la seconde guerre mondiale, Revue du Cinéma n° 378, décembre 1982
Résistance et collaboration, Revue du cinéma n°406, juin 1985
Le cinéma d’un monde en guerre, Documentation photographique, n°6024, août 1976

Sur les cinéastes
-Denitza Bantcheva, René Clément , Éditions du Revif, 2008
-Jacques Mallecot, Louis Malle par Louis Malle, éditions de l’Athanor, 1978
-Rui Nogueira, Le cinéma de Jean-Pierre Melville, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2007
-Jean-Pierre Melville, de solitude et de nuit, revue Éclipses n°44, 2009

Sur les films
L’Affiche rouge, Frank Cassenti (Avant-scène n°174, 1976)
L’Armée du crime, Robert Guediguian (dossier Ciné-club Wissembourg n°242)
Au revoir, les enfants, Louis Malle (Avant-scène n°373, 1988)
Au revoir, les enfants, Louis Malle (Dossier Contreplongée)
-Maryvonne Braunschweig, Bernard Gidel, Les déportés d’Avon, Éditions La Découverte, 1989
La Bataille du Rail, René Clément (Avant-scène n°442, 1995)
Le Chagrin et la Pitié, Marcel Ophuls,(Avant-scène n°127/128, 1972)
Le Chagrin et la Pitié, Marcel Ophuls, éditions Alain Moreau, 1980
Le Dernier Métro, François Truffaut (Dossier Contreplongée)
Le Dernier Métro, François Truffaut (Avant-scène n°303-304, 1983)
Laisser-passer, Bertrand Tavernier (Avant-scène n°507, 2001)
-Lacombe Lucien, dossier éditions Klett , 2013
Lacombe Lucien,dossier par Olivier Rocheteau, collection Folioplus classiques, 2008
Lacombe Lucien, Jacqueline Nacache, éditions Atlande, 2008
Monsieur Batignole (dossier Ciné-club Wissembourg n°190)
Monsieur Klein, Joseph Losey (Avant-scène n°175, 1976)
Nuit et Brouillard, Alain Resnais (Avant-scène n°1, 1961)
Nuit et Brouillard, Sylvie Lindeperg, éditions Odile Jacob, 2007
La Traversée de Paris, Claude Autant-Lara (Avant-scène n°66, 1967)

La mémoire de la guerre d’Algérie dans le cinéma français

FILMOGRAPHIE
Films de fiction (France, sauf quand indiqué)
Le petit soldat, Jean-Luc Godard (1960)
Les oliviers de justice, James Blue (1962)
La Belle Vie, Robert Enrico (1962)
Muriel, Alain Resnais (1963)
Le vent des Aurès, Mohammed Lakhdar Hamina, Algérie (1967)
Élise ou la vraie vie, Michel Drach, France-Algérie (1970)
Avoir vingt ans dans les Aurès, René Vautier (1972)
RAS, Yves Boisset (1973)
La question, Laurent Heynemann (1976)
Les sacrifiés, Okacha Touita (1982)
L’honneur d’un capitaine, Pierre Schoendoerffer (1982)
Les folles années du twist, Mahmoud Zemmouri (1986 )
Liberty Belle, Pascal Kané (1983)
Meurtres pour mémoire, Laurent Heynemann (1984)
Cher frangin, Gérard Mordillat (1988)l
Outremer, Brigitte Roüan (1990)
Des feux mal éteints, Serge Moati (1994)
De l’autre côté de la mer, Dominique Cabrera (1997)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (1997)
Là-bas… mon pays, Alexandre Arcady (2000)
Nuit noire 17 octobre 1961, Alain Tasma (2005)
la Trahison, Phillipe Faucon (2005)
Mon colonel, Laurent Herbiet (2006 )
Indigènes, Rachid Bouchareb (2006)
L’ennemi intime, Florent-Emilio Siri (2007)
Cartouches gauloises, Mehdi Charef (2007)
Djinns , Sandra et Hugues Martin (2010)
Hors la loi, Rachid Bouchareb (2010)

Documentaires
La guerre d’Algérie, Yves Courrière (1972)
La guerre d’Algérie, Peter Batty, documentaire britannique en 5 parties
Les années algériennes(4 émissions d’une heure), Bernard Favre (1991)
La guerre sans nom, Bertrand Tavernier et Patrick Rotman (1992)
La guerre d’Algérie dans les actualités filmées Pathé, Gilles Dinnematin (2001)
La bataille d’Alger, Yves Boisset (2006)
L’ennemi intime, Patrick Rotman (2007)
Guerre d’Algérie 1954-1962 : la déchirure, Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora (2012)

BIBLIOGRAPHIE
-Hamid Benmessaoud, La guerre d’Algérie dans le cinéma français, 1996 , thèse de doctorat, Toulouse-2
-Sébastien Denis, Le cinéma et la guerre d’Algérie, la propagande à l’écran (1954-1962), éditions Nouveau Monde, 2009
-Caroline Eades, Le cinéma post-colonial français, Éditions du Cerf, 2006
-Justine Hiriart, L’armée française dans la guerre d’Algérie : interdit et silences, dans L’armée à l’écran, Cinémaction n°113, 2004
-Pascal Ory , article : L’Algérie fait écran, in Les Français et la Guerre d’Algérie, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Éditions Fayard, 1990

– Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, Éditions La Découverte, 1991
(ne concerne pas que le cinéma)
-Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Éditions La Découverte, 1997
-Benjamin Stora, Cicatriser l’Algérie, dans Oublier nos crimes : l’amnésie nationale, une spécificité française , Autrement, collection Mémoires, 2002
-Benjamin Stora, article : La guerre d’Algérie : la mémoire par le cinéma, in Les guerres de mémoires : la France et son histoire, sous la direction de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, éditions La Découverte, 2008

Algérie d’hier et d’aujourd’hui, Cahiers de la Cinémathèque n° 76, juillet 2004
Guerre d’Algérie : le cinéma en question, dans Repérages n° 46, octobre 2004
La guerre d’Algérie à l’écran, dans Cinémaction n° 85, novembre 1997
Guerres révolutionnaires : Histoire et cinéma, Éditions L’Harmattan, 1984

Dossiers pédagogiques sur certains films
La bataille d’Alger, Gilles Pontecorvo (dossier Contreplongée)
Indigènes, Rachid Bouchabeb (Avant-Scène Cinéma n°564, septembre 2007)
Muriel, Alain Resnais (dossier Ciné-club de Wissembourg, n°184)
Muriel, Michel Marie, éditions Atlande (2005)
La Trahison, Philippe Faucon (dossier Contreplongée)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (dossier les Grignoux)

La décolonisation à l’écran

FILMOGRAPHIE
Sur l’Inde
La croisée des destins, George Cukor, 1956, 110 mn, Etats-Unis
avec Ava Gardner, Stewart Granger…
Gandhi, Richard Attenborough, 1982, 189mn, Grande-Bretagne
avec Ben Kinsgley, Candice Bergen…
Sur l’Indochine
la 317° section, Pierre Schoendoerffer, 1964, 94 mn
avec Jacques Perrin, Bruno Cremer
Indochine, Regis Wargnier, 1991, 154 mn
avec Catherine Deneuve, Vincent Perez
Dien Bien Phu, Pierre Schoendoerffer, 1992, 140 mn
avec Patrick Catafilo, Donald Pleasence, Ludmila Mikael, François Negret
Sur l’Algérie
Le petit soldat, Jean-Luc Godard, 1960, 85 mn, France
avec Michel Subor, Anna Karina…
Le vent des Aurès, Mohammed Lakhdar Hamina, 1967, 90 mn, Algérie
avec Mohammed Chouikh…
Élise ou la vraie vie, Michel Drach, 1970, 104 mn, France-Algérie
avec Marie-José Nat, Mohammed Chouikh…
Avoir ving ans dans les Aurès, René Vautier, 1972, 90 mn, France
avec Alexandre Arcady, Philippe Léotard…
RAS, Yves Boisset, 1973, 110 mn, France
avec Jacques Spiesser, Jacques Weber, Jacques Villeret…
La question, Laurent Heynemann, 1976, 112 mn, France
avec Jacques Denis, Nicole Garcia…
L’honneur d’un capitaine, Pierre Schoendoerffer , 1982, 117 mn
avec Jacques Perrin, Nicole Garcia, Georges Wilson, Charles Denner
Outremer, Brigitte Roüan, 1990, 100 mn
avec Nicole Garcia, Marianne Basler, Brigitte Roüan

Documentaires :
La guerre d’Algérie, Yves Courrière, 1972, 160 mn
La guerre d’Algérie, Peter Batty, documentaire britannique en 5 parties
Les années algériennes, Bernard Favre, 1991 (4 émissions d’une heure)
-La guerre sans nom, Bertrand Tavernier, 1992, 235 mn
La guerre d’Algérie dans les actualités filmées Pathé, Gilles Dinnematin, 2001, 52 mn

BIBLIOGRAPHIE :
sur la guerre d’Indochine
Souvenirs d’Indochine, Cahiers de la cinémathèque n°57, octobre 1992

sur la guerre d’Algérie

-Sébastien Denis, Le cinéma et la guerre d’Algérie, la propagande à l’écran (1954-1962), éditions Nouveau Monde, 2009
-Caroline Eades, Le cinéma post-colonial français, Éditions du Cerf, 2006
-Justine Hiriart, L’armée française dans la guerre d’Algérie : interdit et silences, dans L’armée à l’écran, Cinémaction n°113, 2004

-Pascal Ory , article : L’Algérie fait écran, in Les Français et la Guerre d’Algérie, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Éditions Fayard, 1990
– Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, Éditions La Découverte, 1991
(ne concerne pas que le cinéma)
-Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Éditions La Découverte, 1997
-Benjamin Stora, Cicatriser l’Algérie, dans Oublier nos crimes : l’amnésie nationale, une spécificité française , Autrement, collection Mémoires, 2002
Algérie d’hier et d’aujourd’hui, Cahiers de la Cinémathèque n° 76, juillet 2004
Guerre d’Algérie : le cinéma en question, dans Repérages n° 46, octobre 2004
-La guerre d’Algérie à l’écran, dans Cinémaction n° 85, novembre 1997
Guerres révolutionnaires : Histoire et cinéma, Edition L’Harmattan, 1984
La bataille d’Alger, Gilles Pontecorvo (Dossier Contreplongée)

La mémoire de la guerre d’Algérie dans le cinéma français

   Au programme de plusieurs filières de terminale est proposé un sujet difficile, la mémoire de la guerre d’Algérie (au choix avec la mémoire de la Seconde Guerre mondiale) : il nous semble qu’une des manières d’aborder ce thème est de s’intéresser à l’image de cette guerre d’Algérie sur les écrans, pendant le conflit et depuis 1962. Comme pour la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, le cinéma français a participé, à sa manière, au «travail de mémoire», particulièrement délicat pour ce sujet qui continue à provoquer des controverses violentes, tant les mémoires peuvent s’opposer (mémoire des pieds-noirs contre celle des Algériens, mémoire gaulliste contre partisans de l’Algérie française…).
Dans son ouvrage précurseur Imaginaires de guerre, Benjamin Stora relevait le silence pesant du cinéma français des années 1950 et 1960 sur «les événements d’Algérie», selon le vocabulaire officiel de l’époque. Et de l’expliquer immédiatement par la vigilance de la censure tout au long du conflit : beaucoup de films qui évoquaient ce sujet ont en effet été totalement censurés ou ont vu leur sortie différée après la fin de la guerre. La plupart de ces films vont sortir à partir de 1962 et, depuis cette date, Caroline Eades a relevé près d’une trentaine de films sur ce sujet : le rythme semble s’être plutôt accéléré ces derniers temps, à la fois dans le domaine de la fiction (Nuit noire d’Alain Tasma, Mon colonel de Laurent Herbiet, La Trahison, de Philippe Faucon) et dans celui du documentaire (L’ennemi intime de Patrick Rotman, La bataille d’Alger, d’Yves Boisset). Aussi, accuser le cinéma français d’avoir ignoré l’un des conflits les plus traumatisants de notre histoire est certainement injuste, mais il est vrai que cette prise de conscience a été retardée par les contraintes de la censure et elle s’est faite de manière complexe : la violente polémique qui est née à la suite de la sortie du film de Rachid Bouchareb, Hors-la-Loi, montre que «les feux sont mal éteints» (une des premières séquences du film évoque les massacres de musulmans à Sétif et à Guelma le 8 mai 1945, ce qui a provoqué de violentes réactions de certains députés de droite, associations de pieds-noirs et de l’extrême-droite).

Une censure vigilante pendant le conflit
A la fin des années 1950, le cinéma français est d’une grande prudence quand il s’agit de traiter de questions politiques, et en particulier de la guerre d’Algérie : comme l’écrit Jean-Pierre Jeancolas, «les années qui précèdent l’avènement de la V° République sont celles du molletisme, de l’enfoncement dans la guerre d’Algérie -que beaucoup refusent mais peu osent clairement dire non. Ce sont des années tristes, vécues par les Français dans la mauvaise conscience ou dans la fuite. Ce sont des années de cinéma coupé de la vie, coupé du présent ou de l’histoire» : les producteurs et les réalisateurs, pour la majorité d’entre eux, refusent de prendre parti, craignant à la fois la sanction du public, très divisé sur la question, et bien sûr la censure : «la moindre allusion verbale, le moindre personnage secondaire prenait figure de défi révolutionnaire» (Marcel Oms, Positif, 1962). Il y a en quelque sorte une autocensure du cinéma français sur le sujet et on se rabat sur les genres qui «marchent» et qui ne risquent pas de déplaire aux autorités : les adaptations littéraires, les films policiers, les films comiques…
De toute façon, au cours du conflit même, la censure des gouvernements de l’époque empêche toute allusion directe aux «événements». Pour des raisons évidentes, les films militants ne sont diffusés que dans des circuits très spécialisés (ciné-clubs, cercles politiques ou syndicaux) : 58-2B de Guy Chalon ou Secteur postal 89098 de Philippe Durand, deux court-métrages engagés, ne sont pas projetés en salle. Le film de Philippe Durand est ainsi censuré en 1961 en raison de son «caractère provocateur et intolérable» et il est dénoncé par les autorités comme «un encouragement à l’indiscipline militaire». De même pour Octobre à Paris, de Jacques Panijel, qui retrace les événements qui vont de la manifestation du 17 octobre 1961 jusqu’à celle contre l’OAS, en février 1962, où huit personnes trouvent la mort au métro Charonne : ce documentaire engagé est présenté en 1962 en France mais la copie est immédiatement saisie à l’issue de la première projection. Dans les maquis algériens, quelques films militants plutôt manichéens sont réalisés et diffusés, pour soutenir l’enthousiasme des combattants et répondre à la propagande de l’armée française (Mohammed Lakhdar Hamina et Djamel Chanderill tournent ainsi La voix du peuple en 1960). René Vautier, militant et cinéaste communiste, qui fait la connaissance d’Abane Ramdane, un des dirigeants du FLN, réalise un court métrage en couleurs, Algérie en flammes, qui montre les opérations militaires dans un maquis. Plus tard, il participe en Tunisie au tournage de J’ai huit ans, court-métrage réalisé à partir de dessins d’enfants. D’ailleurs, certains cinéastes tentent de contourner la censure, en faisant des allusions plus ou moins évidentes aux «événements algériens» : en réalisant Nuit et Brouillard, Alain Resnais a expliqué par la suite que Jean Cayrol, l’auteur du texte du documentaire, et lui-même avaient voulu mettre en garde l’opinion sur ce qui se passait alors en Algérie : le commentaire de la fin du film se veut un avertissement aux contemporains : «nous qui feignons de croire que cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin». Pour le cinéaste, l’intention était bien là : «on était en pleine guerre d’Algérie, la guerre d’Algérie commençait en France, il y avait déjà des zones dans le centre de la France où il y avait des camps de regroupement (…). Bon, moi je sentais que ça pouvait recommencer justement (…). Je voulais un film qui dise aux gens, non pas « n’oubliez pas » mais « cherchez à comprendre pourquoi ça arrive. Surtout n’attendez pas que ce soit arrivé pour vous en préoccuper ». Je parlais en effet souvent de la sonnette d’alarme. C’était la terreur que cela recommence».
Les quelques films de fiction tournés pendant la guerre même et qui évoquent certains aspects du conflit connaissent les mêmes difficultés : Claude Autant Lara, qui réalise Tu ne tueras point, plaidoyer pacifiste, ne sortira qu’en 1963, amputé de plusieurs séquences. De même, Adieu Philippine de Jacques Rozier et Le petit soldat de Jean-Luc Godard devaient sortir en 1960 mais ne seront sur les écrans qu’en 1963. Dans le cas du film du cinéaste de la Nouvelle Vague, il est notamment reproché à l’auteur d’avoir présenté de manière négative les combattants français : Bruno Forestier, le héros du film, est un «soldat perdu» , qui se bat plus par désœuvrement que par engagement politique. On peut encore citer Robert Enrico, qui tourne en 1961 La Belle Vie, l’histoire d’un appelé qui revient très amer de son service en Algérie. Ces cinéastes devront attendre la fin du conflit pour voir leurs films sortir sur les écrans français.
De manière générale, les autorités sont particulièrement vigilantes dès que l’honneur de la France et de son armée est mis en cause, même lorsque le film ne concerne pas directement le conflit en Algérie ; ainsi, en 1958, elles font tout pour empêcher la sortie des Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick sur le territoire national : comme l’écrit alors le journal Libération, «entre le bombardement de nos lignes par nos 75 commandés par un général français et le bombardement de Sakhiet (attaque contre cette ville tunisienne par l’aviation en février 1958, qui fait plus de 70 morts), il n’y a qu’une différence de latitude et de date. Mais le principe et la responsabilité sont les mêmes. Dans les deux cas, c’est pour satisfaire la fraction la plus chauvine de l’opinion et du Parlement qui réclame des succès, que ces deux crimes ont été ordonnés ou commis». Finalement, le film pourra être projeté en France… en 1975 !
Les Oliviers de la justice, réalisé par James Blue pendant l’automne 1961, est un cas un peu particulier : il est inspiré du roman de Jean Pélégri, publié en 1959 et qui a obtenu le Grand prix catholique de littérature l’année suivante : le livre quasi autobiographique raconte l’histoire d’un jeune pied-noir, Jean, revenu de métropole pour assister son père à l’agonie dans sa ferme de la Mitidja. C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le travail et l’engagement de ces colons, qui mettent en valeur la terre d’Algérie tout en rêvant d’une entente harmonieuse entre les communautés. Quand il est question d’une adaptation au cinéma, le projet est soutenu par le général de Gaulle lui-même, qui a apprécié le roman, et André Malraux fait en sorte que le CNC finance en grande partie le film. Selon Sébastien Denis, l’œuvre de James Blue propose «un très sage et œcuménique discours sur le futur de l’Algérie indépendante et les relations entre Arabes et pieds-noirs». A la fin du film, le personnage principal, qui s’apprête à repartir en France après l’enterrement de son père, conclut en évoquant l’Algérie : «c’était devenu mon pays». Selon le producteur, cette vision pour le moins naïve était un mensonge dont il était conscient, mais le réalisateur et le romancier estimaient que «c’était une jolie fin». Reste que ce film est la seule œuvre de fiction traitant de la guerre d’Algérie qui sort pendant le conflit : il est même présenté dans la sélection française au festival de Cannes en 1962 et obtient le Prix de la société des écrivains de cinéma et de télévision. Il reste un film quasiment documentaire sur la fin de ce conflit (il a été tourné en Algérie même) : pour Jean-Michel Frodon, «saturé par les réalités du drame algérien, Les Oliviers de la justice, grâce à sa tenue, en devient à la fois le plus beau témoignage dont ait été capable le cinéma, et dépasse cet état pour se redéfinir comme tragédie». Cependant ce film, appelant à une réconciliation bien hypothétique entre les camps qui s’affrontent alors, est un cas isolé : il n’est pas représentatif des films tournés dans le cadre de la guerre d’Algérie.

Un cinéma prudent ou ambigu dans les années 1960
Ainsi, dans presque tous les cas, il faut attendre la fin du conflit pour voir la sortie des films qui évoquent les «événements». Mais la plupart de ces œuvres traitent du sujet avec une certaine retenue. La guerre d’Algérie est souvent «à la marge» des scénarios, comme si les réalisateurs n’osaient pas encore en faire le cœur même de l’intrigue. Dans des films comme Adieu Philippine, Cléo de 5 à 7, Muriel, Les parapluies de Cherbourg, les personnages sont concernés par ce conflit, mais soit ils sont sur le point de partir pour combattre en Algérie (Guy dans Les parapluies, Michel Lambert dans Adieu Philippine, l’appelé de Cléo de 5 à 7…), soit ils en reviennent, passablement troublés par leur service outremer (Les parapluies, Muriel). Ces films s‘attachent surtout à montrer les dégâts qu’a causés la guerre d’Algérie sur les destins individuels : dans Les Parapluies, le retour de Guy est chargé de beaucoup d’amertume. Il semble bien qu’un des enjeux est justement d’oublier cette «sale guerre». Pour Rachid Boudjedra (Naissance du cinéma algérien, 1971), «Muriel, le film d’Alain Resnais, n’est pas un film sur l’Algérie mais un film où il est question de l’Algérie comme une pensée gênante que chacun cherche à oublier».
Un des personnages qu’on retrouve dans certains films de l’époque est celui du «soldat perdu», souvent d’extrême droite, qui s’est fourvoyé dans une cause sans issue. Les deux films d’Alain Cavalier (Le combat dans l’île, L’insoumis) évoquent ces jeunes gens, incarnés par Jean-Louis Trintignant et Alain Delon, «paumés» dans une guerre dont ils maîtrisent mal les enjeux (le cinéaste ne manque pas de s’insurger contre l’idéologie de l’OAS). Une des œuvres les plus déconcertantes de l’époque est Le petit soldat de Godard, qui a provoqué de nombreux débats lors de sa sortie : c’est peu de dire que la critique de l’époque a été déboussolée par ce film (beaucoup ont parlé du «désordre intellectuel» du héros, laissant entendre qu’il correspondait à celui de l’auteur du film…). Françoise Giroud y voit «une sorte de vagabondage intellectuel autour d’une petite anecdote qui se situe au niveau de la bande dessinée». Jacques de Baroncelli comprend mal que la censure l’ait interdit : «les allusions (à la guerre d’Algérie) sont discrètes, confuses, et nullement agressives». En fait, Godard semble avoir voulu faire preuve d’audace dans son traitement du conflit, en invoquant des références littéraires (celles de Cocteau et de Malraux en l’occurrence). Son personnage principal, très intellectuel et presque apolitique, a dérouté le public et n’a pas été bien reçu à l’époque. Le point de vue du réalisateur est souvent confus : la longue séance de torture pratiquée sur Bruno Forestier (presque un quart d’heure) est quasi documentaire et illustrée de citations de Lénine et de Mao (l’un des protagonistes lit le livre d’Henri Alleg, La question). Comme l’écrit Jean-Pierre Esquenazi, vu le contexte idéologique des années 1960, «le propos du Petit soldat, qui disserte sur la torture en général et renvoie dos à dos militants du FLN et activistes de l’OAS, a trouvé difficilement sa place dans le débat français». Par la suite, Godard lui-même a reconnu les ambiguïtés de son film. En 1980, il écrit dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma : «j’accepte tout à fait de penser que Le petit soldat est un film fasciste mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’on peut en sortir». Muriel, le film de Resnais, est sans doute le plus politique : il évoque clairement les tortures auxquelles se seraient livrés des soldats français, mais d’une manière particulière : Bernard, le fils d’Hélène, raconte une séance de torture sur une jeune fille prénommée Muriel et semble incapable de se réadapter à la vie civile. Resnais veut provoquer un malaise chez les spectateurs, afin qu’ils s’interrogent sur les conséquences de cette «sale guerre» sur ceux qui l’ont faite «salement» et sans idéal.
Globalement, cette «timidité» à évoquer directement le conflit peut sans doute s’expliquer par la violence du traumatisme subi à la fois par les appelés, les pieds-noirs et les Algériens eux-mêmes, et la volonté, soit d’oublier soit de ménager une mémoire encore meurtrie.

