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L’équipe de M. le Maudit

Thea Von Harbou
Thea Von Harbou est née en1888 en Franconie et meurt en 1954 à Berlin : elle une romancière, scénariste, réalisatrice de deux films et actrice de théâtre allemande.
Elle commence à écrire dès sa prime jeunesse, fut l’un des auteurs de littérature populaire les plus célèbres de la fin de l’Empire allemand et pendant la république de Weimar. Sa carrière théâtrale la conduisit à monter sur scène notamment à Aix la Chapelle, Dusseldorf et Munich.
Sa carrière de scénariste débuta