Le réveil du cinéma engagé des années 1970
Dans les années 1970, le cinéma français change et semble prêt à prendre en charge l’histoire la plus contemporaine (deux films documentaires sont exemplaires de cette nouvelle approche : Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophüls en 1971 et Français si vous saviez, d’André Harris et Alain de Sedouy, sorti l’année suivante). Aussi, pendant cette période, plusieurs films évoquent de manière beaucoup plus directe et plus engagé le conflit algérien : on pense en particulier aux œuvres de René Vautier (Avoir vingt ans dans les Aurès), d’Yves Boisset (RAS) et La question de Laurent Heynemann. Les deux premiers nous plongent au cœur même des combats et développent des scénarios assez voisins : des appelés, plutôt hostiles à la guerre, sont pris en main par des officiers énergiques et charismatiques ; les hommes finissent par se laisser embrigader, en tout cas pour certains d’entre eux, et même à prendre goût «à casser du fellouze». D’autres au contraire se rebiffent et vont jusqu’à la désertion. Avoir vingt ans dans les Aurès est le type même du cinéma militant : René Vautier a été membre du PCF et a réalisé des courts-métrages pour le FLN ; son film est produit par une structure coopérative. Quant à l’histoire même, le cinéaste affirme s’appuyer sur de très nombreux témoignages d’appelés bretons (plus de 500, et chaque scène du film peut être confirmée par au moins cinq témoins, selon Vautier !) : son scénario s’inspire largement de l’histoire réellement vécue par le sergent parachutiste Noël Favrelière qui déserta en 1956. Salué en son temps comme l’un des premiers films à évoquer directement le conflit, le travail de René Vautier a du mal à trouver ses marques, entre documentaire et fiction. RAS d’Yves Boisset, qui traite une histoire assez semblable, se veut film d’action et il a convaincu alors un assez large public. La question de Laurent Heynemann s’inspire bien évidemment du livre homonyme d’Henri Alleg, même si les noms des principaux protagonistes ont été modifiés à cause des lois d’amnistie votées par le Parlement (le personnage principal est un certain Henri Charlègue). Il évoque les tortures infligées par les parachutistes aux membres du FLN et à certains intellectuels pro-FLN et le fait de manière elliptique. En tout cas, la sortie de ces différents films est difficile et se heurte aux différents groupes de pressions habituels (Union des Combattants en Algérie, groupuscules d’extrême droite, voire mauvaise volonté des gouvernements de l’époque :Yves Boisset ne peut utiliser les services des loueurs d’uniformes, qui subissent des pressions des autorités et refusent de fournir les équipements au cinéaste !).

Et du côté algérien…
Dans l’Algérie indépendante, le sujet de la guerre n’est bien sûr pas tabou et constitue même un thème obligé du jeune cinéma algérien (Marcel Wander relève que sur 21 longs métrages de fiction tournés entre 1965 et 1974, 14 traitent de la lutte armée). L’un des plus célèbres est La Bataille d’Alger, tourné par Gilles Pontecorvo en 1965, qui tente de retracer avec une grande minutie les péripéties de la bataille d’Alger (si le réalisateur est italien, la production et la plupart des acteurs sont algériens et le tournage est réalisé sur les lieux-mêmes de l’action). Il est aidé notamment par Saadi Yacef, un des acteurs directs de la bataille, qui joue son propre rôle à l’écran (il est aussi l’un des producteurs du film). Le film de Pontecorvo est très efficace et sa reconstitution historique crédible (bien malgré son auteur, le film sera même utilisé comme document de travail par certains services occidentaux pour illustrer la lutte antiterroriste : les Américains s’en sont servis en Amérique latine et en Irak plus récemment). De plus, le cinéaste italien crée un personnage d’officier, le colonel Mathieu, sorte d’hybride de Massu et de Bigeard, au comportement pour le moins ambigu et assez fidèle aux modèles d’origine (il utilise la torture avec répugnance, au nom de l’efficacité contre «les poseurs de bombes»). Par la suite, le cinéma algérien produit des œuvres puissantes sur le sujet : Mohammed Lakhadar Hamina montre une famille détruite par la guerre dans Le Vent des Aurès (il obtient le prix de la première œuvre au festival de Cannes en 1967) :c’est une évocation réussie de la solidarité entre paysans pauvres et combattants du FLN, et aussi de la coupure entre un monde urbain plutôt individualiste et un monde rural plus solidaire. Le même cinéaste réalise aussi Chronique des années de braise, racontant la prise de conscience des Algériens entre la seconde guerre mondiale et 1954 (ce film obtient la Palme d’Or à Cannes en 1975). Mais certains cinéastes algériens ont aussi développé des visions plus originales : Mahmoud Zemmouri dans Les folles années du twist présente deux personnages d’hommes de la rue très peu concernés par l’engagement militant contre les Français, mais plus intéressés par les dernières nouveautés de la mode et de la musique. Les sacrifiés, réalisé en 1982 par un cinéaste algérien mais produit en France, évoque les luttes intestines dans la communauté algérienne du bidonville de Nanterre entre les membres du FLN et du MNA (les partisans de Messali Hadj).

Des approches de plus en plus diversifiées
Depuis cette période qu’on peut qualifier de militante, le cinéma a creusé certains aspects du conflits en Algérie. Plusieurs films évoquent encore le sort des appelés amenés dans un conflit qu’ils ne comprennent pas et dont ils souhaitent surtout sortir le plus vite possible : ainsi, Le Pistonné de Claude Berri ou Des feux mal éteints de Serge Moati reviennent de manière plus ou moins directe sur le trouble des soldats du contingent (la dernière séquence du Pistonné est terrible : Guy Bedos, qui incarne le personnage principal qui a tout mis en œuvre pour échapper à l’envoi en Algérie, retrouve le fils de sa concierge qui n’a pas eu la même «chance» que lui et qui a été gravement mutilé…). Mais c’est aussi la communauté des Pieds-Noirs qui est présentée de manière plus nuancée. Alexandre Arcady réalise plusieurs films sur sa communauté d’origine, les Juifs algériens, avant et après le conflit (Le coup de sirocco, Le grand pardon, Le grand carnaval…) : mais il adopte un ton clairement nostalgique et ne cache pas qu’il s’est inspiré des films de Coppola sur les grandes familles italo-américaines. De manière plus sensible, Brigitte Rouän évoque des souvenirs très personnels dans Outremer, film qui raconte le destin de trois femmes d’une grande famille coloniale dans les campagnes algériennes, alors que l’Algérie française vit ses derniers jours. André Téchiné dans Les roseaux sauvages fait le portrait d’un jeune pied-noir, Henri, en butte à l’hostilité des Français de métropole et qui adopte une attitude radicale. Enfin, Dominique Cabrera présente deux figures insolites dans De l’autre côté de la mer : un industriel pied-noir resté en Algérie et un jeune Arabe devenu médecin en France. Ce chassé-croisé se retrouve dans le dernier film d’Alexandre Arcady, Là-bas…mon pays, dans lequel un journaliste retourne à Alger en espérant y retrouver Leila, son amour d’enfance. Un trait commun à la plupart de ces films est de présenter des personnages de colons qui ont une certaine épaisseur psychologique, loin de toute caricature. Comme l’écrit Caroline Eades dans son ouvrage sur le cinéma post-colonial, «nombre de ces films fournissent divers éléments qui concourent sinon à exonérer du moins à relativiser la conscience qu’ils pourraient avoir des implications de la colonisation». D’autres sujets jusque là peu traités, y compris par l’historiographie, sont abordés, comme la répression du 17 octobre 1961 (Meurtres pour mémoire de Laurent Heynemann d’après le roman policier de Didier Daeninckx) ou les réseaux d’aide au FLN autour d’Henri Jeanson (Liberty Belle de Pascal Kané). On peut aussi mentionner la vision «militaire» de la guerre d’Algérie, telle qu’elle est présentée dans les films de Pierre Schoendorffer, qui s’attache à défendre avec constance l’honneur de l’armée française dans ses combats perdus lors des deux guerres coloniales (Le crabe-tambour, L’honneur d’un capitaine).

L’appel aux témoins de l’histoire
Enfin, on retrouve cette évolution vers plus de nuances dans le cinéma documentaire. Les premiers films comme ceux d’Yves Courrière ou de Peter Batty suivaient une trame classique, mais chacun présentait un intérêt certain. Celui du journaliste de RTL évoquait clairement les luttes au sein du FLN entre la direction et la tendance animée par Abane Ramdane, épisode alors peu connu du grand public. Le film du réalisateur anglais, qui présentait le conflit comme une guerre entre deux nations, contient de nombreux entretiens avec des responsables de l’époque et utilise largement le fonds documentaire des télévisions britanniques et américaines. Par la suite, comme l’écrit Annette Wieviorka sur autre sujet, est venue «l’ère du témoin» : plusieurs films se sont construits à partir des témoignages des acteurs eux-mêmes : celui de Bertrand Tavernier, La guerre sans nom, est constitué de très nombreux rencontres avec des appelés de la région de Grenoble. Les années algériennes de Bernard Favre (avec la collaboration de Benjamin Stora) s’appuie aussi sur des entretiens avec des hommes de la rue. Le documentaire insiste sur l’aspect guerre civile, au sein des communautés (Français d’Algérie et Français de la métropole, FLN et autres mouvances nationalistes). La même approche est reprise par Patrick Rotman dans son film L’ennemi intime, qui évoque surtout le problème de la torture tel qu’il a pu être appréhendé par les appelés eux-mêmes. Enfin, Benjamin Stora et Gabriel Le Bomin réalisent en 2012 La Guerre d’Algérie, la déchirure, qui revient sur la question très sensible du comportement de l’armée française pendant le conflit : «équilibré et tout en sobriété (malgré une colorisation discutable et une musique parfois envahissante)» selon Libération (9 mars 2012) : ce documentaire propose des images inédites, venues des archives de l’armée française, mais aussi de sources plus inattendues, comme des scènes tournées par la télévision est-allemande. Les auteurs n’ont pas hésité à intégrer des images très dures de soldats français et de suspects exécutés par le FLN , pour «souligner la dynamique de ce conflit, sa dimension tragique» (Libération).

Conclusion
Ainsi, le cinéma français, documentaire ou de fiction, ne peut plus être accusé d’ignorer «un passé qui ne passe pas», pour reprendre la formule d’Henry Rousso. Certes, toutes les zones d’ombre n’ont pas été explorées mais la voie est ouverte (quelques affaires récentes, comme celle concernant le général Aussaresses, montrent que des révélations peuvent encore venir). On peut d’ailleurs constater la floraison d’ouvrages de référence sur le sujet depuis quelques années (Raphaëlle Branche parle d’une «histoire apaisée») : notamment celui de Mme Branche sur la torture pratiquée dans l’armée française ou celui de Mme Thénaud sur la justice pendant la guerre d’Algérie. L’ouverture de certaines archives et la prise de distance d’une nouvelle génération d’historiens devraient permettre un regard plus serein sur cette période difficile. De plus, des chercheurs se sont justement intéressés à l’image de la guerre d’Algérie à l’écran : Sébastien Denis a étudié les courts métrages de propagande produits par les autorités françaises et Caroline Eades le cinéma français post-colonial, Hamid Benmessaoud a consacré sa thèse à la guerre d’Algérie dans le cinéma français (cf. bibliographie).
En tout cas, on peut considérer que le cinéma français a fait, en quelque sorte, son «travail de deuil» : comme sur d’autres sujets historiques, le cinéma finit par aborder bien des aspects qu’on peut qualifier de «sensibles» : récemment, Nuit noire, Vivre au Paradis, Hors-la- loi, reviennent sur les tragiques événements du 17 octobre 1961 ; Mon colonel souligne la responsabilité des autorités civiles et militaires dans l’usage de la torture ; La Trahison de Philippe Faucon raconte, de manière subtile, comment les soldats musulmans («jeunes de souche nord-africaine», comme on les appelle à l’époque) qui ont combattu dans les rangs de l’armée française se sont retrouvés piégés entre leur communauté d’origine et la France qu’ils étaient censés servir. Le cinéaste montre bien la complexité des rapports entre le lieutenant Roque et ses appelés musulmans, alors qu’il redoute une possible trahison d’un de ses hommes. Plus encore, Benjamin Stora estime que c’est le premier film où les personnages «indigènes» ont une véritable personnalité. Pour l’historien, jusque là le cinéma français présentait plutôt un «stéréotype colonial de l’Algérien comme silhouette ou ombre furtive». Dans le film de Faucon, les Algériens «apparaissent comme des êtres humains qui souffrent, trahissent, doutent et qui se battent» : Stora y voit une vraie rupture par rapport aux représentations des colonisés dans les films réalisés auparavant.
Rachid Bouchareb, cinéaste d’origine algérienne, a d’abord tourné Indigènes, film sorti en 2006, dont l’écho a été très important, y compris au niveau politique : 3 millions d’entrées (soit beaucoup plus que la moyenne des films sur la guerre d’Algérie), les 4 principaux interprètes ont été récompensés au festival de Cannes et le gouvernement de Villepin a annoncé que les pensions allouées aux anciens membres de cette armée originaires d’Afrique du Nord seraient alignées sur celles de leurs camarades français. Dans ce film est soulignée l’humiliation ressentie par les soldats d’Afrique du nord intégrés dans cette armée des Français libres, ressentiment qui aura un rôle dans la motivation de plusieurs dirigeants du FNL (plusieurs d’entre eux se sont battus dans les rangs des FFL : Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf, Ahmed Ben Bella…) : le personnage du caporal Abdelkader, interprété par Sami Bouajila, est une incarnation de ces soldats ou sous-officiers maghrébins, souvent courageux au feu, qui estiment n’avoir pas reçu la reconnaissance officielle qu’ils pensaient mériter. Ils en ressentent une profonde amertume et certains vont participer au mouvement de libération de l’Algérie dès les années 1950. Bouchareb s’est ensuite intéressé à la période 1945-1954 en Algérie dans Hors-la-loi, sorti en 2012 : ce film s’ouvre sur les événements de Sétif et de Guelma en mai 1945, qui firent de très nombreuses victimes, du côté européen mais surtout dans les populations indigènes. Il a provoqué des polémiques lors de sa sortie : certaines personnalités d’extrême-droite ou de droite comme le député UMP Lionnel Luca, se sont violemment opposées à la vision proposée dans le film de Bouchareb.

   Comme l’écrit Caroline Eades, le cinéma français a donc joué son rôle dans la construction de nos mythes communs : «la fiction qui se fonde sur un patrimoine historique projette celui-ci dans la sphère du grand public et participe à la construction de notre mémoire collective : les décors du récit fictionnel deviennent des monuments, les personnages renvoient à des hommes et à des femmes ayant réellement existé, les anecdotes permettent de raconter des événements historiques. Les soldats de la guerre d’Algérie n’ont pas eu le droit à la parole mais en devenant des personnages de film, ont repris vie : les défaites et le rapatriement des colons ont été sinon niés du moins refoulés, interdits au regard, oubliés, mais le cinéma les incorpore au paysage imaginaire de l’histoire du XX° siècle». En 1990 , Pascal Ory constatait que le cinéma français «avait tout fait pour en donner l’image d’une «sale guerre». D’abord en n’en parlant pas, ou à mots couverts. Et surtout en en parlant par l’alentour : la menace d’un départ, l’ineffaçable d’un retour (…) A l’écran, on a moins affaire à une guerre qu’à une guerre civile, une déchirure intime » (in La Guerre d’Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard).
On peut estimer qu’aujourd’hui ce stade-là a été dépassé. Certes, la guerre d’Algérie n’a pas encore inspiré la grande œuvre cinématographique que l’on peut attendre sur un tel sujet (aux États-Unis, la guerre du Vietnam a été évoquée dans des films qui ont marqué leur époque, comme Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, Apocalypse now de Francis Ford Coppola, ou même Platoon d’Oliver Stone). Cependant, de manière moins brillante peut-être, le cinéma français n’a pas failli à «son devoir de mémoire», selon l’expression consacrée, et il a abordé des sujets longtemps occultés (les tortures exercées par l’armée française, la répression brutale lors des manifestations d’octobre 1961 à Paris, le sort des harkis…).
Par contre, la mémoire d’une partie de l’opinion n’est pas complètement apaisée, comme le montrent les violentes réactions lors de la sortie du film de Bouracheb, Hors-La-Loi. Mais le cinéma français ne peut être responsable de tout, et en particulier de la «guerre des mémoires». Comme l’écrit Benjamin Stora, «il reste comme une impossibilité à regarder cette guerre en face, à passer de l’expérience individuelle, traumatisante, au choc de la visualisation collective par le cinéma. 50 ans après, les images sur les écrans n’arrivent toujours pas à rassembler les mémoires blessées».

 

(cet article s’inspire du travail rédigé par Marcel Wander pour le dossier Contreplongée sur le film La Bataille d’Alger ainsi que de son intervention sur le même sujet dans le stage PAF de l’Académie de Strasbourg)
FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE
Films de fiction (France, sauf quand indiqué) :
Le petit soldat, Jean-Luc Godard (1960)
Les oliviers de justice, James Blue (1962)
La Belle Vie, Robert Enrico (1962)
Muriel, Alain Resnais (1963)
Le vent des Aurès, Mohammed Lakhdar Hamina, Algérie (1967)
lise ou la vraie vie, Michel Drach, France-Algérie (1970)
Avoir vingt ans dans les Aurès, René Vautier (1972)
RAS, Yves Boisset (1973)
La question, Laurent Heynemann (1976)
Les sacrifiés, Okacha Touita (1982)
-L’honneur d’un capitaine, Pierre Schoendoerffer (1982)
Les folles années du twist, Mahmoud Zemmouri (1986 )
Liberty Belle, Pascal Kané (1983)
Meurtres pour mémoire, Laurent Heynemann (1984)
Cher frangin, Gérard Mordillat (1988)l
Outremer, Brigitte Roüan (1990)
Des feux mal éteints, Serge Moati (1994)
De l’autre côté de la mer, Dominique Cabrera (1997)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (1997)
Là-bas… mon pays, Alexandre Arcady (2000)
Nuit noire 17 octobre 1961, Alain Tasma (2005)
La Trahison, Phillipe Faucon (2005)
Mon colonel, Laurent Herbiet (2006 )
Indigènes, Rachid Bouchareb (2006)
L’ennemi intime, Florent-Emilio Siri (2007)
Cartouches gauloises, Mehdi Charef (2007)
Djinns , Sandra et Hugues Martin (2010)
Hors la loi, Rachid Bouchareb (2010)

Documentaires :
La guerre d’Algérie, Yves Courrière (1972)
La guerre d’Algérie, Peter Batty, documentaire britannique en 5 parties
Les années algériennes(4 émissions d’une heure), Bernard Favre (1991)
La guerre sans nom, Bertrand Tavernier et Patrick Rotman (1992)
La guerre d’Algérie dans les actualités filmées Pathé, Gilles Dinnematin (2001)
La bataille d’Alger, Yves Boisset (2006)
L’ennemi intime, Patrick Rotman (2007)
Guerre d’Algérie 1954-1962 : la déchirure, Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora (2012)

BIBLIOGRAPHIE
-Hamid Benmessaoud, La guerre d’Algérie dans le cinéma français, 1996 , thèse de doctorat, Toulouse-2
-Sébastien Denis, Le cinéma et la guerre d’Algérie, la propagande à l’écran (1954-1962), éditions Nouveau Monde, 2009
-Caroline Eades, Le cinéma post-colonial français, Éditions du Cerf, 2006
-Justine Hiriart, L’armée française dans la guerre d’Algérie : interdit et silences, dans L’armée à l’écran, Cinémaction n°113, 2004
-Pascal Ory , article : L’Algérie fait écran, in Les Français et la Guerre d’Algérie, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Éditions Fayard, 1990

– Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, Éditions La Découverte, 1991
(ne concerne pas que le cinéma)
-Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Éditions La Découverte, 1997
-Benjamin Stora, Cicatriser l’Algérie, dans Oublier nos crimes : l’amnésie nationale, une spécificité française , Autrement, collection Mémoires, 2002
-Benjamin Stora, article : La guerre d’Algérie : la mémoire par le cinéma, in Les guerres de mémoires : la France et son histoire, sous la direction de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, éditions La Découverte, 2008

Algérie d’hier et d’aujourd’hui, Cahiers de la Cinémathèque n° 76, juillet 2004
Guerre d’Algérie : le cinéma en question, dans Repérages n° 46, octobre 2004
La guerre d’Algérie à l’écran, dans Cinémaction n° 85, novembre 1997
Guerres révolutionnaires : Histoire et cinéma, Éditions L’Harmattan, 1984

Dossiers pédagogiques sur certains films :
La bataille d’Alger, Gilles Pontecorvo (dossier Contreplongée)
Indigènes, Rachid Bouchabeb (Avant-Scène Cinéma n°564, septembre 2007)
Muriel, Alain Resnais (dossier Ciné-club de Wissembourg, n°184)
Muriel, Michel Marie, éditions Atlande (2005)
La Trahison, Philippe Faucon (dossier Contreplongée)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (dossier les Grignoux)

A propos d’Apocalypse , la première guerre mondiale et de quelques autres Apocalypses…

    Alors que les activités du centenaire 1914 1918 prennent de l’ampleur , l’émission documentaire l’Apocalypse : la première guerre mondiale, réalisée par Isabelle Clarke et Daniel Costelle, semble , une nouvelle fois, battre tous les records : elle a rassemblé plus de 5,8 millions de spectateurs le soir de sa première diffusion, se payant le luxe de passer devant TF1, avec 22 % de l’audience. Ce succès fait suite à la réussite des émissions précédentes, construites sur le même modèle : Apocalypse : la seconde guerre mondiale en 2009 (6,5 millions de spectateurs pour chaque épisode) et Apocalypse : Hitler en 2011 (6,1 millions de spectateurs). C’est donc une formule gagnante du documentaire qui semble plébiscitée par le public depuis plusieurs années et qui a d’ailleurs fait des émules (« Ils ont filmé la guerre en couleur », une série de 4 émissions produites entre 2000 et 2005 pour France 2). La martingale est maintenant bien au point : avec des moyens conséquents, des recherches d’archives filmées dans le monde entier, une sonorisation précise, une colorisation soignée, la participation d’historiens qui garantissent le sérieux du contenu , de l’écriture du scénario et du commentaire…Daniel Costelle à propos de la première production d’Apocalypse paraît presque le regretter : « c’est un travail très cadré, dans le respect de l’Histoire, validé par des spécialistes. On avait une garde rapprochée d’historiens qui nous tombaient dessus du soir au matin »…
Devant une telle réussite, le corps enseignant est invité à s’incliner. La tentation , pour certains professeurs peu scrupuleux, pourrait même être d’ utiliser ce genre d’émissions sans trop se poser de questions, persuadés que leurs élèves seront plus attentifs à de tels blockbusters documentaires : comme l’écrit ironiquement Isabelle Hanne dans Libération en 2009, à propos de la première émission : « franchement , c’est scotchant. Efficace, pédago, simple mais pas simpliste. A l’attention des profs d’histoire usés de répéter chaque année le programme de terminale : on vous propose d’appuyer sur play, de vous asseoir à votre bureau et de corriger vos copies. Tranquille. »
Plus sérieusement, de la première à la dernière émission, de nombreux historiens ont réagi à ce nouveau type de documentaire, d’autant que les auteurs ne craignent pas l’autopromotion et acceptent parfois difficilement les critiques venues du corps enseignant (l’un d’entre eux s’est fait traiter d « obscur petit prof » par Daniel Costelle). Ainsi, les chercheurs (historiens, philosophes…), comme Georges Didi-Hubermann, Sylvie Lindenperg, Laurent Veray ont été amenés à faire part de leurs remarques et souvent de leurs critiques sur cette série d’émissions. La sortie d’Apocalypse : la première guerre mondiale donne l’occasion de faire un point sur ce débat, qui risque de bientôt resurgir puisqu’on annonce un Apocalypse : Staline et un Apocalypse : la guerre froide.

« Une œuvre mémorielle »
A priori, le projet d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle semble séduisant et répond aux vœux de certains historiens : Olivier Wieviorka par exemple estime « qu’un documentaire qui ne serait pas pédagogique et entraînant, n’accepterait pas sa vocation ». Les deux concepteurs d’Apocalypse insistent sur leur démarche : ils veulent rendre ces documents d’archives attractifs pour des spectateurs d’aujourd’hui, en particulier les plus jeunes : Louis Vaudeville, producteur de la série depuis le début affirme : « les jeunes ont beaucoup de mal à voir des films en noir et blanc. Or, ce qu’on veut, c’est vraiment transmettre cette histoire avec des images qui sont beaucoup plus proches de nous ». Isabelle Clarke renchérit : « pour toucher le grand public et notamment les jeunes, il n’y a pas d’autre solution que de coloriser ». Certains ont été sensibles à cette démarche éducative, comme le journaliste Renaud Machart , qui écrit dans le Monde en mars 2014 : « l’aspect pédagogique du travail de Daniel Costelle et Isabelle Clarke est à saluer et le récit façon « grande fresque » risque de réunir un grand nombre de spectateurs (…) La colorisation a pour avantage de rapprocher de notre époque de celle que connurent nos arrière-grands-pères (…) un siècle ce n’est rien au fond comme le rappellent ces visages, ces corps si proches et si familiers, que le noir et blanc originel cantonnent d’ordinaire dans un passé lointain et mythique ».
Ainsi, l’argument essentiel est bien de rendre l’histoire accessible au plus grand nombre. Pour ce faire, les moyens techniques mobilisés sont impressionnants : Isabelle Clarke et Daniel Costelle ont disposé de temps et d’argent pour réaliser leur projet (le budget pour l’émission sur la première guerre mondiale a été de 6 millions € soit deux millions de plus que pour l’émission sur la seconde guerre mondiale : 64 personnes ont été mobilisées pendant deux ans et demi sur l’émission). Sous la direction de Valérie Combard, près de 500 heures de films d’origine diverse ont été rassemblées, soit venant des instituions officielles (l’Imperial War Museum à Londres, la Bundesarchiv de Berlin, l’ECPAD à Paris,…) soit des images d’amateurs (comme celle obtenues auprès de la famille de René Ferrari). Le travail sur ces documents d’archives est aussi précis : la colorisation a été possible grâce au travail de 3 personnes, sous la responsabilité de Camille Levavasseur-Basi, qui pendant près d’une année, sont parties à la recherche de la couleur des uniformes, des équipements, des yeux de personnages (!) : elles ont trouvé leurs sources dans les catalogues des musées militaires, les images de Gallica à la BNF, des 570 autochromes disponibles à l’ECPAD. Au total, 80 000 images ont ainsi été coloriées pour chaque épisode par François Montpellier et son équipe. De même, la sonorisation (engins , armes, … ) a été reconstituée avec soin par Gilbert Courtois (il avoue d’ailleurs avoir atténuer le son de l’époque, qui serait aujourd’hui insupportable). La musique a été composée par un musicien canadien, Christian Clermont, et le commentaire est lu par Mathieu Kassowitz, qui avait déjà participé à d’autres émissions de la série ; Enfin, les deux auteurs se sont assurés les avis de plusieurs historiens ou spécialistes : André Loez, docteur en histoire contemporaine et chargé de cours à Sciences Po (il a notamment écrit en 2010 : 14 18, les refus de guerre. Histoire des mutins), de Frédéric Guelton, directeur des recherches au service historique de l’armée de terre et de Paul Malmassari, qui a écrit des ouvrages sur les chars et les trains blindés.
Ainsi, ce documentaire retrace les différentes phases de la guerre de 1914 1918, avec un éclairage particulier sur les combats qui ont eu lieu dans les Balkans et au Moyen-Orient. Les auteurs ont martelé leur volonté de réaliser une « œuvre mémorielle » (Daniel Costelle) , une manière de pense-bête pour les peuples européens , pour leur rappeler en quelque sorte ce que leur folie avait pu provoquer. Comme Daniel Costelle le dit et l’espère : « si un certain nombre de gens voient la série, ils devraient comprendre que rien ne se règle par la violence ».

Du bon usage des archives filmiques
Mais, au delà de ces bonnes intentions, le débat s’est engagé dans la communauté historienne sur l’intérêt d’un tel travail, et en particulier sur sa dimension pédagogique réelle. Plus généralement, en ce qui concerne cette émission mais d’autres également, se pose le problème de l’utilisation de ces documents d’archives filmiques.
Déjà, le ton du commentaire est considéré comme inadéquat : comme l’écrit Renaud Machart, « il est débité à la manière des bons vieux manuels d’histoire géographie de nos écoles d’antan ». Certains contestent même que ce documentaire apporte réellement des éléments nouveaux. Pour Jacques Frémiaux, spécialiste de l’histoire coloniale, « le premier épisode ressemble à une chronique people avec ses têtes couronnées et ses défilés, mais ne rend pas compte de la société de l’époque ». Claude Robinot , professeur d’histoire et formateur honoraire en IUFM, remarque d’ailleurs que cette première partie n’est pas sans rappeler un film documentaire de 1965, réalisé par Jean Aurel et écrit par Jacques Laurent, 14-18 : on y retrouve les mêmes images, le même ton, le même montage et parfois les mêmes trucages (le cinéaste procède à un arrêt sur l’image de Guillaume II en train de dresser le point , effet destiné à montrer la brutalité du kayser…).
D’autre part, certains estiment que cette colorisation n’est pas indispensable, et en particulier pour les élèves. On peut déjà remarquer que les couleurs retenues ne sont pas « en aplat » mais presque passées, à la manière des photos anciennes (on retrouve ce genre de procédé dans le film de Jean Pierre Jeunet, Un long dimanche de fiançailles) : François Montpellier dit avoir cherché plutôt des « textures de couleurs » plutôt que des couleurs vives. Surtout, certains pensent que le public, et en particulier les élèves, sont tout à fait capables de supporter des séquences en noir et blanc, pourvu qu’ils soient correctement préparés. Pour Claude Robinot, « ce qui prime, c’est le message et l’efficacité pédagogique de sa traduction visuelle. Il prend pour exemple le film sur les combats de Bois le Prêtre tourné en 1915, où des soldats empilent des cadavres sur une charrette : « la caméra est fixe, l’image n’est pas de bonne qualité, il n’y a pas de son. Pourtant, l’émotion et l’attention des élèves sont toujours au rendez-vous ». Pour lui, il y a même une forme de mépris des auteurs de la série : « c’est faire injure aux spectateurs de les croire incapables de supporter les sources originales ».
Surtout, la colorisation n’est pas critiquée en soi mais parce qu’elle est mise au service d’une mauvaise cause , et cela dès les premières émissions de la série Apocalypse en 2009. De manière prémonitoire car leurs remarques peuvent très bien s’appliquer à l’émission sur la première guerre mondiale, deux chercheurs suisses, Gianni Haver et Charles Heimberg, expliquent : « si la colorisation n’est pas un problème en soi, elle n’en traduit pas moins un processus d’aplatissement des sources. Ainsi, les films de fiction, les films amateurs, les films de propagande sont découpés, mélangés, broyés dans la machine Apocalypse, sans aucune considération de leur origine et de leur fonction (…) Elle fournit le vernis final destiné à lisser le tout en donnant une apparence d’une conformité stylistique et visuelle. Elle efface par la même occasion les dernières traces de spécificité des sources qui sont utilisées ». Et Didi-Huberman d’enfoncer le clou, à propos de cette même émission : « Apocalypse n’a restauré ces images que pour leur rendre une fausse unité, un faux présent de reportage et de mondiovision ».
Ce problème est d’autant plus embarrassant pour des enseignants d’histoire qu’ils savent bien à quel point le travail sur les sources, y compris les documents filmiques, est essentiel à la compréhension du passé. Laurent Veray, qui a livré un travail remarquable sur les actualités pendant le conflit (cf bibliographie), écrivait en octobre 2003, dans la revue 1895 : « l’utilisation des archives sans effort de connaissance et de pensée ne présente pas d’intérêt pour l’historiographie. L’analyste doit donc faire l’effort de recontextualiser les archives pour en saisir pleinement le contenu. (…) Dès lors, le documentariste, tel l’historien mais avec des moyens de signification différents, prend le recul nécessaire pour s’interroger sur la mise en forme de son sujet ». Et l’historien de citer des documentaristes comme Chris Marker, Harum Farocki, qui utilisent les archives filmiques à bon escient : « pas plus que les historiens , ces cinéastes ne cherchent à reconstituer la réalité à l’état brute . Ils interrogent au contraire la trompeuse évidence des images qu’ils utilisent, remettent en cause leur prétendue objectivité, proposent d’autres lectures ». Un exemple célèbre de cette démarche critique : dans Lettres de Sibérie de Chris Marker (1958), les mêmes images sur Iakoutsk sont proposées avec trois commentaires complètement différents : un ton neutre, un ton « communiste enthousiaste », un ton dénonciateur…Cette démarche revient à celle préconisée par Marc Ferro il y a près de quarante ans, dans l’ouvrage collectif dirigé par Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire (1974) : dans le dernier chapitre, il demandait à ce qu’on considère le film -en l’occurrence l’archive d’actualité- comme une source historique à part entière, qu’il faut soumettre à une critique comme tout document historique. Ferro a ensuite appliqué ses idées dans différents ouvrages comme Analyse de film, analyse de sociétés : une source nouvelle pour l’Histoire , paru la même année. On se souvient aussi de sa remarquable émission Histoire parallèle, produite sur la Sept puis Arte de 1989 à 2001, où il analysait les actualités cinématographiques pendant la seconde guerre mondiale. Comme l’a écrit Sylvie Lindenperg, « l’image est une source historique qui répond à des logiques de production et à des règles d’interprétation (…) Il s’agit de lui appliquer le même traitement qu’aux autres sources, en prenant en compte ses singularités ». En ce qui concerne la première guerre mondiale, il faut rappeler par exemple qu’aucune bataille n’a été filmée jusqu’en 1916 : les images de la bataille de la Marne sont des scènes reconstituées, avant ou pendant le conflit (parfois même après, comme dans le film de Léon Poirier de 1928, Verdun, vision d’histoire).

   En résumé, une émission comme Apocalypse : la première guerre mondiale et les autres bâties sur le même schéma, peuvent être considérées par certains, comme une dérive plutôt regrettable : ces documentaires sont formatés selon des formules toutes faites , censées séduire le public : colorisation des images, musique d’ambiance (!), sonorisation avec effets percutants…En général, ils confortent un consensus historiographique minimum, qui empêche l’évocation des avancées de la recherche (de ce point de vue, l’émission de Clarke et Costelle ne prend aucun risque!). A l’inverse mais plus rarement, ces documentaires versent dans un sensationnalisme outrancier, du genre : « les vérités qu’on vous cache »…De plus, ces émissions, qui se veulent des événements médiatiques, sont souvent calées sur les calendriers commémoratifs, au risque de l’épuisement du public (le cas s’était produit lors de la célébration de la vingtième année après la chute du mur de Berlin en 2009). De ce point de vue, la « machine à commémorer » sur 1914 1918 est bien enclenchée: à elle-seule, France télévision a ainsi prévu de proposer plus de trente cinq films et documentaires pour évoquer le conflit, tout au long de l’année à venir…
D’un autre côté, il est certain que ce mouvement de ne va pas s’arrêter et qu’il risque même de s’amplifier, et notamment parce que ces émissions rencontrent un réel succès populaire. Selon Olivier Thomas (revue Histoire n°383), le documentaire représente presque 10 % de l’ensemble des documentaires diffusés en 2012. 59 ont réuni plus d’un million de spectateurs, 158 entre 500 000 et un million… Pour certains historiens, il est vain de s’opposer à une telle évolution. Ainsi, Benjamin Stora, qui était d’abord hostile à la colorisation, a fini par s’y résigner : « lors de la première diffusion d’Apocalypse, je craignais que l’archive ne soit rendue plus lisse et que ce soit une facilité pour attirer un public plus large, au détriment de la vérité historique. Mon jugement a évolué car il est évident qu’avec tous les nouveaux outils technologiques, si les historiens n’entrent pas dans le colorisation, le processus se fera sans eux et ce serait pire »…Et de fait, certains chercheurs, parmi les plus respectables, ont déjà commencé à travailler sur la production de documentaires : Marc Ferro en son temps sur la première guerre mondiale , Laurent Veray, Benjamin Stora (l’émission qu’il a réalisée avec Gabriel Le Bomin en 2012, La guerre d’Algérie : la déchirure, obtient une excellente audience lors de sa diffusion sur France 2 : 3,1 millions de spectateurs),… Jean-Noël Jeanneney, qui prépare un documentaire sur Jean Jaurès, précise : « il n’y a ni triche ni tromperie à coloriser les archives. Si je devais le faire, je l’indiquerais simplement par respect pour le spectateur ».
En tout état de cause, les enseignants d’histoire ne pourront complètement négliger ce genre d’émissions, mais ils doivent les utiliser -sinon avec modération- du moins avec un réel sens critique : les outils existent pour donner du sens aux images, colorisées ou non, grâce aux travaux des historiens comme Laurent Veray pour la première guerre mondiale ou Sylvie Lindeperg pour la seconde guerre mondiale (cf bibliographie): l’idéal serait de former des documentaristes qui auraient une double compétence, en histoire et cinéma : pour l’instant, dans le meilleur des cas, on s’en tient à des couples formés d’un historien et d’ un réalisateur (Stora et Le Bomin, Jeanneney avec Bernard George, Michel Winock avec Patrick Barberis) mais peut-être est-ce une nouvelle discipline à envisager…

 

bibliographie :
ouvrages :
Sylvie Lindeperg
Les Écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français ,CNRS Éditions. 1997.
Clio de 5 à 7. Les actualités filmées de la Libération. CNRS Éditions. 2000
Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire, Odile jabob, 2007
La voix des images, quatre histoires de tournage au printemps-été 1944,
Verdier, 2013
Laurent Veray
Les films d’actualité français dans la grande guerre, SIRPA, AFRHC , 1995
La grande Guerre au cinéma, Ramsay, 2008

articles de revues ou de sites :
Quelques remarques critiques à propos du documentaire Apocalypse, Gianni Haver, Charles Heimberg dans dossier : le traitement de l’histoire dans Les documentaires filmiques, Témoigner entre histoire et document, édition Kimé, n° 108, juillet-septembre 2010
En mettre plein les yeux et rendre «Apocalypse» irregardable, Georges Didi Huberman (Libération, 22 septembre 2009)
Le passé en couleurs, Daniel Psenny
(Le Monde, samedi 15 mars 2014, cahier Culture et idées)
L’Apocalypse vue par Saint Costelle-Clarke, Claude Robinot 25 mars 2014 (http://aggiornamento.hypotheses.org/)
Faut-il se méfier des documentaires historiques ?, Olivier Thomas
( revue Histoire n° 383, novembre 2013)
L’histoire peut-elle se faire avec des archives filmiques? , Laurent Veray (revue 1895, n° 41, 2003)
-entretien avec Laurent Veray sur le site de Télérama
http://television.telerama.fr/television/apocalypse-une-modernisation-de-l-histoire-qui-tourne-a-la-manipulation-selon-l-historien-laurent-veray,110388.php

émissions de télévision et DVD:
-Laurent Veray, L’héroïque cinématographe, comment filmer la Grande Guerre, CNDP Poitou, 2010 (disponible sur le site du SCEREN)
-Laurent Veray, La Cicatrice, une famille dans la Grande Guerre, 2013.

Malgré les reproches qu’il adresse à cette série, Claude Robinot indique à juste titre que le site de l’émission Apocalypse : la première guerre mondiale, est intéressant et bien conçu : en particulier, une bibliothèque thématique de nombreuses séquences très utile et pédagogique.
(http://apocalypse.france2.fr/premiere-guerre-mondiale/fr/home)

La première guerre mondiale à l’écran

La première guerre mondiale à l’écran est un sujet bien connu des enseignants de notre région, déjà parce que de nombreux stages y ont été consacrés depuis une vingtaine d’années.
Cette année, ce thème a bien sûr une actualité particulière en raison des activités consacrées au centenaire du début du conflit : des ouvrages sont publiés (en particulier celui de Patrick Brion et François Cochet, La grande Guerre au cinéma), la Cinémathèque française organise une rétrospective d’une soixantaine de films sur le sujet au printemps prochain, des œuvres vont être restaurées (le J’accuse d’Abel Gance dans sa version de 1919), des articles de revue abordent le sujet (le numéro de Positif du mois d’avril publie un dossier sur un siècle de guerre de 1914 ), des conférences sont organisées . Enfin une émission de télévision, Apocalypse : la première guerre mondiale, fait l’événement et remporte un indéniable succès d’audience ( lors de la première soirée, 5, 8 millions de téléspectateurs l’ont regardé, soit 22% d’audience, le score le plus important de toutes les chaînes télévisées ce soir-là…). Mais cette dernière émission a provoqué un débat, que nous traitons par ailleurs. Aussi, peut-on dire que le sujet que nous abordons a été ou va être abondamment traité : depuis les travaux pionniers de Joseph Daniel (Guerre et cinéma, paru en 1972) et de Laurent Veray (Les films d’actualité français dans la grande guerre, publié en 1995), l’intérêt s’est maintenu jusqu’à nos jours.
On peut déjà relever que la guerre de 1914 1918 est l’une des premières guerres à être pour ainsi dire filmée « en direct » : on dispose bien de photos pour la guerre de Crimée (1853-1856), la guerre de Sécession (1861-1865) ,et de quelques images de la guerre russo-japonaise en 1904-1905 mais c’est sans doute le premier conflit à avoir bénéficié d’une telle « couverture » par le cinéma. Aussi, voici quelques repères pour mieux comprendre comment la première guerre mondiale a été représentée à l’écran depuis l’époque du conflit lui-même.

Les actualités pendant le conflit : les contraintes de la propagande
Alors que le cinéma existe depuis une vingtaine d’années, il est clair que toutes les sociétés cinématographiques qui tournaient depuis des bandes d’actualité (en France, Gaumont, Eclair, Pathé…) ont voulu rendre compte des événements militaires dès le début du conflit mais se sont vite heurtées à de nombreuses difficultés. D’abord, les conditions de tournage sont particulières : d’un point de vue technique, les opérateurs ont des caméras très lourdes, peu maniables sur un champ de bataille : leurs caméras pèsent près de 25 kilos et doivent placées sur un trépied immobile : ils ne peuvent emporter que 120 mètres de pellicule, soit 4 minutes de film « utiles » (dans les soi-disant « documentaires », tout travelling qui suit une attaque des soldats, est bien sûr éminemment suspect ). Les scènes « au cœur du combat » sont presque impossibles à réaliser, sans que les opérateurs prennent des risques inconsidérés.
De plus, tous les états belligérants ont mis en place, plus ou moins rapidement, une censure vigilante. En France, les autorités militaires ont mis du temps à comprendre l’intérêt de la présence de caméramans sur le front. Pétain accueille ces derniers avec brutalité : « nous nous battons, messieurs, nous ne nous amusons pas !». Progressivement, les gouvernements mettent en place des organismes chargés de photographier et de filmer les combats, mais bien sûr sous contrôle ! En France, le service cinématographique des armées est créé en février 1915 et ne compte alors que 4 opérateurs, un pour chaque société (Pathé, Gaumont, Éclair, Éclipse). Il devient le SCPA en 1917 (Service cinématographique et photographique des Armées). A la fin de la guerre, le service compte une cinquantaine d’opérateurs répartis sur tous les fronts : 250 000 mètres de pellicules (soit 930 films sur la durée du conflit) ont été filmés mais près d’un bon tiers a été « mis de côté» par la censure militaire : pas de morts déchiquetés par les obus, de « gueules cassées », de soldats devenus fous par des bombardements intenses….Les images présentées sont surtout des images des destructions causées par la « barbarie de l’ennemi », des défilés militaires, souvent avec remises de médailles, des petites « scènes » de propagande, assez grossièrement mises en scène (le général Pétain, finalement convaincu de l’intérêt d’une telle démarche, est montré goûtant la soupe et le « pinard » au milieu des poilus). En tout état de cause, aucune opération militaire n’est filmée avant l’année 1916…(toutes les séquences sur la bataille de la Marne ont été soit reconstituées, soit reprises de manœuvres filmées avant guerre). Certaines séquences ont pu être filmées discrètement , par les combattants eux-mêmes, comme ce petit film d’une quinzaine de minutes, Après les combats de Bois le Prêtre, que l’historien Laurent Veray a sorti de l’oubli récemment (quelques images avaient déjà été montrées dans le documentaire 14-18 , de Jean Aurel de 1963) : selon les recherches de l’historien, cette séquence, qui montre notamment des soldats français entasser sans ménagement des cadavres sur une charrette après une attaque meurtrière, aurait été tournée par un cinéaste amateur, le sergent Gal-Ladevèze en juin 1915, à une époque où les autorités n’étaient pas encore très vigilantes : par la suite, la surveillance a dû être plus efficace : ceci dit, comme on le sait pour les photographies, les soldats ont pris des images « volées » , à l’insu de leur hiérarchie, avec les moyens du bord (notamment les premiers appareils Kodak très maniables) jusqu’à la fin du conflit …
En Allemagne, l’armée laisse quelques opérateurs filmer les opérations militaires, en particulier sous la direction d’Oskar Messter, avec le même soin vigilant quant à la diffusion d’images qui pourraient démobiliser l’opinion publique : au début de l’année 1917, est créé le BUFA (Bild und Filmant), chargé de la fabrication de toutes les actualités de guerre, bientôt contrôlé par le ministère de la guerre.. Enfin, en décembre 1918, le général Ludendorff, sensible au pouvoir des images, est à l’origine de la création de l’UFA (Universum Film AG) dans le but clairement assumé de développer la propagande politique auprès de la population.
En Grande-Bretagne, les autorités mettent en place le British Topical Commitee for War films (commission des questions d’actualité britannique pour les films de guerre) : les opérateurs britanniques réalisent notamment un film documentaire de près d’une heure, The battle of Somme en 1916, qui crée un impact certain sur les 20 millions de spectateurs anglais qui le voient au cours des 6 premières semaines de diffusion : ils peuvent découvrir la dureté des combats, dont ils n’avaient pas encore l’idée : en particulier, plusieurs scènes très émouvantes montrent les corps des soldats à moitié enterrés dans la boue des tranchées.
Sur tous ces aspects, Laurent Veray a réalisé en 2003 un excellent documentaire, L’héroïque cinématographe, qui présente et contextualise de nombreux extraits de films de propagande tournés par les services français et allemand.

Les fictions du temps de guerre : l’obligation patriotique
En ce qui concerne les films de fiction réalisés au cours du conflit, le problème est déjà d’accéder à une production importante mais difficile d’accès, beaucoup de copies ayant disparues. La thèse de Joseph Daniel Guerre et Cinéma a su en restituer les constantes : il s’agit essentiellement d’illustrations plates des principaux thèmes de propagande du moment: l’Union Sacrée, l’enthousiasme patriotique de toutes les classes sociales confondues, la gloire du sacrifice individuel ou familial l’efficacité de « la machine de guerre »…
L’héroïsme militaire est vécu comme « sublimation rédemptrice » des passions humaines. Les stéréotypes humains, issus en droite ligne des lectures d’écoliers, s’étalent dans les films : l’infirmière-fille de bonne famille dévouée, l’instituteur patriote, la mère souffrante…Le brave Poilu, affligé de tous les lieux communs populistes – râleur mais courageux, débrouillard et gai luron- et toujours d’un moral à toute épreuve, affronte victorieusement d’affreux Boches, barbares et grossiers. Globalement, comme l’écrit Laurent Veray, ces films présentent donc une vision mythique et nationaliste, bien loin des préoccupations des poilus, qui ont dû être écœurés par cet étalage de bons sentiments et de clichés chauvins (comme le relève Marcel Oms, « Avec le recul du temps, l’excès de sottise déconcerte »…)
Aux États Unis, les studios de Hollywood, reflet en cela de l’opinion publique américaine, restèrent neutralistes. En 1916 encore, Thomas Ince s’était livré dans le grand film Civilisation, à une dénonciation en règle des malheurs de la guerre. Mais l’entrée en guerre des États Unis devait provoquer un retournement général : de grands artistes firent campagne pour soutenir la mobilisation, Douglas Fairbanks, Chaplin, et bien d’autres. Et une vague de films au propos sans équivoque – La fin des Hohenzollern ou La bête de Berlin– furent réalisés. Les scénaristes s’en donnent alors à cœur joie, pour représenter des soudards teutons, souvent entre deux bières, menaçant de leurs appétits libidineux la vertu de courageuses citoyennes américaines, auxquelles Mary Pickford – prête son visage d’ange (The Little American , 1917 ).Cette vague de films patriotiques fut la chance d’un Eric von Stroheim, qui devint incontournable dans les rôles d’abominables officiers prussiens au sadisme sophistiqué, obtenant ainsi le qualificatif de  » l’homme que vous aimerez haïr » . En 1918, D. W Griffith réalise Les cœurs du monde, avec son actrice fétiche Lilian Gilsh ,mélodrame très anti-allemand : il est à noter que le réalisateur s’est rendu sur les champs de bataille en France et qu’il a tourné plusieurs séquences sur place : il va finalement renoncer à utiliser ce qu’il a filmé et préfère revenir en Californie pour reconstituer les tranchées…en studio.
Dans cette production très normalisée, un film détonne : c’est celui réalisé par Charlie Chaplin, Shoulder arms (Charlot soldat), qui sort en octobre 1918. Une polémique nourrie par certains journaux anglais s’était engagée à propos de Chaplin, citoyen britannique, en âge de prendre les armes mais qui n’avait pas cru bon de rejoindre l’Europe et de participer aux combats. Celui-ci se décide à faire un film sur le conflit, malgré Cecil B. DeMille et Douglas Fairbanks, qui lui déconseillent de poursuivre ce projet car ils trouvent le sujet trop sensible. Mais Chaplin s’obstine et le film remporte un réel succès (dans le même temps, avec ses amis Mary Pickford et Douglas Fairbanks , il mène une campagne active pour que la population américaine souscrive à des emprunts pour financer la guerre, les Liberty bonds, notamment en tournant un petit film de propagande, où on le voit assommer le kaiser !). Le court métrage de Chaplin constitue une peinture très réaliste de la vie des tranchées (la boue, la pluie, les rats…) y compris dans leurs aspects psychologiques (des soldats accablés par la solitude, la déprime, la dureté des combats). Pour certains, Charlot soldat est même une critique implicite des films de propagande (quand le soldat Charlot explique à son supérieur comment il fait pour faire autant de prisonniers alors qu’il était seul, il lui rétorque : « je les ai encerclé »..). La fin du film (« paix aux hommes de bonne volonté ») peut être considérée comme conforme à l’idéal wilsonien. En tout cas, le film de Chaplin est projeté dans les hôpitaux militaires, pour redonner du moral aux combattants blessés, et avec succès.

Le cinéma de fiction entre les deux guerres : réalisme et pacifisme
Au lendemain de la guerre, le cinéma se montre discret, ne serait-ce que pour respecter le temps du deuil. Une exception mais elle est de taille, le brûlot d’Abel Gance, J’accuse, sorti en 1919. Comme l’écrit Patrick Brion, c’est tout à la fois « un mélodrame, un pamphlet contre la guerre, un poème baroque et lyrique ». Parmi les scènes extraordinaires imaginées par le cinéaste, on retiendra celle où les morts sortent de leurs tombes pour demander des comptes, notamment à ceux de l’arrière…
La production sur le sujet reprend ensuite, à la fin du muet (La Grande Parade, Verdun, vision d’histoire) et dans les années 1930, alors que le cinéma parlant s’impose petit à petit (la sonorisation des films permet de bien rendre compte des explosions assourdissantes des bombardements, du crépitement des mitrailleuses, …). A cette époque, de grands réalisateurs produisent des films qui ont marqué le public, par leur réalisme et leur message politique. Sans être exhaustif, on peut ainsi citer Quatre de l’infanterie de Willhem Pabst (1930), A l’ouest rien de nouveau, de Lewis Milestone (1930) Les croix de bois de Raymond Bernard (1931)…
Au delà de leur origine nationale, ces films, souvent inspirés d’œuvres littéraires, présentent quelques points communs. D’abord, le cinéma de l’époque est obligé de rendre compte de la réalité des combats et des conditions de vie des soldats : trop de témoins ont participé aux combats pour qu’on leur propose une version édulcorée de la guerre (en France, 45% de la population masculine sont des anciens combattants). Beaucoup d’acteurs ou de cinéastes ont connu le conflit (Raymond Bernard, Jean Renoir, Charles Vanel, Lewis Milestone, …). Un exemple bien connu est le film inspiré par le roman de Roland Dorgelès, Les croix de bois, sorti en 1919. L’auteur du livre, le cinéaste Raymond Bernard et plusieurs interprètes sont des anciens combattants : le tournage a lieu sur les champs de bataille proches de Reims, la dureté des combats et des conditions de vie sont montrées avec un réel souci d’authenticité. Ainsi, une des séquences du film représente une attaque depuis les tranchées françaises avec un soin du détail tout particulier pour le son : pendant près de 12 minutes, les poilus se ruent dans le no man’s land, alors que l’artillerie déclenche de violents bombardements sur les lignes adverses : une fois sortis des tranchées, les « poilus » sont pris par le feu des mitrailleuses allemandes. L’attaque des combattants est filmée en travelling latéral, comme si le spectateur était au cœur des combats…Le ton est patriote mais vraiment sans excès : l’un des soldats avoue après une bataille acharnée dans un cimetière, « ma victoire, c’est de survivre ». Ainsi, tous les films de l’époque, de La Grande Parade jusqu’au film de Raymond Bernard présentent une reconstitution crédible de la vie dans les tranchées, de la fureur des combats, parfois à la limite de l’horreur (on se souvient de ce plan de deux mains coupées agrippant un barbelé dans A l’ouest rien de nouveau). Par contre, il n’est encore pas question de remettre en cause la hiérarchie militaire et d’évoquer les mutineries dans l’armée française : Dorgelès qui avait prévu une scène où un soldat français était exécuté pour pillage (!) doit renoncer car les producteurs craignent la censure…
le film de Pabst, Quatre de l’infanterie, évoque aussi, dans quelques scènes assez réussies, les rapports parfois difficiles entre les combattants et ceux de l’arrière. On voit ainsi les bons bourgeois va-t-en guerre, les ménagères qui font la queue et se plaignent du ravitaillement, le soldat allemand qui rentre à l’improviste et trouve sa femme dans les bras d’un autre…Parfois, dans certains films, on trouve une critique plus ou moins explicite des gouvernements : dans A l’ouest , rien de nouveau, Paul Baumer, Katz et ses camarades discutent de la responsabilité de la guerre et certains d’entre eux mettent en cause l’empereur, les généraux, les industriels « qui ont besoin d’une guerre » : ils suggèrent plaisamment que les dirigeants s’expliquent entre eux à coups de massue ; Un peu plus tard, Paul tient un discours quasiment défaitiste devant de jeunes lycéens, en rupture totale avec la rhétorique guerrière de son ancien professeur (au début du film, ce même enseignant avait convaincu Paul et ses camarades de précéder l’appel, pour défendre au plus vite leur chère Patrie…). Il finit par déclarer qu’ « il vaut mieux ne pas mourir du tout que mourir pour sa patrie », provoquant l’indignation de son auditoire.
Un autre thème se retrouve dans de très nombreux films de l’entre deux guerres, à savoir le pacifisme et le rapprochement entre des peuples autrefois ennemis. Il faut dire que le contexte international est alors favorable : le pacte Briand-Kellog, également signé par le chancelier allemand Stressemann en 1928, vise « à mettre la guerre hors-la-loi ». En France, les anciens combattants, selon les travaux d’Antoine Prost, sont à l’évidence très sensibles aux idées du pacifisme…Un des films qui développe ce thème et qui a marqué les esprits, est celui de Léon Poirier, Verdun, vision d’histoire, qui sort en 1928. Le réalisateur, qui eu l’idée de son film après l’inauguration de l’ossuaire de Verdun en 1927, retrace la célèbre bataille en racontant l’histoire de personnages emblématiques, un français et un allemand, en utilisant des séquences filmées par les opérateurs du SCPA, en reconstituant certaines scènes de bataille…(ces séquences ont été depuis recyclées comme documents d’époque). Le film de Poirier s’attache déjà à nuancer l’image du « boche » : il fait bien la distinction entre la caste militariste prussienne et le soldat allemand de base, qui finit par se libérer des ses chaînes (au sens propre!). Surtout, il insiste sur les souffrances partagées par les combattants des deux camps. Dans une séquence très forte, dans une ambiance crépusculaire, une mère française et une mère allemande emmènent ensemble les corps de leurs enfants (cela dit, tous les esprits ne sont pas prêts à une telle réconciliation : la scène mentionnée est sifflée par le public lors de la première à l’Opéra de Paris). Dans de nombreux films, on évoque ce rapprochement entre les peuples : dans A l’Ouest, rien de nouveau, Paul passe une nuit dans un trou d’obus près du cadavre du soldat français qu’il vient de tuer, en s’excusant d’en être arrivé là (!). Dans Quatre de l’infanterie, Hans, le jeune conscrit allemand, s’éprend d’Yvette, une jeune cantinière française : à la fin du film, il agonise près d’un soldat français, à qui il tient la main…Dans Les croix de bois, le personnage principal Gilbert se laisse séduire par le chant d’un jeune allemand en train de chanter un lieder de Schumann…
Aux États-Unis, on peut remarquer un autre thème intéressant repris dans plusieurs films américains : il s’agit de la difficile reconversion des vétérans de la première guerre mondiale, à leur retour au pays. On trouve nombre de déclassés, qui subissent amèrement l’ingratitude de leur mère-patrie : James Allen dans Je suis un évadé de Mervin Leroy (1932), Tom Holmes dans Héros à vendre de William Wellman (1933) sont des laissés pour compte de la société américaine. Même la comédie musicale s’en mêle : dans Chercheuses d’or 1933 de Mervyn Leroy, une scène intégrée dans une brillante chorégraphie, évoque ces jeunes hommes partis pleins d’enthousiasme, revenus épuisés et blessés, et qui vont grossir les files d’attente de chômeurs aux soupes populaires à l’époque de la crise de 1929 Aucun triomphalisme donc dans cette version hollywoodienne de la guerre et qui renvoie aux très nombreux films tournés dans les années 1970 sur le retour des soldats américains de la guerre du Vietnam : elle correspond bien aux sentiments profondément isolationnistes d’une grande partie de la population américaine : cette guerre avait-elle vraiment un sens pour nos boys ? Comme on le sait, Hollywood à la fin des années 1930 prendra un certain temps avant de prendre en compte la nouvelle menace venue d’Allemagne…
Enfin, en URSS, l’angle d’attaque est bien évidemment différent : les cinéastes qui ont traité ce sujet semblent offrir une version illustrée des thèses de Lénine sur le conflit (« L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », publié en 1917) : La chute de Saint-Petersbourg de Vsevolod Poudovkine (URSS,1926) , et Arsenal de Dovjenko (1929) sont de belles réussites esthétiques. La dénonciation de la guerre n’y est pas liée à un pacifisme humanisme, mais à une attaque en règle du capitalisme fauteur de guerre. Une superbe séquence de Poudovkine montre en montage alterné, la violence d’un assaut dans les tranchées et une ruée de boursicoteurs à la corbeille de Petrograd : à l’issue de cette séquence, un carton indique : « la transaction est terminée : les deux parties sont satisfaites » sur des images de cadavres dans la boue puis on enchaîne : « trois ans : toujours et encore de la chair à canon »…Mais le cinéma soviétique est encore assez varié à l’époque pour proposer un regard très décalé la guerre : en 1933, Boris Barnet réalise Okraina, film qui évoque le conflit sur un ton ironique, y compris dans les scènes de guerre !

Veillée d’armes: les hésitations de l’avant guerre
A la veille de la seconde guerre mondiale, la situation est plus complexe , alors qu’on sent la montée des périls dans toute l’Europe. En France notamment, les idées pacifistes restent prégnantes. Le très célèbre film La Grande Illusion, tourné par Jean Renoir et sorti en 1937, connaît un grand succès populaire. Le message est clair : le cinéaste prône le rapprochement entre Français et Allemands, alors même que les nazis sont au pouvoir. Il s’en explique lors de la présentation du film aux États-Unis en 1938 : « parce que je suis pacifiste, j’ai réalisé La Grande Illusion (…) Un jour viendra où les hommes de bonne volonté trouveront un terrain d’entente (…) Aussi gênant soit-il, Hitler ne modifie en rien mon opinion des Allemands » et d’ajouter qu’il apprécie ce peuple, quelque que soit son gouvernement. De fait, son film insiste sur les solidarités sociales plus que nationales : l’aristocrate de Boeldieu (Pierre Fresnay) s’entend fort bien avec le rigide officier Von Rauffestein, interprété magistralement par Eric Von Stroheim. : ce dernier regrette que leur caste soit bientôt amenée à disparaître. De même, dans la dernière partie, Maréchal (Jean Gabin) file le parfait amour avec la belle paysanne Elsa (Dita Parlo). Nul doute que cette idylle dut faire jaser à l’époque. Mais Renoir est assez subtil pour laisser la porte ouverte à d’autres interprétations, car finalement, les deux prisonniers évadés semblent bien prêts à repartir au combat. Lorsqu’ils sont à la frontière suisse, Maréchal confie à Rosenthal : « nous allons rependre la lutte comme les copains. Il faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre, en espérant que c’est la dernière »…Même le rapprochement des peuples a des limites.
Dans sa nouvelle version de J’accuse réalisée en 1938, Abel Gance emploie les grands moyens -y compris les plus grandiloquents-pour faire passer son message pacifiste : dans une séquence hallucinée, les morts de Verdun sortent de leurs tombes et viennent hanter les vivants : l’effet est d’autant plus terrifiant que le cinéaste a recruté pour l’occasion d’authentiques « gueules cassées » dans les hôpitaux militaires, dont les visages meurtris sont comme des masques horribles à contempler. Plus tard, tout le pays s’arrête, comme un lointain écho du mot d’ordre de grève générale que les socialistes comptaient lancer en 1914 pour arrêter la guerre. Enfin, des « États généraux universels » votent que « la guerre est solennellement abolie entre tous les états et le désarmement immédiat est décrété à l’unanimité : la guerre est morte, le monde est rénové ». Et les morts, enfin satisfaits de l’établissement de cette paix universelle, s’en retournent vers l’ossuaire de Douaumont.
Mais, une tendance inverse existe aussi : dans les années qui précèdent le déclenchement du conflit et afin de préparer leur opinion publique au conflit qui s’annonce, certains cinéastes cherchent au contraire à faire ressortir les vieux antagonismes, en utilisant la première guerre mondiale comme référence guerrière. En Allemagne, les films à tendance pacifiste disparaissent, des écrans, pour laisser place à des œuvres d’exaltation guerrière. Ainsi à la suite d’Aurore de Gustav Ucicky (1933), film à la gloire des sous-mariniers, Troupes de choc 1917 de Hans Zoberlein (1934) fait un éloge direct de la valeur militaire et justifie la guerre par un plaidoyer nationaliste.
En France, certains s’en rendent compte et évoquent à nouveau les anciens conflits franco-allemands. D’une manière symptomatique, il s’agit bien de réveiller la méfiance envers un ennemi héréditaire, et non pas de dénoncer un régime totalitaire: on sait combien cette confusion pèsera lourd sur les mentalités françaises. C’est ainsi que Raymond Bernard reprend en 1937, pour le film d’espionnage Marthe Richard au service de la France le cadre de la Grande Guerre : dans la première séquence du film, il ressuscite les stéréotypes anti-allemands : un officier allemand, joué par Eric von Stroheim, avec monocle et fume-cigare, plein de morgue prussienne, fait fusiller comme francs-tireurs les vieux parents de Marthe. Le même cinéaste réalise encore en 1939 Les otages au titre explicite. Julien Duvivier avec Untel Père et Fils met en scène une famille française, qui se bat contre les Prussiens, tout au long des guerres depuis 1870…Aux États Unis, en 1941, Sergent York de Howard Hawks, évoque l’itinéraire d’un « boy » pacifiste, qui devient une figure héroïque exemplaire C’est un appel tout à fait clair à la remobilisation et à l’engagement dans le conflit

Dans les années 1950-1970 : une remise en cause radicale
Après la deuxième guerre mondiale, le contexte historique a évolué : au moment de la guerre froide et des guerres coloniales, une partie importante des milieux intellectuels et artistiques est influencée par les idées de gauche , voire d’extrême-gauche : évoquer la première guerre mondiale peut être utile pour combattre le militarisme au service des grands intérêts économiques…Ainsi, en quelques années, quelques cinéastes, souvent engagés politiquement, ont réalisé des films importants sur le sujet : on peut ainsi citer Stanley Kubrick (Les sentiers de la gloire), Joseph Losey (Pour l’exemple), Francesco Rosi (Les hommes contre), Dalton Trumbo (Johnny s’en va -t-en guerre) : sur les quatre cités, Losey et Trumbo ont été victimes de la chasse aux sorcières, Rosi est un « cinéaste matérialiste » , pour reprendre l’expression de Michel Ciment. Quand il réalise Les hommes contre, il explique qu’il a voulu montrer « à l’intérieur de la guerre, l’oppression d’une classe par une autre, d’une culture par une autre ». Kubrick est plus difficile à classer, même s’il a déclaré avoir réalisé Les sentiers de la gloire par hostilité à toutes les guerres.
Les films renvoient clairement au contexte historique de leur réalisation : si Les sentiers de la gloire ne peut pas être projeté en France, c’est bien que les autorités de l’époque craignaient qu’on fasse des rapprochements avec un autre conflit, la Guerre d’Algérie qui battait son plein. La critique implacable du haut commandement de l’armée française dans le film de Kubrick pouvait faire penser aux spectateurs que les choses n’avaient guère évolué depuis la guerre de 1914. Nicolas Offenstadt, dans son livre sur Les fusillés de la Grande Guerre (1999), précise : « les Sentiers entrent donc en résonance directe avec une actualité problématique. En 1958, l’armée élabore des projets de retour de cours martiales et mène l’offensive contre la loi de 1928, qui accordait nombre de garanties aux prévenus ». Comme l’écrit le journal Libération en 1958 : « entre le bombardement de nos lignes par nos 75 commandés par un général français et le bombardement de Sakhiet (attaque contre cette ville tunisienne par l’aviation en février 1958, qui fait plus de 70 morts) , il n’y a qu’une différence de latitude et de date. Mais le principe et la responsabilité sont les mêmes. Dans les deux cas, c’est pour satisfaire la fraction la plus chauvine de l’opinion et du Parlement qui réclament des succès, que ces deux crimes ont été ordonnés ou commis ». Et de fait, le gouvernement français va exercer de fortes pressions sur la société United Artists pour l’amener à renoncer à distribuer le film en France (jusqu’en 1975). Il va faire pression sur les autorités de différents pays pour empêcher la projection à l’étranger. Enfin, le film de Trumbo, qui évoque le sort horrible d’un soldat devenu un homme tronc, sort aux débuts des années 1970, au moment où les vétérans de la guerre du Vietnam reviennent, souvent en piteux état. Pour sa part, Rosi explique que dans son film Les hommes contre, il a repris le propos du roman d’Emilio Lussu écrit en 1938, mais en l’élargissant aux conflits de son temps : « j’ai pensé que ce point de vue pouvait suffire à lier la signification d’une guerre d’il y a cinquante ans aux guerres qui ont lieu aujourd’hui ».
Ces films abordent la première guerre mondiale de manière différente que la production précédente : s’ils s’attachent aussi à décrire l’horreur des combats, ils visent surtout certains responsables et en particulier le haut commandement militaire : on voit défiler une belle théorie de généraux ganaches, arrogants, brutaux, arrivistes….(les généraux Broulard et Mireau dans Les sentiers, le général Leone dans Les hommes contre…) Dans le film de Trumbo, ce sont les médecins militaires qui en prennent pour leur grade. En tout état de cause, la guerre qui devait être « fraîche et joyeuse » est devenue une boucherie : l’entêtement et le cynisme des principaux dirigeants sont clairement dénoncés, sans prendre de précautions comme dans le cinéma de l’entre deux guerres. On peut ainsi conclure que ces films sont plus antimilitaristes que pacifistes.. : ils prennent délibérément le parti des soldats contre leurs hiérarchies. C’est particulièrement net dans le film très réussi de Mario Monicelli, La Grande guerre, « fresque démythifiante et polémique » (Jean A. Gili) : le film raconte les mes(aventures) de deux braves types joués par Vittorio Gassman et Alberto Sordi, pris dans l’engrenage de la guerre : comme le dit le réalisateur en parlant de ces combattants, « c’étaient de pauvres diables, mal habillés, mal nourris, ignorants, analphabètes, qui allaient faire une chose qui ne les regardaient pas ».
Autre thème que beaucoup de ces films aborde : les mutineries et une justice militaire pour le moins expéditive, à une époque où les historiens avaient peu publié sur le sujet, du moins en France (le livre pionnier de Guy Pedroncini , qui évoque ce sujet, ne sort qu’en 1967). Plusieurs œuvres présentent ainsi des séquences de procès militaires, en particulier Les sentiers et Pour l’exemple, avec parfois certaines approximations : dans le film de Kubrick, les avocats s’interpellent à coups « d’objections », ce qui n’est pas vraiment la procédure en usage dans la justice française. Surtout comme le remarque Marc Ferro à juste titre, « tout ce qui figure dans Les Sentiers s’est bien produit. Mais ne s’est pas produit en même temps. Chaque élément est authentique, l’ensemble est dénué de toute réalité. » cela dit, ce défaut était déjà présent dans le livre d’Humphrey Cobb qui a inspiré le scénario. Malgré ces réserves, on peut quand même constater le film du cinéaste américain portait sur un sujet méconnu par l’historiographie française.

Par la suite, l’intérêt des réalisateurs semble retomber, et en particulier aux États-Unis : Avec la marche de l’Histoire, les cinéastes américains trouvent avec les conflits du Sud-Est asiatique d’autres images, et plus spectaculaires ( il n’y avait pas d’hélicoptères en 1914!) pour alimenter leur réflexion sur l’homme dans la guerre.
Les cinéastes européens semblent se désintéresser de la période, avec quelques exceptions heureuses . En 1962, David Lean réalise son film-épopée de près de 3 heures 30, Lawrence d’Arabie, qui évoque le rôle de cet officier britannique au Proche-Orient, chargé de provoquer la révolte des tribus de la péninsule arabique contre l’empire ottoman . Si la vérité historique n’est pas toujours scrupuleusement respectée, le film a le mérité d’attirer sur une zone de combat rarement évoqué par le cinéma et il a marqué les esprits par la qualité du jeu de son interprète principal, Peter O’Toole, qui a bien rendu toute l’ambiguïté du personnage ( le film fait aussi connaître au public occidental un jeune acteur égyptien ,Omar Sharif. Anthony Quinn joue un improbable prince Faycal…)
En France , on peut citer deux films réussis qui abordent un aspect encore trop laissé dans l’ombre, le rôle des troupes coloniales. Fort Saganne d’Alain Corneau (1982) ,en une brève mais forte séquence, montre les Sahariens du lieutenant Saganne, pris sous un terrible déluge d’obus, quelque part dans la boue de France, refuser de suivre dans une contre-attaque suicidaire, le chef qu’ils ont pourtant accompagné fidèlement dans les escarmouches des confins algériens.
La victoire en chantant de Jean Jacques Annaud, avec une ironie mordante, s’en prend aux affrontements impérialistes, qui font de l’Afrique aussi un champ de bataille : les méthodes de recrutement des tirailleurs indigènes, le racisme des petits blancs promus officiers, l’insouciance de la vie humaine, la bêtise des « stratégies» militaires, sont dénoncés avec une allégresse vacharde par un Jean-Jacques Annaud iconoclaste. Mais cette satire repose sur des faits malheureusement bien réels.

Depuis les années 1980 : des visions multiples
Depuis cette période, l’intérêt des cinéastes pour la première guerre mondiale ne s’est pas démenti et le rythme s’est même accéléré récemment (La vie et rien d’autre et Capitaine Conan, de Bertrand Tavernier, La Tranchée de William Boyd, La chambre des officiers de Marc Dugain, Un long dimanche de fiançailles de Jean Pierre Jeunet, Les âmes grises de Philippe Claudel, Joyeux Noël de Christian Carion, Les fragments d’Antonin de Gabriel Le Bomin, La France de Serge Bozon sans oublier Le cheval de guerre de Steven Spielberg). Et on ne compte pas dans cette production les nombreux téléfilms réalisés sur le sujet et qui sont parfois des vraies réussites (Le Pantalon d’Yves Boisset diffusé en 1996 ou Les tranchées de l’espoir de Jean-Louis Lorenzi en 2003). Cette engouement est peut-être dû aux succès populaires de certains de ces films comme ceux de Jeunet (6,5 millions de spectateurs à sa sortie) et de Carion (plus de 2 millions).
On sait aussi qu’un certain renouveau historiographique s’est manifesté à propos de la première guerre mondiale. Déjà, les idées de George Mosse sur la brutalisation des sociétés européennes à l’issue de cette guerre se sont répandues et notamment en France ( De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, paru en français en 1990 ) : pour lui, le conflit a été le théâtre d’une violence sans précédent, qui a perduré en temps de paix et il y voit une des explications possibles à l’émergence des mouvements extrémistes d’après guerre. Depuis plusieurs années, l’équipe des historiens du mémorial de Péronne (Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Laurent Veray..) a multiplié les publications alors que d’autres chercheurs ont adopté des visions différentes (Rémy Cazals, Fréderic Rousseau, Nicolas Offenstadt). Un des débats qui a agité le monde universitaire a porté sur la nature de l’engagement des soldats confrontés à cette violence extrême : les historiens comme Audoin-Rouzeau ou Becker estiment que les soldats ont tenu par conviction patriotique, en fonction du contexte culturel dans lequel ils ont évolué depuis leur enfance…A l’inverse, les historiens de l’ « école de la contrainte » pensent que les soldats ont tenu à cause de l’encadrement de la hiérarchie militaire, qui n’hésite pas à réprimer de manière extrêmement sévère…
Bien sûr, Les films récents ne posent pas le problème en termes universitaires mais reprennent certaines idées évoquées . On peut ainsi relever que les scènes de bataille sont de plus en plus réalistes et insistent sur la violence des combats (cf Capitaine Conan, Un long dimanche…). Dans le film de Jeunet, le cinéaste a dit s’être inspiré des fameuses séquences de Steven Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan, pour décrire l’âpreté des combats. Bertrand Tavernier , dans Capitaine Conan, adapté du roman de Roger Vercel, présente un personnage qui ne vit que par la guerre et se retrouve complètement déboussolé quand le conflit s’achève : l’officier interprété par Philippe Torreton est l’image même de ces petits bourgeois qui ont trouvé un sens à leur vie dans le combat et qui sont complètement désemparés lorsque la paix survient (l’une des dernières séquences présente un Conan revenu à la vie civile aigri, abruti par l’alcool…).. Ces classes moyennes déconfites seront une proie rêvée pour les idéologies d’extrême droite de l’entre deux guerres (le personnage Conan aurait en partie inspiré par Joseph Darnand, héros de la première guerre mondiale, et qui terminera à Vichy comme secrétaire d’état à l’Intérieur en 1944).
De même, on peut relever que beaucoup de ces films d’une certaine façon prennent partie dans le débat historiographique sur le consentement des combattants : en effet, plusieurs films insistent sur les conduites déviantes des soldats. Comme le rapporte Nicolas Offenstadt, « tous ces films, à l’exception de La Chambre des officiers, donnent une place importante aux refus de guerre, évoquent la désertion, la répression disciplinaire ». Un long dimanche de fiançailles évoque la vague de mutilations volontaires, Joyeux Noêl rapporte les épisodes de fraternisation sur le front en décembre 1914 .D’ailleurs, comme le constate avec une certaine amertume Annette Becker, « du point de vue de l’espace public, nous (les historiens du mémorial de Péronne) avons perdu depuis longtemps ». En particulier, le film de Christian Carion , qui a connu un réel succès populaire comme nous l’avons déjà dit, est peu apprécié des historiens de cette école : avec une certaine prétention, son metteur en scène prétend « briser un tabou » (le site officiel du film précise : « une histoire vraie que l’Histoire a oubliée ») . Il estime que ces fraternisations sont une des premières étapes de la construction de l’Europe d’aujourd’hui : il déclare ainsi en 2004 : « ma conviction est que ces soldats rebelles ont posé la première pierre de la construction européenne ». Annette Becker rapporte qu’elle a beaucoup ri pendant la projection et qu’elle a eu le droit à des regards noirs…Et de dénoncer la démagogie du film : « pour le public, il est plus facile de croire que nos chers grands-pères ont été forcés de faire la guerre par une armée d’officiers assassins ».
Enfin, plusieurs films récents se sont attardés sur les conséquences de la guerre : La vie et rien d’autre, Un long dimanche de fiançailles, La chambre des officiers, Les fragments d’Antonin évoquent des sujets qui avaient été peu abordés précédemment : les disparus, l’exploitation commerciale de la souffrance, les « gueules cassées » et leur difficile réinsertion dans les sociétés d’après guerre, les traumatismes liés à la guerre…Sur ces sujets, le film de Tavernier est particulièrement réussi : le commandant Dellaplane, interprété par Philippe Noiret, est confronté à un problème bien réel : l’identification des 300 000 disparus du conflit. Les dix premières minutes du film montrent une galerie impressionnante de soldats abîmés par la guerre (mutilés, gazés, amnésiques…). Dans Les fragments d’Antonin, le cinéaste Gabriel Le Bomin utilise quelques séquences tournées entre 1916 et 1918 dans certains centres hospitaliers comme le Val de Grâce, où l’on voit des soldats souffrant de « blessures invisibles », qui apparaissent paralysés ou atteints de chocs nerveux très impressionnants.

La représentation de 14-18 au cinéma est donc différente selon les époques et les cinéastes de chaque période ont présenté leur vision selon le contexte historique de leur temps, découvrant des aspects occultés à d’autres moments (par exemple, les fusillés par exemple ne sont jamais mentionnés avant 1945).
Une constante apparaît sans doute : la violence de cette guerre en fait LA guerre par excellence : dès les années 1920, les films ont tous la volonté de dénoncer ces combats d’une cruauté sans égal, sans réel enjeu idéologique…Aucun réalisateur, sauf pendant le conflit lui-même, n’a vraiment pris à son compte une vision patriotique de la guerre, à quelques très rares exceptions : la guerre de 1914-1918 ne peut être considérée comme une guerre juste, à la différence de la seconde guerre mondiale, où les combats les plus âpres sont justifiés par le caractère démoniaque de l’adversaire nazi…..
D’autre part, la violence des combats, les personnages excessifs de certains officiers, les conditions de vie éprouvantes des combattants en font une guerre très « photogénique », même si une certaine histoire n’y trouve pas toujours son compte. A ce titre, la première guerre mondiale est un sujet de choix pour le cinéma, et notamment le cinéma engagé politiquement. D’une certaine façon, il se fait aussi l’écho des débats qui ont agité les historiens : les réalisateurs s’intéressent aussi à ce qui a fait tenir les hommes pendant quatre ans, sujet qui divise encore les chercheurs…En ce sens, il peut constituer aussi un stimulant pour la réflexion historique.

(ce texte reprend des parties de l’article écrit par Dominique Chansel, pour le numéro des Rencontres Cinématographiques d’Alsace consacré au film de Bertrand Tavernier, La vie et rien d’autre)

voir aussi filmographie sur la première guerre mondiale à l’écran

Quelques textes à propos des films importants sur la seconde guerre mondiale

        Quand on aborde l’histoire des mentalités à travers le cinéma, il est toujours intéressant d’étudier les déclarations d’intention des cinéastes eux-mêmes ainsi que les réactions de la critique et des historiens. On peut constater alors des décalages, des malentendus,…ainsi que des interprétations qui ne seraient peut-être plus les mêmes aujourd’hui (le cas est frappant pour les films qui ont provoqué des polémiques à leur sortie comme le Chagrin et la Pitié ou Lacombe Lucien).
Afin de compléter l’article sur la Mémoire de la seconde guerre mondiale dans le cinéma français, voici donc un ensemble de textes sur quelques films importants réalisés sur la Seconde Guerre mondiale.

la Bataille du Rail :
«C’est d’abord à la gloire méritée des cheminots que la coopérative du cinéma a réalisé ce film admirable. Un jeune metteur en scène, René Clément a su transcrire au cinéma leur résistance passive, puis de plus en plus active, leur lutte sourde et efficace, leurs sabotages, et pour finir, conjugués avec ceux des partisans, leurs exploits magnifiques dans la bataille de la libération pour empêcher les trains de renfort allemands d’atteindre la Normandie.(…)
Victoire des cheminots, victoire aussi des cinéastes français : ce film, refusé par les exploitants parce que sans concession au public comme ils disent , ce film bat tous les records de recettes à l’Empire».
(Pol Gaillard, L’Humanité, 1946)

«Ce film réalisé par René Clément à la gloire de la Résistance du rail vaut par la simplicité et la vérité du jeu des protagonistes dont beaucoup sont des cheminots avec lesquels les artistes se sont fort adroitement confondus. Mais l’ouvrage a d’autres qualités et d’abord il est passionnant comme un roman d’aventures de caractère supérieur. Le côté d’ironie légère (tellement dans le caractère français et dans les caractères des personnages) de certaines scènes, le magnifique déraillement du train allemand, tels que les Américains ne me paraissent pas, avec tous leurs moyens, en avoir réalisé de semblable».
(Jean-Jacques Gauthier, le Figaro, 1946)

«La Bataille du Rail relève d’une tendance principalement illustrée par les cinémas suédois et soviétiques de la grande époque, mais qui comptaient jusqu’ici peu de représentants en France, celle de la fidélité au réel (…) Presque tout a été tourné en extérieurs, dans les dépôts de machines, les postes d’aiguillage, les gares et les ateliers».
(Denis Marion, Combat, 1946)

«Le film de René Clément abonde en trouvailles admirables tant du point de vue de l’expression cinématographique (celle du train fantôme égaré sur une voie désaffectée, l’exécution des otages, certains épisodes de l’attaque du train blindé…) que la valeur dramatique et humaine mais on a le sentiment qu’il manque à ces images une légère différence de température esthétique qui les cristalliserait et les rendrait dures et tranchantes comme un paragraphe d’Hemingway et de Malraux. Il s’en faut de presque rien que ce film n’égale le meilleur Eisenstein et ne dépasse les plus grands films américains».
(André Bazin, Le courrier des étudiants, 1946)

Nuit et Brouillard (1955) :
«L’idée à laquelle j’étais le plus attaché et qui me paraissait la plus importante, c’était que je ne voulais pas faire un film «monument aux morts». Ce dont j’avais très peur , c’était de faire «plus jamais ça». C’était parce que c’était de méchants Allemands mais maintenant que Hitler est abattu, c’est fini, ça n’existera plus et faisons tous nos efforts pour que cela ne recommence pas» (…) Surtout, on était en pleine guerre d’Algérie, la guerre d’Algérie commençait en France, il y avait déjà des zones dans le centre de la France où il y avait des camps de regroupement -ce n’était pas des camps de concentration, mais où déjà les automobilistes n’avaient pas le droit d’arrêter leurs voitures, où il y avait des gendarmes et tout ça (…) Bon, moi je sentais que ça pouvait recommencer justement (…) Je voulais un film qui dise aux gens, non pas «n’oubliez pas» mais «cherchez à comprendre pourquoi ça arrive. Surtout n’attendez pas que ce soit arrivé pour vous en préoccuper». Je parlais en effet souvent de la sonnette d’alarme. C’était la terreur que cela recommence».
(entretien avec Alain Resnais, 1986)

«Alain Resnais nous donne une leçon d’histoire, cruelle sans doute mais méritée.
Il est quasiment impossible de parler de ce film avec les mots de la critique cinématographique. Il ne s’agit ici ni d’un documentaire ni d’un réquisitoire, ni d’un poème mais d’une méditation sur le phénomène le plus important du XX° siècle.
Nuit et Brouillard traite en effet de la déportation et du phénomène concentrationnaire avec un tact sans défaillance et une rigueur tranquille qui en font une ouvre sublime et «incritiquable» pour ne pas dire indiscutable.
Toute la force de ce film en couleurs qui s’ouvre sur des images d’herbes repoussées au pied des miradors, réside dans ce ton d’une douceur terrible qu’on su trouver Alain Resnais et Jean Cayrol : Nuit et Brouillard est très précisément une interrogation qui nous met en cause : ne sommes nous pas tous des «déporteurs», ne pourrions pas tous le devenir, au moins par complicité ?
(..) lorsque la lumière se rallume, on n’ose pas applaudir, on reste sans voix devant une telle œuvre, confondu par l’importance et la nécessité de ces cent mille mètres de pellicules».
(François Truffaut, 1955)

La Traversée de Paris (1956):
«L’action se passe en 1942. À défaut d’avoir inventé la poudre, Martin fait du marché noir. Une nuit il doit transporter chez un boucher de la rue Lepic un cochon découpé en morceaux. Il est aidé dans cette expédition par un compagnon de rencontre, personnage hurluberlu à la mentalité inquiétante. La course clandestine des deux compères prend dès le départ une allure d’odyssée tragi-comique. (…) Il est permis de faire des réserves sur tel ou tel point de détail, mais on ne peut guère ne pas être séduit par le ton du récit, un ton désinvolte, narquois, impertinent, cruel, faisant fi de toute indulgence et de tout conformisme. Je parlais tout à l’heure de vitriol. Une scène comme celle du bistrot où Gabin, saisi brusquement d’une fureur sacrée, hurle son mépris des froussards, des imbéciles, des hypocrites, des envieux, des incapables, une scène comme celle-là, malgré le côté burlesque de la situation, atteint dans sa férocité à une sorte de grandeur épique. Loin d’être choqué par ce qu’on ne manquera pas d’appeler le caractère  » anarchiste  » du film, j’y vols la raison essentielle de sa saveur, de son originalité et de son insolite cocasserie».
(Jean de Baroncelli, Le Monde)

«Rien ni personne n’est épargné. Au passage, toutes les notions humaines, politiques ou sociales, sont fortement égratignées ; quant au matériau vivant, tout le monde est méchant, ou lâche, ou bête…ou les trois à la fois. S’il y a une morale au conte, elle est anarchiste : le fort brime le faible, l’intelligent ridiculise le bête, mais le fort n’est pas courageux, l’intelligent est cynique, le faible est méprisable, le bête antipathique. Il y a plutôt une leçon,celle d’une expérience : un homme tente de voir jusqu’à quel point on peut abuser d’une situation».
(Jacques Doniol-Valcroze, Cahiers du Cinéma)

L’armée des ombres (1969) :
«Mauvais souvenirs, Soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine, cette phrase de Courteline qui ouvre l’Armée des ombres est donc le reflet de votre pensée ?
«Un jour, en revoyant mon passé, je me suis aperçu du charme que les «mauvais souvenirs» pouvaient avoir. En vieillissant, je pense avec nostalgie à la période entre 1940 et 1944, car elle fait partie de ma jeunesse . (…)
-Je crois que L’Armée des ombres est un livre très important pour tous les résistants
L’Armée des ombres est le livre sur la Résistance : c’est le plus beau et le plus complet des documents sur cette époque tragique de l’histoire de l’humanité. Néanmoins, je n’avais pas l’intention de faire un film sur la Résistance. J’ai donc enlevé tout réalisme, à une exception près : l’occupation allemande. Chaque fois que je voyais des Allemands je me disais : mais où sont-ils, les dieux aryens germaniques ? Ils n’étaient pas des géants blonds aux yeux bleus, comme le voulait la légende…
-En France, la critique vous a accusé d’avoir fait des Résistants des personnages d’un film de gangsters.
C’est tellement bête ! On m’a même accusé d’avoir fait un film gaulliste ! C’est d’autant plus amusant que les gens essaient toujours de ramener à sa plus simple définition une œuvre qui ne se veut pas mais qui est , malgré tout, un peu abstraite.
(Rui Noguera, le cinéma selon Jean-Pierre Melville, petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2007)

Le Chagrin et de la pitié (1971) :
«Le très classique, «moi, monsieur, je ne fais pas de politique» n’est ce pas la porte ouverte aux fours crématoires de l’avenir? Mais si la politique fait partie de la vie, les histoires politiques pourraient donc passionner un public selon les mêmes techniques de récit que les histoires d’amour ou d’aventure ? Je le pense!
Le Chagrin et la Pitié est un film fondé essentiellement sur cette préoccupation. Et pourtant, le plus paradoxal, c’est que n’est pas un film politique. C’est un film sur le courage et la lâcheté en période de crise (…)
En haut lieu on aurait trouvé que Le Chagrin et la Pitié s’était fait une fâcheuse réputation de destructeurs de mythes et que certains mythes sont nécessaires au bonheur et à la tranquillité d’un peuple. C’est d’ailleurs pourquoi le général de Gaulle aurait fait don en temps utile de sa Résistance à des millions de Français et de Françaises qui en avaient un très grand besoin pour leur permettre d’oublier l’humiliation des années passées dans une passivité sur laquelle il n’appartient à personne qui n’a pas vécu à cette époque de porter le moindre jugement (…)
Tout ouvrage sérieux traitant de cette époque de notre Histoire reconnaît que les Résistants actifs constituaient une minorité de Français. Cela s’écrit depuis longtemps, cela se dit un peu partout»
(Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, éditions Alain Moreau, 1980)

«Certes, sa vision risque de frapper plus d’une conscience, bonne ou mauvaise. Incontestablement, elle apporte du nouveau dans le domaine du film-documentaire historique sur cette époque. Les nombreuses émissions, que j’ai vues à la télévision sur le même sujet, entretenaient systématiquement les mêmes idées reçues et confortables et même exploitaient l’événement dans un sens politique unilatéral. Cette fois, tout le monde a la parole et tout le mode s’en sert. Ce que fut la collaboration, ce que furent les complicités, ce que que fut le silence, le le savais ou je le devinais. Mais c’est la première fois que les ai vues clairement exprimés par les acteurs ou les témoins survivants, grâce à l’habileté parfois diaboliques des intervieweurs. Et ce qui m’a frappé, c’est au fond la surprenante et effrayante actualité de ce «passé». Dépouillée des prestiges de sa légende, cette histoire est celle d’aujourd’hui. Car si les personnalités ont changé, les mentalités restent les mêmes».
(Gérard Lenne, Télérama, 1971)

«Le Chagrin et la pitié nous restitue pour notre honte le vrai visage du pays dans les années 1940-1945. Sous l’acide corrosif, les tabous accumulés tombent. Décapés de leurs légendes, les mots occupation, résistance, collaboration retrouvent leur atroce vérité. Des images irréfutables, prises dans des actualités françaises, allemandes, anglaises sont commentées aussi bien par des hommes d’État que par des sans grades».
(Georges Charensol, Les Nouvelles Littéraires, 1971)

«Dans le film Le Chagrin et la Pitié, les auteurs ont choisi quelques spécimens humains qu’ils nous présentent « en liberté », apparemment du moins, et dont ils alternent les propos, sans autre commentaire que celui, invisible mais omniprésent, qui ressort de la juxtaposition ironique des images. Attrape qui peut ou qui veut le sarcasme, et chacun d’ailleurs le perçoit à sa façon et l’interprète de même. Équilibre entre les  » temps de parole  » : chacun son tour, un tour pour tous. Qui dit mieux ? De cet ensemble se dégage le profil d’un pays hideux. Ce profil n’est pas ressemblant.
D’accord, oui, assurément, pour les vérités de tous ordres, même marginales (la vérité est un garde-fou indispensable contre les idéologies). Encore faut-il qu’elles soient vraies. Or voyons un peu ce qu’on nous montre ou ce qu’on nous dit de cette « majorité silencieuse », grande accusée du film : elle accueille « assez bien » les Allemands, bêle devant Pétain, ne pense qu’à manger, tond les pauvres filles de la collaboration, crache sur les blessés vaincus, tandis que les vieux professeurs du lycée de Clermont-Ferrand ne se souviennent même plus des noms de leurs élèves fusillés… Mais que d’oublis de la part des réalisateurs ! Il y eut à Clermont la résistance intellectuelle et physique, sans réticence dans l’engagement, de l’université de Strasbourg repliée. Il y eut le sabotage collectif de la production des pneumatiques par les ouvriers et les cadres de Michelin, car la Résistance ne fut pas l’apanage d’une classe.
La majorité silencieuse ne mérite pas un mépris si souverain. Citons quelques petits faits, entre autres, qui le montrent :
Lorsqu’un aviateur anglais tombait de nuit, en parachute, dans la campagne française, les gens qui, bien involontairement, le réceptionnaient dans leur champ ou leur jardin avaient peu de chances « statistiques » d’appartenir à la Résistance (car il est vrai que les éléments permanents de celle-ci furent peu nombreux). Mais ils n’avaient aucune peine à lui procurer les faux papiers, les vêtements civils, les hébergements et les convoyeurs nécessaires ; ils le firent…
Tous les déportés jetèrent par les fenêtres des wagons, de préférence aux passages à niveau, des dizaines de milliers de chiffons de papier, portant une adresse et une phrase. Dans ces messages la proportion de ceux qui n’arrivèrent pas à destination est infime…
Dès 1941, à Paris, les familles qui portaient des colis à la prison du Cherche-Midi, de la Santé ou de Fresnes recevaient de leurs fournisseurs habituels des denrées, réputées introuvables, destinées au prisonnier…
On prétend que les juifs français furent sauvés à 95 % (j’ai lu récemment, dans le Monde -tribune d’Alfred Fabre-Luce, le 17 mai 1971-, non sans stupeur, que c’était grâce au maréchal Pétain). En fait, les rares mesures officielles du gouvernement de Vichy n’ont servi qu’à mieux identifier les victimes et n’ont protégé personne. Mais la chaîne de braves gens et de gens braves qui, sans appartenir à la Résistance, se sont transmis de main en main tous les clandestins et les ont cachés et nourris ? Elle, oui, elle a sauvé des gens. Et beaucoup… (N’oublions pas, à ce propos, qu’un seul traître, dans un village ou dans un réseau, pouvait détruire totalement l’un et l’autre, mais pour placer un traître dans tous les villages et dans tous les réseaux il faut s’y prendre longtemps à l’avance. Les Allemands le firent en Hollande, et c’est ce qui explique les énormes dégâts que ce pays a subis.) (…)
Considérons maintenant la façon dont ce film nous présente  » la Résistance « .
Certes il est amusant de mettre en valeur quelques boutades, et d’Astier de la Vigerie a bien le droit de dire que  » les résistants étaient des inadaptés  » ; ce fut probablement vrai en ce qui le concernait, mais c’est parfaitement inexact de n’importe quel groupe  » engagé « . Un chef de maquis peut expliquer son entrée dans la lutte parce qu’il n’avait pas de beefsteak dans son assiette et qu’il y en avait dans celle des Allemands – autre boutade qui se justifie dans un contexte. Seulement il n’y a pas de contexte et nous n’en saurons pas plus sur les motivations des  » inadaptés « (…)
Les réalisateurs du Chagrin et la Pitié me semblent avoir mal résisté à la tentation de braquer leurs projecteurs sur tel ou tel petit fait plus apte à surprendre et à secouer les plus amorphes des spectateurs, préférant un quart de vérité qui scandalise à trois quarts de vérité défraîchie par l’usage».
(Germaine Tillion, Le Monde, 8 juin 1971)

Lacombe Lucien (1974):
« J’étais content de ce film et je ne m’attendais pas à la controverse passionnée qu’il a déclenchée en France. Après Le Chagrin et la Pitié, le pensais que l’abcès était crevé. C’était sous-estimer la charge émotionnelle du sujet, la nervosité compréhensible des Français quand on évoque la Collaboration.
Faire un film sur le fascisme ordinaire, montrer un jeune paysan français qui aurait pu devenir résistant et qui , par accident, entre au service de la Gestapo, c’était certes provoquant mais dans le bon sens. Je souhaitais jeter un doute, forcer le spectateur à reconsidérer des idées reçues, par exemple qu’un collaborateur soit nécessairement un monstre coupé du corps social (…)
La polémique tenait au sujet, mais aussi à la façon dont je l’avais traité. Fidèle à la démarche de mes documentaires, j’évitais de porter un jugement sur Lucien, je préférais montrer le comportement du personnage avec toutes ses contradictions et même, d’une certaine manière ,tenter de le comprendre. C’était plus intéressant, plus utile que de le jeter sans appel dans les bas fossés de l’Histoire. Certains, non sans une sérieuse dose de mauvaise foi, y ont vu une justification, voire même une réhabilitation. Le film, dès sa sortie, était l’objet de violentes discussions. Ses adversaires oubliaient, ou feignaient d’oublier, que le fascisme a toujours recruté ses hommes de main dans le lumpen prolétariat, une loi historique que Marx et Engels ont été les premiers à dégager. On me reprochait aussi d’exposer la torpeur, la passivité des Français sous l’Occupation. Je me suis fait attaquer par un front commun de gaullistes et d’hommes de gauche pour qui la résistance était toute la nation. Ils veulent l’histoire comme elle aurait dû être, et non comme elle a été.
On me disait : «pourquoi avez-vous montré les collaborateurs et non les résistants ? ». Que pouvais-je répondre ? J’avais fait un film sur les traîtres, pas sur les héros. Dans le détail, si on regarde bien le film, tout est là et les différents gestapistes étaient une représentation authentique des situations politiques, économiques, sociales qui ont suscité la collaboration».
(Louis Malle par Louis Malle, Jacques Mallecot, éditions de l’Athanor, 1978)

«Aussi, croit-on à ce que l’on voit, d’autant plus que ce qu’on l’on voit appartient à la réalité banale, rien exceptionnel : c’est le quotidien de l’époque, il était abominable. Je le sais : j’y étais. La vérité d’alors n’était pas triste, elle était lugubre. Je remercie Louis Malle de ne pas s’être pas aveuglé par les complaisances cocardières d’un patriotisme à retardement. La faim, la peur, le vertige des fortunes aussi rapides qu’aléatoires, l’incertitude du lendemain politique, la tyrannie, l’omnipotence des militaires (à plus forte raison quand ils sont ennemis), l’effacement de toute justice et de toute sécurité composent un bouillon ignoble. La France y mijotait. Ce n’était pas beau à voir, encore moins à vivre. Il s’y fabriquait plus de pauvres types et de lâches que de héros. Le Chagrin et la Pitié, Français si vous saviez ont déjà eu le mérite de provoquer sur cette période de salutaires retours en arrière. Louis Malle, à ces documents, ajoute ce magistral portrait d’un pauvre type».
(Jean Louis Bory, le Nouvel Observateur, 28 janvier 1974)

« Ce film est une petite chose ignoble qu’il convient de dénoncer…Il n’y a pas une image dans ce film, où les Français ne soient montrer sous un jour détestable pendant l’Occupation. C’est que Louis Malle appelle démystifier. C’est ce que j’appelle du cinéma d’extrême-droite. D’ailleurs esthétiquement, c’est du cinéma qui date de trente ans. Du cinéma de papa comme seul un réactionnaire peut encore en faire…On appelle cela « classicisme ». En fait, ce « classicisme » c’est de l’académisme.
Après cinq ans de pompidolisme, on en est là : Lacombe Lucien est le premier film qui entreprend de déculpabiliser les fournisseurs en victimes de l’organisation nazie »
(Delfeil de Ton, Charlie-hebdo, 11 février 1974)

Le Dernier Métro (1980) :
«En 1958, écrivant avec Marcel Moussy Les Quatre cent Coups, j’avais regretté de ne pouvoir évoquer mille détails de mon adolescence liée à cette Occupation, mais le budget et l’esprit « nouvelle vague » étaient peu compatibles avec la notion de « film d’époque».
C’est en 1968 que l’envie m’est revenue de reconstituer cette époque mais j’ai été stoppé net dans mon élan par un film remarquable : Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls (…) qui entremêlait le passé et le présent avec un bonheur proustien. Le Chagrin et la Pitié n’est certes pas un film de fiction mais pas non plus un documentaire, plutôt une réflexion passionnée d’une richesse telle que plusieurs visions ne suffisent pas à l’épuiser.
Après ce choc du Chagrin et la Pitié, dix ans ont passé et, comme, tout le monde, j’ai vu une douzaine de fictions évoquant l’Occupation. Bref, je restais avec mon désir inassouvi et quelques certitudes valables pour moi seul : l’Occupation devait se dérouler presque entièrement la nuit et dans des lieux clos, il devrait restituer l’époque par de l’obscurité, de la claustration, de la précarité, de la frustration…(…) Le concept du Dernier Métro serait donc celui-ci : la survie d’un théâtre et d’une troupe, à Paris, pendant la guerre »
(François Truffaut, in Truffaut par Truffaut, éditions Chêne, 1985)

-La Rafle (2010)
« Nulle commande institutionnelle n’est à l’origine de La Rafle. L’initiative en revient au producteur Alain Goldman qui a réuni les fonds nécessaires pour financer le projet de Rose Bosh, son épouse. Sur la seule foi du sujet, la région Île de France a apporté son aide, majoritairement centrée sur les actions pédagogiques auprès des lycéens et l’édition d’un livret d’accompagnement. Ce dernier, rédigé par deux enseignants du secondaire, a été confiée à la firme privée Parenthèses, société de conseil en promotion et «stratégie opportune (sic)» qui assura également la campagne marketing du film. On peut s’interroger sur l’opportunité et la nécessité proclamée de promouvoir La Rafle auprès du public scolaire.
Le film de Rose Bosh reproduit ce que les jeunes spectateurs ont constamment sous les yeux devant leurs écrans, alors même que la place du cinéma devrait être de favoriser une rencontre exigeante et précoce avec l’art et de permettre la construction d’un regard critique. La Rafle invite par ailleurs à questionner la permanence d’une forme de sacralisation de l’événement . (…)
Quant aux exigences formelles, elles se trouvent désormais balayées par l’argument d’autorité consistant à affirmer que seuls des films « faciles d’accès » sont à même de « toucher » le plus grand nombre. Par un singulier retournement, la sacralité du sujet est invoquée pour faire taire les critiques qui soulignent la médiocrité de la mise en scène. L’autorité intrinsèque du sujet et l’entreprise morale qui la sous-tend rendraient toute objection mal venue. Lors de la promotion du DVD, Rose Bosh déclarait d’ailleurs sans ciller que les spectateurs qui n’avaient pas pleuré au spectacle de La Rafle étaient des « pisse-froid » qui rejoignaient « Hitler en esprit » : « je me méfie de toute personne qui ne pleure pas en voyant le film. Il lui manque un gène : celui de la compassion ».
il serait difficile de soutenir aujourd’hui que la « Shoah » se trouve occultée dans les manuels scolaires. Dans ce contexte, le soutien de l’Éducation nationale et de la région Île-de-France ne font que s’inscrire dans le mouvement dune culture mainstream largement relayée par les télévisions pour lesquelles le « devoir de mémoire » sur la « Shoah » -véritable « religion civile du monde occidental » (Enzo Traverso)- est devenu un stéréotype incantatoire. Un devoir procurant un bienfaisant confort moral, clos sur lui-même, privé d’introspection sur le présent, dépouillé de sa responsabilité à l’égard du futur. (…)
La bonne conscience à laquelle a donné lieu le lancement très médiatisé de La Rafle s’est nourrie enfin de l’attention portée aux pas des derniers témoins dont certains sont venus pendant de longues années parler devant des classes de collégiens et de lycéens (…)
cette confusion des genres est , elle aussi parfaitement de son temps ; elle invite les historiens à repenser à cette aune la mutation et les usages des notions de mémoire et de témoignage,tout en méditant cette hyper-réalité qui nous fait basculer de l’autre côté du miroir ».
(Sylvie Lindeperg, La voie des images, Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, éditions Verdier, 2013)

La mémoire de la seconde guerre mondiale dans le cinéma français depuis 1945

Le thème de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale apparaît au programme de plusieurs filières de Terminale. Pour aborder ce sujet difficile, le cinéma apparaît comme un moyen privilégié : il est qualifié par Henry Rousso de «vecteur du syndrome» dans son fameux livre, Le syndrome de Vichy, publié en 1987 (il y consacre un sous-chapitre intitulé l’écran des années noires). Il est aussi mentionné par les instructions officielles, qui précisent qu’il «est le grand art des mémoires et constitue une remarquable source pour identifier les mémoires et parcourir un itinéraire de leur histoire» (Eduscol, mars 2014).
Comme l’écrivait Henry Rousso dans son ouvrage fondateur, «sur l’ensemble de la période, le cinéma n’a qu’à de très rares moments anticipé l’évolution des mentalités. Il en est plutôt la cristallisation la plus manifeste et la plus imprégnante»: il est exact que le cinéma a rarement anticipé l’évolution historiographique sur cette période, sauf exceptions. On peut quand même relever que Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls sort en salle en 1971, soit deux ans avant l’ouvrage événement de Robert Paxton La France de Vichy, dont la traduction française paraît en 1973. De même, lors d’un colloque à la Sorbonne en 1992, Pierre Vidal-Naquet estimait que «trois œuvres majeures avaient plus fait pour la connaissance de l’extermination des Juifs que les historiens de métier». Et de citer les œuvres de Primo Levi, Raul Hilberg (d’abord politologue) et le film Shoah de Claude Lanzmann.
Mais s’ils ne font pas forcément avancer la recherche, les films traduisent bien les différents moments de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, car, comme l’indique Henry Rousso, le cinéma «produit ce que peu de livres d’histoires voire de romans sont capables de recréer : la proximité souveraine de l’événement, événement non vécu par les générations suivantes et de surcroît souvent occulté par les mémoires». Mais l’historien met bien sûr en garde contre le «risque de déformations optiques et donc d’anachronismes».
Avec ces remarques en tête, il est notamment intéressant d’étudier les films qui ont obtenu de forts succès populaires (La Bataille du rail, Paris brûle-t-il? et même La Grande Vadrouille…) : leur popularité montre bien le consensus de l’opinion publique sur ce qu’il convient de penser de cette période, «l’historiquement correct» à un moment donné. D’autres films ont provoqué parfois de violentes polémiques, ce qui prouve que les enjeux de mémoire sont restés sensibles longtemps après la guerre : de ce point de vue, le film Lacombe Lucien de Louis Malle, est emblématique, car il reçoit un accueil contrasté à sa sortie en 1987 et fait l’objet des très violentes critiques (cf textes sur les films). Le corpus filmique réalisé depuis 1945 est important, même s’il a pu varier selon les périodes (ces variations sont d’ailleurs souvent significatives de l’importance de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à différentes époques). Henry Rousso relève ainsi près de 200 films sur le sujet entre 1944 et 1986, soit 7% de la production annuelle de films (environs une dizaine de films chaque année).
Enfin, cette question de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français a fait l’objet de nombreuses études, soit d’historiens spécialistes de la période (Henry Rousso, Pierre Laborie) soit de chercheurs plus intéressés par l’histoire du cinéma (Sylvie Lindeperg, Suzanne Langlois, Michel Jacquet). Certains cinéastes, dont plusieurs films évoquent cette période (René Clément, Jean Pierre Melville) ont fait l’objet d’ouvrages de spécialistes et des films comme La Bataille du Rail, Le Chagrin et la Pitié, l’Armée des ombres, Au revoir les enfants,… ont été étudiés plus particulièrement (on pense notamment au livre remarquable de Sylvie Lindeperg sur le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard ).
Nous vous proposons donc d’étudier quelques moments particuliers du cinéma français sur cette question, en les articulant avec l’évolution de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale (pour approfondir cette question, nous avons également établi une filmographie et une bibliographie, ainsi qu’un ensemble de textes sur les films les plus marquants, avec déclarations des auteurs, des critiques, des historiens… ).

L’immédiate après-guerre : le cinéma au service du mythe
Juste après la fin de la guerre, le cinéma français consolide le mythe, élaboré par les gaullistes et les communistes, d’une France toute entière résistante, qui n’aurait cédé aux sirènes vichystes qu’à la marge. Comme le note Michel Jacquet, le cinéma est un art populaire, qui reste très prudent quand il aborde le sujet de l’Occupation, car il est soumis à de multiples pressions, politiques, économiques, sociales… Certains romanciers comme Jean Louis Bory (Mon village à l’heure allemande) ou Jean Louis Curtis (Les forêts de la nuit) sont plus audacieux quand il s’agit d’évoquer les aspects les plus sombres de l’Occupation.
Dès 1946, 22 films sont sortis, dont la moitié sont des montages d’archives. Ces derniers se présentent comme une mémoire cinématographique immédiate du conflit : au cours de la Libération de Paris, entre une vingtaine et une centaine d’opérateurs tournent en direct les différents événements de l’insurrection parisienne, entre le 20 et le 26 août 1944. Ces séquences sont utilisées dans le film La Libération de Paris, sorti à l’automne 1944, qui veut montrer la communion de tous les résistants : le montage rappelle les temps forts de l’insurrection, l’arrivée de la 2ème DB, le discours du général de Gaulle à l’Hôtel de Ville. Le film se veut consensuel : Paris est bien tenu par les insurgés et les hommes de Leclerc sont montrés comme de simples supplétifs (!). Il insiste sur le rôle de la police parisienne, qui a beaucoup à se faire pardonner. Les extraits du discours gaullien évoquent la communauté ressoudée.
Dans les films de fiction, deux œuvres sont notables ; tout d’abord, La Bataille du Rail, film réalisé par René Clément, alors connu pour avoir tourné un documentaire en 1942 –Ceux du rail-, apprécié par les cheminots. Le réalisateur, ainsi adoubé par les personnels, les communistes, et… la direction de la SNCF, tourne un film sorti en février 1946, remarqué par la critique et le public, primé deux fois au festival de Cannes. Il présente d’abord les différentes formes de résistance des cheminots, sous une forme quasi documentaire (on voit notamment l’exécution de six d’entre eux, fusillés «pour l’exemple» par les Allemands). Puis, il évoque tous les moyens employés par la Résistance-Fer, aidée par certains maquis, pour retarder l’arrivée du train blindé Apfelkern, envoyé sur le front de Normandie. Cette œuvre, trop rapidement assimilée au néoréalisme italien, a de réelles qualités formelles : surtout, elle montre une communauté du rail unie dans l’action, des plus humbles cheminots aux cadres et ingénieurs de l’entreprise. Le même cinéaste participe également à un autre film unanimiste, Le Père tranquille, écrit et interprété par l’acteur Noël-Noël. Dans ce film sorti en 1946 et qui connaît un réel succès, la période de l’Occupation est traitée sur le ton de la comédie. Un petit notable de province, Édouard Martin, petit assureur bien tranquille, amateur d’orchidées, s’avère être le chef d’un réseau de résistance. Le cinéaste présente une image très «gaulliste» des Français : soudés contre l’occupant, ils semblent avoir tous «résisté» , d’une manière ou d’une autre, quelle que soit leur classe sociale (ce sont souvent des Français moyens, garagiste, petit commerçant… ). Comme certains historiens du cinéma, on peut estimer que le film dédouane cette population française de sa passivité apparente : même les «têtes brûlées» des jeunes résistants doivent rentrer dans le rang.
D’ailleurs, les réalisateurs qui s’écartent de cette vision consensuelle se font sanctionner par le public : La Grande Illusion de Jean Renoir, qui avait connu un grand succès en 1937 et qui ressort après guerre, choque le public par son message pacifiste et sa volonté de présenter de «bons Allemands». Marcel Carné tourne Les Portes de la Nuit, avec un scénario de Jacques Prévert, sur Paris pendant l’hiver 1945, évoquant le monde louche des trafiquants du marché noir, des collaborateurs, et aussi les désillusions de la Libération. Mais cette vision très sombre n’est pas encore acceptée, peut-être parce qu’un peu trop réaliste. Le film subit un échec à sa sortie.

Le temps du désenchantement
Au cours des années 1950, le temps du consensus national autour des valeurs de la Résistance est révolue. C’est l’époque de la Guerre froide (les ministres communistes doivent quitter le gouvernement Ramadier en 1947) et le temps semble à l’indulgence envers le régime de Vichy et les collaborateurs (en 1954, Robert Aron publie Histoire de Vichy 1940-1944, d’une grande «compréhension» envers l’État français. Dans cette période, plusieurs lois d’amnistie sont votées pour les condamnés de la Libération en 1947, 1951 et 1953 : seuls les cas les plus graves sont exclus du cadre législatif). Ainsi, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est mise en veille car l’heure n’est plus à la glorification d’une France unanimement résistante : le temps des divisions est venu. De toute façon, le sujet intéresse moins et les réalisateurs et le public : selon Henry Rousso, seulement 11 films sur le thème sont sortis entre 1947 et 1958. Mais dans ce climat déprimé, le cinéma français commence quand même à apporter quelques retouches au tableau sans nuance  de la France de 1940-1945 tel qu’il apparait dans les premiers films sortis après la Libération.
Ainsi, des personnages français peu recommandables apparaissent sur les écrans : par exemple, le film Manon est réalisé par Henri-Georges Clouzot (le cinéaste avait été interdit de tournage à la Libération pour avoir tourné pour la Continental, société de production allemande, et surtout pour avoir présenté une image négative de la France dans son film Le Corbeau). Dans son adaptation de Manon Lescaut, alors que le roman est transposé dans la période de la Libération, le réalisateur abîme quelque peu la légende née dans l’immédiate après-guerre : ainsi, il fait clairement allusion à la collaboration «horizontale» et aux femmes tondues, ainsi qu’aux trafiquants du marché noir (dont notamment un officier résistant qui se livre à des activités peu glorieuses par amour… ). Et ces personnages pas très reluisants se retrouvent dans plusieurs films de l’époque.
Un autre film, sorti en 1956, frappe le public par son ton sarcastique : il s’agit de La Traversée de Paris, adapté du roman de Marcel Aymé, réalisé par Claude Autant-Lara avec deux grandes vedettes Jean Gabin et Bourvil dans les rôles principaux : la vision du cinéaste sur la période de l’Occupation est très réaliste et très noire : tous les Français, et notamment les boutiquiers, patrons de bistrot… apparaissent comme des profiteurs ou des lâches. Seul Grandgil, joué par Gabin, se met au dessus de la mêlée, avec un mépris non dissimulé pour les « salauds de pauvres ».
D’autre part, certaines questions, plus ou moins occultées à la Libération commencent à émerger, et notamment le sujet de la déportation. En 1947, Jean-Pierre Melville décide d’adapter à l’écran Le Silence de la mer, le bref roman de Vercors publié clandestinement en 1943. Le cinéaste, lui-même membre des FFL, s’entoure d’un luxe de précautions, car il sait bien que le personnage de Von Ebrennac, image même de l’officier allemand très cultivé et sincèrement francophile, pourrait troubler l’opinion publique. Aussi, avec l’accord de l’auteur, ajoute-t-il une scène qui n’existe pas dans le livre, dans laquelle les massacres de Treblinka sont clairement exposés. Surtout, en 1956, sort le célèbre court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard... Toute la genèse du projet ainsi que les réactions qu’il a suscitées ont été précisément étudiées par Sylvie Lindeperg. Il s’agit d’une commande du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dirigé alors par Henri Michel, pour commémorer les dix ans après la libération des camps. Resnais s’est inspiré du livre d’Olga Wormser et d’Henri Michel, La tragédie de la déportation. On sait que le cinéaste, alors connu pour ses documentaires engagés, a réuni de très nombreuses archives filmiques dans toute l’Europe, et qu’il a «emprunté» quelques images au film de Wanda Jakubowska, La Dernière Étape. Le commentaire a été écrit par Jean Cayrol, lui même déporté à Mathausen. Surtout, le réalisateur est allé sur place à Auschwitz tourner des séquences en couleur dans le camp d’extermination : le montage de ces séquences avec les documents d’archives en noir et blanc permet au spectateur de ressentir la distance historique du sujet, mais aussi son actualité. Comme on le sait, le projet connaît bien des déboires, en particulier avec la censure qui refuse que l’on montre un gendarme français gardant le camp de Pithiviers (en fait, il s’agit de celui de Beaune la Rolande). Finalement, le cinéaste, le producteur et Henri Michel acceptent qu’on occulte le fameux képi, mais les problèmes ne sont pas terminés : sous la pression de l’ambassade de l’Allemagne fédérale, le film est retiré de la sélection officielle au festival de Cannes mais une contre-campagne s’organise, avec les associations d’anciens déportés et l’appui des Cahiers du Cinéma, et il est finalement projeté dans une section parallèle. L’intelligence du commentaire et du montage (Resnais est notamment assisté par Chris Marker) font d’emblée de ce film une référence absolue sur l’univers concentrationnaire et la critique est presque désemparée : François Truffaut peut ainsi écrire: «Nuit et Brouillard est un film sublime dont il est très difficile de parler : tout adjectif, tout jugement esthétique sont déplacés à propos d’une œuvre, qui, plutôt qu’un réquisitoire ou poème, emprunte l’aspect d’une méditation sur la déportation. Toute la force du film réside dans le ton adopté par les auteurs : une «douceur» terrifiante; on sort de là ravagé et pas très content de soi». Par contre, peu de commentateurs relève que la fin du film est en fait une allusion à peine voilée aux tortures et aux massacres alors en cours dans la guerre d’Algérie («nous qui feignons de croire que cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin»). Surtout, Nuit et brouillard ne fait quasiment aucune allusion au judéocide et aux mécanismes de l’extermination des Juifs. De fait, selon Sylvie Lindeperg, Alain Resnais et Olga Wormser avaient bien prévu une séquence sur ce sujet mais Cayrol ne l’a pas retenue dans son commentaire. Il semble bien qu’il y ait eu débat entre le cinéaste, l’historienne et l’écrivain. Pour expliquer cette absence d’allusion aux centres d’extermination, Sylvie Lindeperg avance plusieurs hypothèses : il est ainsi possible que «Cayrol (ait) été enclin à privilégier son expérience et son point de vue de résistant déporté». Il faut dire qu’à l’époque l’extermination des juifs était connue mais qu’on n’avait pas vraiment conscience de sa spécificité : comme l’écrit Mme Lindeperg, «son évocation ne constitue nullement un enjeu mémoriel» (le livre de Léon Poliakov, Le bréviaire de la Haine paraît en 1951, mais l’ouvrage de référence de Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, paru aux États-Unis en 1961, n’est traduit qu’en 1988) : Annette Wieviorka , dans sa thèse sur Déportation et Génocide, explique que le camp de référence de l’époque est plutôt Buchenwald, où sont surtout rassemblés les déportés politiques, plutôt qu’Auschwitz, où sont exterminés les déportés raciaux. L’historienne écrit : «jusqu’aux années 1960, l’idée s’impose « d’unifier le sort de tous les déportés en faisant de tous les camps, Birkenau et Buchenwald, Dachau et Treblinka, un seul grand camp mythique ouvert en 1933 et libéré en 1945, où tous, Juifs et non-Juifs, auraient connu indifféremment le même sort : Nuit et Brouillard est emblématique de cette vision ». En tout état de cause, l’œuvre de Resnais est dérangeante pour son époque, alors que l’opinion n’est pas encore prête à entendre certaines vérités sur les camps ainsi que sur la responsabilité de l’État français dans les déportations.

De Gaulle au pouvoir: le retour du mythe ?
Quand le général de Gaulle revient au pouvoir en mai 1958, la production de films sur la Seconde Guerre mondiale est au plus bas : un seul en 1957 ! Les chiffres des années suivantes semblent bien confirmer qu’il y a eu un «effet de Gaulle» sur la production cinématographique française. Selon Sylvie Lindeperg, dix films s’intéressent à la Seconde Guerre mondiale dès 1959, 70 films (en y incluant les documentaires) dans la décennie suivante. Certains films, comme La Ligne de démarcation de Claude Chabrol, remettent au goût du jour l’idée que tous les Français ont résisté à leur manière: le curé, le garde-chasse, l’aristocrate… Le cinéaste n’était d’ailleurs pas très content de ce film de commande : «j’ai eu l’impression de faire un epinaloscope (…) Je trouve que cela correspond parfaitement à la codification admise de tous les films de la Résistance. C’est à dire : tous les occupants sont des méchants, avec une petite nuance c’est à dire que les gens de la Wehrmacht sont moins méchants que les gens de la Gestapo et bien entendu toute la France est résistante, à l’exception de quelques salauds idiots (…). J’ai suivi ce schéma parce qu’il me l’était demandé». En bref, le cinéma prend, sans surprise, une tonalité plus gaulliste et plus militaire (Babette s’en va-t-en guerre, Normandie-Niemen, Un taxi pour Tobrouk), qui met les FFL à l’honneur. Deux films de fiction de cette période sont particulièrement «dans le sens de l’histoire».
Paris brûle-t-il? est un des films exemplaires de cette période, réalisé en 1966 par René Clément, metteur en scène désormais aguerri sur ces sujets (depuis 1945, il a déjà tourné La Bataille du Rail, Le Père tranquille, Jeux interdits, Le Jour et l’Heure). Le scénario du film s’inspire du best-seller homonyme de Larry Collins et Dominique Lapierre, publié en 1964. Mais le film est produit par la Paramount qui impose ses propres hommes, à côté des scénaristes français (Pierre Bost et Jean Aurenche sont ainsi «secondés» par Francis Ford Coppola et Gore Vidal) ; la distribution de Paris brûle-t-il ? est prestigieuse et internationale, avec l’idée non dissimulée de faire «mieux» que la superproduction de Darryl Zanuck, Le jour le plus long, sortie peu de temps auparavant : Alain Delon en Chaban-Delmas, Bruno Cremer en colonel Rol-Tanguy, Jean Paul Belmondo en Yvon Morandat, Glenn Ford en général Bradley, Yves Montand en sergent Bizien, Kirk Douglas en général Patton, Orson Welles en consul Nordling, Gert Fröbe en général Von Choltitz… René Clément refuse quand même qu’on prenne un acteur pour incarner le général de Gaulle: «on peut représenter le diable, pas le bon Dieu», selon le cinéaste.
Le film est centré sur les actions des insurgés (le débat entre gaullistes et communistes sur l’opportunité de lancer l’insurrection est bien montré), l’arrivée de la 2ième DB, mais aussi sur le «cas de conscience» de Von Choltitz, qui a été chargé par Hitler de brûler Paris mais qui hésite à donner suite. La couverture médiatique du film est très importante : un gala a lieu pour la présentation du film au palais de Chaillot devant 2500 personnes, Yves Montand chante depuis la tour Eiffel. Cette opération de promotion s’apparente pour certains à de la propagande électorale, juste avant des élections législatives délicates pour le pouvoir gaulliste, et elle est dénoncée avec vigueur par la presse de gauche. De fait, dans le film, les dirigeants gaullistes sont très présents à l’écran (Jacques Chaban-Delmas, Yvon Morandat, Alexandre Parodi, Edgar Pisani… ). Par contre, les communistes ne sont représentés que par le colonel Rol-Tanguy. En plus, les chefs liés au général de Gaulle apparaissent comme les plus avisés, soucieux d’épargner des vies humaines dans la population parisienne (dans un cinéma, on voit des images d’actualité de l’époque qui montrent Varsovie dévastée par les bombes allemandes en août 1944). On peut aussi remarquer que certaines personnalités «gênantes» sont occultées : ainsi Georges Bidault, alors président du CNR, mais qui a eu le tort de s’opposer au général de Gaulle sur l’indépendance de l’Algérie, n’est pas présent (quand le réalisateur monte des images d’archives sur le défilé de la victoire sur les Champs Élysées, il prend soin de ne pas faire apparaître le chef résistant). De même, Maurice Kriegel-Valrimont, dirigeant important de la résistance communiste à Paris, est absent car il est devenu renégat pour le PCF depuis les années 1960. Comme le dit le général de Gaulle quand il visionne Paris-brûle t-il ?, «c’est un film raisonnable», autrement dit très politiquement correct. L’historienne du cinéma Denitza Bantcheva défend le cinéaste, en affirmant qu’il a quand même réussi à donner à son film un ton personnel. Elle relève notamment les quelques scènes d’humour (!), par exemple quand Yvon Morandat s’empare de l’hôtel Matignon, seul avec sa femme ; ou lorsque que le lieutenant de la Fourchadière investit l’appartement d’une vieille dame très digne près du Luxembourg pour faire le coup de feu contre les Allemands. A l’opposé, elle évoque aussi quelques épisodes tragiques sur lesquels insiste René Clément et qu’il a voulu intégrer dans le scénario : le départ d’un train de déportés, l’exécution des jeunes étudiants à la Cascade du Bois de Boulogne. Pour elle, le film met plus en avant le peuple de Paris qu’un certain chef charismatique et elle note que le film a fait une tournée triomphale en URSS…
Un autre film de cette période marque mais aussi déconcerte le public et les critiques : il s’agit de L’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville, sorti en 1969 et qui est adapté du livre de Joseph Kessel publié en 1943. Le cinéaste rappelle qu’il a voulu évoquer cette époque car elle lui tient beaucoup à cœur : « l’époque de la guerre a été abominable …et merveilleuse (…) En vieillissant, je pense avec nostalgie à la période entre 1940 et 1944, car elle fait partie de ma jeunesse». Melville fait donc le récit de l’activité de quelques hommes et femmes de la Résistance intérieure, entre octobre 1942 et février 1943, tous amenés à disparaître : Gerbier, interprété par Lino Ventura, Luc Jardie en chef de réseau incognito (Paul Meurisse), Mathilde (Simone Signoret)… Les personnages sont inspirés de personnalités réelles : seul celui de Gerbier est inspiré par plusieurs chefs résistants, Luc Jardie correspondrait au philosophe Jean Cavaillès, Mathilde est un avatar de Lucie Aubrac. Apparemment, le film semble se conformer à un certain académisme : il dispose d’un gros budget, il est interprété par de nombreuses vedettes confirmées et c’est un hommage à ceux qui ont pris le risque de s’engager dans lutte aux côtés de de Gaulle (le général apparaît même de dos dans le film, dans une scène qui n’est pas dans le livre : Luc Jardie se voit féliciter par le chef des Français libres). Henry Rousso parle d’un «gaullisme discret, sans ostentation» à propos de ce film. Mais l’œuvre a déconcerté à sa sortie : si les codes sont bien respectés (tortures, exécutions, évasions… ), le film frappe par son aspect épuré et parfois ambigu : peu de dialogues, des héros «discutables» selon l’expression de Melville, des scènes gênantes (l’exécution du traître). Les personnages apparaissent comme isolés, implacables, et le réalisateur ne nous dit rien de leurs motivations pour s’engager dans la Résistance (alors qu’elles étaient bien développées dans le livre de Kessel). On a été jusqu’à reprocher à Melville de présenter ses personnages de résistants comme les gangsters de ses autres films, critique sans doute excessive (cf textes films)… Reste un récit objectif et crédible, qui fut apprécié par les résistants comme plutôt authentique.
Mais dans ces années 1960, le cinéma français se permet aussi d’aborder la période de la Seconde Guerre mondiale sur un ton quelque peu déconcertant, celui de la comédie. Ainsi voit-on sur les écrans plusieurs films de ce genre, qui obtiennent un succès populaire considérable : Babette s’en va-t-en guerre de Christian Jacque, La Vie de château de Jean-Paul Rappeneau et La Grande Vadrouille de Gérard Oury tous deux sortis en 1966, (dans les années 1970 va commencer la série consacrée à la septième compagnie : le premier film, réalisé par Robert Lamoureux, sort en 1973 (Mais où est donc passée la septième compagnie? ). A titre indicatif, La Grande Vadrouille a attiré près de 17 millions de spectateurs depuis sa sortie et a été diffusée à 17 reprises à la télévision : c’est le troisième film français au classement des entrées en France, toutes époques confondues.
Sans s’appesantir sur cette production cinématographique, les historiens du cinéma ont quand même relevé quelques points intéressants. D’abord, ces films ont comme personnages principaux des «Français moyens» aux prises avec la grande Histoire : une bonne un peu godiche dans Babette (jouée par Brigitte Bardot), un gentleman-farmer bedonnant dans La Vie de château (Philippe Noiret), un chef d’orchestre acariâtre (Louis de Funès) et un peintre en bâtiment (Bourvil) dans La Grande Vadrouille : tous ne sont pas à priori des héros mais les circonstances en décident autrement et, avec bien des hésitations et des maladresses, ils se comportent en bons patriotes, luttant à leur façon contre les occupants… Les Allemands dans ces films sont soit des clichés incarnés (La Grande Vadrouille) soit complètement ridicules : dans Babette, Francis Blanche interprète le personnage de « papa Schültz », un méchant SS qui fait plus rire que trembler, en promettant de « zévères fusillades ». Ainsi, ce cinéma apporte, selon l’expression de Sylvie Lindeperg, une « immense satisfaction cocardière » : les Français, toujours débrouillards et pleins de bons sens, n’ont pas de mal -semble-t-il- à tromper des soldats allemands plus bêtes que méchants… Au moins à l’écran, le «brave petit Français» l’emporte sur l’occupant !
Dans la même période, on voit aussi apparaître un sujet récurrent, celui du prisonnier de guerre, enfermé dans son stalag et qui cherche à s’évader la plupart du temps (Le passage du Rhin d’André Cayatte, La Vache et le prisonnier d’Henri Verneuil, sortis en 1959, Le Caporal épinglé de Jean Renoir en 1962). Là encore, le ton est souvent à la dérision (en particulier le film interprété par Fernandel). Dans un sens, ils se comportent aussi en gaullistes : ce sont des antihéros, mais du moins cherchent-ils à s’évader, comme le jeune capitaine de Gaulle emprisonné pendant la Première Guerre mondiale… Mais l’amertume est souvent présente : ainsi, le personnage de Ballochet dans le film de Renoir, explique : «la liberté ne se trouve pas forcément de l’autre côté des barbelés : à Paris, je suis un esclave encore plus qu’ici (…). Prisonnier de mes habitudes, de mes idées, de la connerie qui mène le monde». Un ton désabusé et assez peu patriote au bout du compte, alors qu’à la fin de La Grande Illusion du même cinéaste, Maréchal et Rosenthal s’enfuyaient en Suisse «pour finir la guerre avec les copains». Ainsi le cinéma, pendant cette période du pouvoir gaulliste, s’intéresse à nouveau à la Seconde Guerre mondiale, mais le message reste ambigu, entre patriotisme et désillusion encore.

Le temps de la remise en cause : Le Chagrin et la Pitié et après…
La plupart des historiens s’accordent à penser, comme Henry Rousso, que Le Chagrin et la Pitié constitue une réelle rupture dans le regard que porte le cinéma à la Seconde Guerre mondiale. Comme on le sait, ce film réalisé en 1969 a eu une carrière compliquée : d’abord destiné à la télévision, il est refusé par le directeur de l’ORTF de l’époque, Jean-Jacques de Bresson : quand celui-ci en rend compte au général de Gaulle, il lui dit que le film de Marcel Ophüls dit des «vérités désagréables» : le chef de l’État rétorque que «les Français n’ont pas besoin de vérité, ils ont besoin d’espoir». Aussi ce documentaire, diffusé sur une chaîne de télévision allemande, finit par sortir en salle en 1971, au studio Saint-Séverin et connaît un grand succès (il est vu par plus de 230 000 spectateurs en 87 semaines, un chiffre tout à fait honorable pour un film de plus de 4 heures). Il faut ajouter que le parcours personnel de Marcel Ophüls l’a aussi amené à vouloir évoquer cette période. Il est le fils du cinéaste allemand Max Ophüls, d’une famille juive : ses parents et lui-même quittent l’Allemagne en 1933 et s’installent en France jusqu’en juillet 1941, date à laquelle ils partent vers les États-Unis, à nouveau pour fuir les nazis. Le jeune adolescent qu’il fut a donc connu la période de l’Occupation et il garde le souvenir de Français très peu résistants. Avec les journalistes André Harris et Alain de Sédouy, il veut s’attacher à «détruire cette mythologie nationaliste et unanimiste».
On connaît le principe adopté par le réalisateur : partir d’une description de la vie à Clermont-Ferrand sous l’Occupation, puis élargir le propos à tout le pays. Le film est construit autour des nombreux entretiens accordés par des personnalités très diverses, des plus humbles (des paysans résistants les frères Grave, un parachutiste britannique, un pharmacien… ), aux plus illustres, en particulier certains qu’on avait peu entendus auparavant (Georges Bidault, Georges Lamirand mais aussi Raphaël Geminiani, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Pierre Mendès-France, Jacques Duclos, Anthony Eden, René de Chambrun, Walter Valrimont… ). La personnalité des personnes interrogées est très importante pour la crédibilité du message : certains se montrent beaux parleurs et sympathiques, comme le SS français Christian de la Mazière, ou le dirigeant communiste Jacques Duclos, jovial et pittoresque avec son accent rocailleux : d’autres sont chaleureux comme Mendès France, d’autres encore impressionnants de gravité. L’impact est certain et ces entretiens donnent une impression extrêmement forte d’authenticité : comme dirait Annette Wieviorka, nous sommes bien entrés dans «l’ère du témoin». Justement, l’impression qui se dégage est bien que les Français ont fait preuve d’une lâcheté collective face à l’occupant. Le témoignage du pharmacien de Clermont-Ferrand, Marcel Verdier, est assez troublant quand celui-ci évoque son comportement pendant l’Occupation : il explique ainsi devant la caméra (et ses propres enfants) que sa réaction à la déportation des Juifs emmenés comme du bétail fut d’aller pleurer dans la cave… Ou encore, lorsqu’il raconte qu’ il a envisagé de tuer «son» Allemand à la fin de la guerre : «j’avais quand même envie de m’en offrir un», mais il finit par y renoncer, sans doute conscient que son acte serait peu glorieux, car il ne s’agissait que «d’un pauvre vieux boche, cacochyme, gâteux, tout blanchâtre, frisottant». Les résistants semblent avoir été peu nombreux et souvent assez marginaux (le témoignage de d’Astier est très significatif : il se présente comme un hors-la-loi asocial, «un mouton noir» comme il le dit lui-même). Les pétainistes et les collaborateurs sont sinon convaincants, du moins sincères (René de Chambrun se livre à une défense acharnée de son beau-père, Pierre Laval : selon lui, «les Français, dans leur immense majorité, savent qu’ (il) a tout fait pour les défendre». Christian de la Maizière, volontaire pour entrer dans les Waffen SS, explique son engagement auprès des nazis par son histoire personnelle et le contexte historique de l’époque, tout en précisant qu’il n’agirait plus de la sorte aujourd’hui. Il accepte d’être qualifié de «jeune nazi» pour l’année 1941 ; pour les persécutions antisémites, il justifie son attitude de manière assez classique : «je savais que l’on arrêtait des juifs mais je n’imaginais pas leur extermination».
Le film est en tout cas salué presque unanimement par la presse (cf. textes films) : Françoise Giroud estime que, grâce au film, on sait que la France des années 40 s’est arrangée de son honneur perdu «sous le manteau d’hermine que Charles de Gaulle avait jeté sur les guenilles de la France». Libération pense que Le Chagrin et la Pitié révèle «les lâchetés quotidiennes et les compromissions d’une large partie de la population». Selon Le Monde, «la vérité si longtemps occultée finit par sortir du trou». Marcel Ophüls est d’ailleurs presque embarrassé par cette avalanche d’hommages et plus tard, il va dénoncer «l’exploitation démagogique de son film» : «je n’ai pas montré TOUS les Français (…). Ce n’est pas une enquête sociologique, ce n’est pas un portrait de la France, mais une mosaïque de portraits». Mais surtout, plusieurs personnalités résistantes et/ou déportées n’apprécient pas cette vision si noire de la France sous l’Occupation. Ainsi, Simone Veil dénonce le film comme «psychologiquement pernicieux» car il montre une «France lâche, égoïste, méchante». Germaine Tillion estime que le documentaire montre «le profil d’un pays hideux (qui) n’est pas ressemblant». Quant à Jean-Paul Sartre, dans La Cause du Peuple, il écrit : «ce film a reçu tous les éloges de la presse pourrie. Il a fait le même travail : ignorer les masses, attaquer et déformer la Résistance, blanchir les collabos». On peut estimer ces critiques excessives car le mythe de la Résistance n’est pas vraiment dénoncé et certaines figures de ceux qui ont combattu l’Occupant sont tout à leur avantage : les frères Grave, Pierre Mendès-France, Claude Lévy, dans une certaine mesure d’Astier de la Vigerie et Jacques Duclos. Par contre, comme l’écrit Pierre Laborie, les auteurs du film remettent bien en cause l’idée «que la grande masse des Français avait rejoint ou du moins soutenu la Résistance» (une séquence déplaisante est celle où les auteurs du film retrouvent un certain Marius Klein, qui avait fait passer une petite annonce dans le journal local affirmant qu’il n’était pas juif… ). D’ailleurs, la question des persécutions antisémites et du rôle qu’a joué Vichy, dans celles-ci occupe une part importante du film Le Chagrin et la Pitié et en quelque sorte «ouvre une brèche» sur un aspect de l’Occupation jusque-là peu évoqué, en tout cas sur les écrans. Mais, quelles qu’aient été les intentions des auteurs, il y avait effectivement un risque, relevé par Stanley Hoffmann et Henry Rousso, celui «de remplacer une légende par une autre, ce qui s’est effectivement produit : à l’image d’une France unanime dans la Résistance s’est substituée (à tort, mais on peut le dire aujourd’hui avec toute quiétude) d’une France tout aussi unanime dans la  lâcheté» (Henry Rousso, Le syndrome de Vichy).
A la suite du film de Marcel Ophüls, le cinéma, comme d’autres formes d’expression tel le roman, semble céder à ce qu’on a appelé la mode «rétro», sans que ce terme soit précisément défini. Selon Henry Rousso, près de 45 films sortent en 1974 et 1978, qui traitent principalement de l’Occupation : en 1976, on compte 11 longs-métrages soit la même proportion qu’en 1946 (7% de la production totale). Comme l’écrit l’historien, «pas de doute, le phénomène du miroir brisé a une réalité dans le cinéma français». Mais Rousso précise bien que cette «mode» a eu des genres et des messages très différents. Juste pour mémoire, on peut indiquer le malaise qu’a provoqué la sortie du film de Liliana Cavani, Portier de nuit, avec Dick Borgade et Charlotte Rampling, qui traite le nazisme comme une perversion sexuelle. Un des films réalisés dans les années 1970 qui a frappé les spectateurs et provoqué une polémique violente est celui de Louis Malle, sorti en 1974, Lacombe Lucien, sur un scénario de Patrick Modiano, déjà connu pour ses livres sur la période (Place de l’Étoile en 1967) : l’histoire de ce jeune paysan du Lot (interprété par un acteur complètement amateur Pierre Blaise), qui s’engage -par hasard- dans la milice et protège et manipule une famille juive, provoque un large débat qui semble avoir surpris le cinéaste : «je ne m’attendais pas à la controverse passionnée qu’il a déclenchée en France. Après Le Chagrin et la Pitié,  je pensais que l’abcès était crevé.». De fait, certains soutiennent l’auteur de Lacombe Lucien (comme Jean-Louis Bory dans Le Nouvel Observateur) mais beaucoup s’indignent que Malle ait présenté un milicien coupable mais «irresponsable», sans la volonté de le juger. Le réalisateur explique à propos de son «héros» : « j’évitais de porter un jugement sur Lucien, je préférais montrer le comportement du personnage avec toutes ses contradictions et même, d’une certaine manière, tenter de le comprendre.». Et d’ajouter qu’il est connu depuis Marx, que les «classes dominantes» utilisent souvent des membres du sous-prolétariat pour exécuter les sales besognes. Mais cette attitude du cinéaste a été mal comprise par certains critiques : Pierre Viansson-Ponté peut ainsi écrire dans Le Monde (18 février 1974) : «il y a eu, c’est vrai, des dizaines de films sur la Résistance. Très souvent, il s’agit d’images d’Épinal où les résistants étaient héroïques jusqu’au sacrifice. Et beaux. Et purs. Non, la France de 1940 1944 n’était pas peuplée uniquement de héros loin de là, mais elle n’était pas davantage peuplée que de gestapistes et de dénonciateurs. Le pendule était allé très loin d’un côté. Il revient loin, très loin dans l’autre sens. L’exaltation du patriotisme était mystificatrice, la dérision poussée à ce degré ne l’est pas moins (…) cette fois, de Gaulle est bien mort ».

Après l’apaisement, des pistes nouvelles
Au tournant des années 1980, il semble que le climat s’apaise, alors que le grand public prend progressivement connaissance d’ouvrages historiques de référence (La France de Vichy, 1940-1944 de Robert Paxton en 1973, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France écrit par Serge Klarsfeld en 1978, La destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg, publié en 1961 mais traduit en français en 1988 )…
Alors que les polémiques s’éteignent, le cinéma français s’intéresse à de nouveaux sujets qui avaient été peu abordés jusque-là. Par exemple, Section Spéciale de Costa-Gavras (1974) ou le Pétain de Jean Marbeuf (1992) mettent clairement en cause la collaboration entre Vichy et l’occupant. Le rôle des femmes est évoqué dans certains films comme Blanche et Marie de Jacques Renard (1985), ou les deux films sur le couple Aubrac (Boulevard des hirondelles de Josée Yanne en 1992 et Lucie Aubrac de Claude Berri en 1996) : sur la question féminine sous l’Occupation, Claude Chabrol aborde même une question intéressante et peu étudiée avec Une Affaire de femmes, qui raconte l’histoire d’une «avorteuse», guillotinée sous Vichy. Certains cinéastes se sont intéressés à l’action des résistants étrangers : deux longs-métrages sont ainsi consacrés au groupe Manouchian : L’Affiche rouge, par le bretchien Frank Cassenti en 1976, et L’Armée du crime en 2009, réalisé par Robert Guédiguian, cinéaste d’origine arménienne. L’approche sarcastique est encore présente : Uranus, de Claude Berri, d’après Marcel Aymé (1990) dresse le portrait d’une France peu sympathique, alors que le territoire national est libéré ; Jacques Audiard présente un personnage ambigu à souhait dans Un héros très discret (1995), en racontant l’ histoire d’un jeune homme qui s’invente un passé glorieux de résistant.
Un film comme Le Dernier Métro, tourné par François Truffaut en 1980, apparaît comme très consensuel : il est d’ailleurs plébiscité par le public (1,1 million d’entrées en 69 semaines) et la critique (il rafle près de dix Césars). L’histoire de ce metteur en scène de théâtre, juif étranger obligé de se cacher dans la cave de sa propre salle, est présenté avec talent et on sait que le cinéaste est très intéressé par la période (cf textes films) : dans les années 1950, il aurait voulu raconter sa propre adolescence pendant l’Occupation mais il n’a pas osé se risquer à une telle reconstitution au début de sa carrière (il a finalement réalisé Les Quatre cent coups, qu’il a situé dans les années 1950 ! ). La vie quotidienne, justement, est bien rendue, avec le marché noir, les restrictions, le petit milieu de la collaboration, avec le personnage du critique odieux de Je suis partout. L’interprétation est remarquable (Catherine Deneuve, Gérard Depardieu, Heinz Bennent, Jean Poiret… ). Comme le dit Henry Rousso, «il constitue le produit bien fini, consensuel, présentable par excellence» car il nous offre sur la période «un regard lisse, ne condamnant pas les uns, n’encensant pas les autres».
Un film comme Papy fait de la Résistance, réalisé en 1982 par Jean-Marie Poiré, avec toute la troupe du Splendid, montre que le cinéma français est capable désormais d’autodérision (autant dire de distance avec sa propre histoire) : il présente notamment une galerie de portraits parodiques, dont les personnages sont issus tout droit des films marquants sur le sujet depuis 1945 : il y a là l’officier allemand poète, le concierge collabo, le «héros» super résistant, le gaulliste pontifiant, des Français héroïques par hasard… Jacques Villeret fait du Francis Blanche avec délectation ! C’est en quelque sorte un hommage à tous les cinéastes depuis 1945, les Clément, Melville et Oury entre autres. Ce film «s’en prend moins à la Résistance qu’à ses images pieuses,en particulier celles que le cinéma français a véhiculées depuis quarante ans» (Henry Rousso, opus cité). Le film se termine par une fausse émission des Dossiers de l’écran, qui tourne au pugilat entre les intervenants : une référence sans doute aux débats tendus qui ont lieu alors sur les plateaux de télévision, par exemple entre Henri Fresnay et Daniel Cordier à propos de Jean Moulin en 1977.
Un sujet surtout prend une place très importante dans le cinéma français, celui de la persécution des Juifs, en particulier en France. Dès les années 1970, cette question était apparue dans certaines œuvres : le film quasi autobiographique de Claude Berri, Le vieil homme et l’enfant, sorti en 1967, raconte l’histoire d’un petit garçon juif confié à par ses parents à un vieillard pétainiste, antisémite et indigne, très finement interprété par Michel Simon ; en 1976, le remarquable film de Joseph Losey, Monsieur Klein, qui pose de manière subtile le problème de l’identité juive et qui évoque très directement l’épisode de la rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942 à Paris (le film se termine sur Monsieur Klein-Alain Delon, parqué avec les juifs raflés dans un stade, en attendant la déportation). Mais c’est bien évidemment la sortie du film de Claude Lanzmann, Shoah, qui provoque une prise de conscience dans le public et peut-être même au-delà (voir les réflexions de Vidal-Naquet au début de cet article). Sans exagérer, on peut estimer que la sortie du film de Claude Lanzmann marque un tournant essentiel dans la représentation de la question juive au cinéma et on peut presque parler d’un avant et d’un après Shoah. Ce très long métrage (9 heures 30) est d’abord une œuvre monumentale : le cinéaste y consacre 11 ans de sa vie, enregistre 350 heures d’entretiens. L’idée essentielle du réalisateur est que la Shoah ne peut pas s’expliquer, et que toute tentative de comprendre est quasiment obscène. Il refuse toute utilisation d’images d’archives, car il estime cette représentation restrictive et dangereuse : «l’image tue l’imagination». Comme il le dit lui-même, «si j’avais trouvé un film secret montrant comment 3 000 Juifs mouraient ensemble dans une chambre à gaz, non seulement je ne l’aurai pas montré mais je l’aurai détruit. Je suis incapable de dire pourquoi. Ça va de soi». Aussi, on connaît la démarche de l’auteur : son film se compose de longs entretiens, souvent pénibles et heurtés, avec les survivants mis en situation dans les camps où ils « revivent » leurs souffrances (au total, 5 bourreaux, 8 témoins, 15 victimes, 3 personnalités officielles dont Raul Hilberg). Aucune perspective historique, Lanzmann ne respecte pas vraiment un récit chronologique, mais une approche qui se veut éthique. Il s’agit bien d’essayer d’exprimer l’indicible. Et de fait, certaines séquences ont marqué à jamais les spectateurs, comme celle sur Abraham Bomba, le «coiffeur» de Treblinka, incapable de poursuivre l’entretien avec le cinéaste, la voix étouffée par l’émotion. Lanzmann peut parfois paraître péremptoire et sentencieux (il est systématiquement consulté, dès qu’un film sort sur le sujet), et sa démarche a été critiquée. Reste que l’approche du réalisateur est d’une grande cohérence (les autres films qu’il a tourné sur le même sujet restent dans la même ligne : Un vivant qui passe, Auschwitz 1943-Theresienstadt 1944 en 1998 et Sobibor, 14 octobre 1943 en 2000, Le dernier des injustes en 2013). Même si le film de Lanzmann ne concerne pas directement la France pendant la Seconde Guerre mondiale, sa manière d’aborder le sujet de la Shoah a durablement marqué les esprits et le cinéaste est régulièrement sollicité dès qu’un autre film traite cette question.
Dans la production réalisée en France, les films qui s’intéressent au sujet insistent le plus souvent sur la politique de Vichy, complice des nazis dans la déportation des Juifs. Plusieurs d’entre eux mettent en avant l’action des Français qui ont permis aux Juifs d’échapper à l’extermination (par exemple, Le vieil homme et l’enfant, Les violons du bal, Les guichets du Louvre, Au revoir les enfants, Je suis vivante et je vous aime, Monsieur Batignole, Zone libre, On l’appelait Sarah, La Rafle). Une manière d’illustrer la thèse de Serge Klarsfeld, qui estime que les Juifs de France ont été -relativement- épargnés par le génocide, grâce à l’aide de la population française. Certaines œuvres récentes abordent aussi un thème nouveau : le travail de mémoire sur la Shoah et ce qu’il en reste dans le souvenir des survivants (La mémoire est-elle soluble dans l’eau? de Charles Najman, l’excellent film d’Emmanuel Finkiel Voyages, ou plus récemment Un monde presque paisible de Michel Deville).
Cet intérêt nouveau sur ce sujet s’inscrit bien dans le «réveil de la mémoire juive», qui apparaît en France au milieu des années 1960, avec en particulier les conflits entre Israël et les pays arabes (lors de la guerre des Six Jours en 1967, Michel Simon venait manifester pour Israël avec sur les épaules le petit Alain Cohen, le jeune interprète du Vieil homme et l’enfant). De même, le climat historiographique a changé, comme nous l’avons déjà indiqué : après certains chercheurs étrangers comme Robert Paxton ou Michaël Marrus qui ont souligné le rôle essentiel joué par Vichy dans la déportation des Juifs dans notre pays, toute une génération de jeunes historiens va désormais prendre comme objet d’étude la question des Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale (on pense à Annette Wieviorka, Henry Rousso, Philippe Burrin… ).
Mais le traitement par le cinéma de questions aussi délicates peut encore poser problème. Sylvie Lindeperg s’insurge par exemple contre certains films récents, documentaires ou de fiction, comme Apocalypse, la Seconde Guerre mondiale ou La Rafle (cf textes films). Elle rejette l’argument d’autorité «qui porte au pinacle une pédagogie des larmes et de la compassion». En particulier, ces réalisateurs ne s’interdisent pas de reconstituer toutes les scènes dont les images sont manquantes : Rose Bosh explique ainsi que «le cinéma compense l’absence d’images sur la réalité historique : c’est pourquoi la Rafle est un film nécessaire». Mais Sylvie Lindeperg estime que cette manière de procéder «nie l’historicité des images, donc des événements» et ne traite l’histoire que sous son aspect émotionnel. Comme on le voit, les débats autour de la représentation de l’Occupation ne sont pas complètement terminés, mais ce genre de questions est essentiel pour notre discipline, car si le débat sur le fond est à peu près clos (toutes les questions occultées ont été représentées), celui sur la forme est loin d’être achevé. Faut-il à tout prix reconstituer les scènes qui nous manquent et jusqu’où peut-on aller ? Nul doute que ces débats vont continuer dans les années à venir.

En conclusion, on peut estimer que depuis 1945, le cinéma français a joué son rôle dans l’édification de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale : même si tous les sujets «qui fâchent» n’ont pas été complètement traités, on peut penser que le cinéma français s’est intéressé à beaucoup d’aspects de la période, y compris les moins reluisants, et qu’il reste peu de part d’ombre. Rose Bosh, de manière bien abusive, estimait que son film La Rafle évoquait pour la première fois au cinéma ces arrestations massives en juillet 1942 : en fait, cette rafle dans la communauté juive de Paris est déjà évoquée dans Monsieur Klein, Les guichets du Louvre… Encore dernièrement, le film Indigènes de Rachid Bouchared, sorti en 2006, a montré aux spectateurs français mal informés la présence massive de soldats maghrébins dans les rangs des FFL. Une conséquence inattendue mais bienvenue a été que le gouvernement de Villepin a annoncé que les pensions allouées aux anciens membres de cette armée originaires d’Afrique du Nord seraient alignées sur celles de leurs camarades français.
Au moment où les derniers témoins disparaissent, les spectateurs, dont les élèves, vont de plus en plus avoir connaissance de cette période au travers des films, fictionnels ou documentaires, et la question de la forme va ainsi se poser de plus en plus, comme le remarque Sylvie Lindeperg à propos des productions les plus récentes. Une série comme Un village français, qui raconte la chronique d’une petite sous-préfecture du Jura, une ville fictive nommée Villeneuve, a rencontré un réel succès (5 saisons ont déjà été réalisées et la série devrait en compter sept pour se terminer avec l’année 1945) : diffusée depuis 2009, elle est produite par FR3 et elle est élaborée avec l’aide d’historiens confirmés de cette époque (Jean-Pierre Azema en particulier).
Sur la période de 1945 à nos jours, les films, et notamment les plus populaires, ont donc bien suivi l’évolution de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, depuis le mythe de la France tout entière résistante dans l’immédiate après-guerre à la pluralité des mémoires qui domine aujourd’hui (mémoire juive, mémoire des étrangers résistants, mémoire savante même parfois), on peut dire que le cinéma français a bien été à l’écoute de la société française. Pour paraphraser une réplique célèbre d’un film de John Ford*, il ne peut plus se contenter de filmer la légende, qu’elle soit bleu-blanc-rouge ou noire, il doit tenir compte de la réalité (historique).

Pascal Bauchard

* dans le film L’homme qui tua Liberty Valance (1962), une des dernières répliques du film est la suivante : « When the legend becomes fact, print the legend! » («quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende ! »)

 

voir aussi

la filmographie de la seconde guerre mondiale dans le cinéma français

quelques textes sur les films importants sur la seconde guerre mondiale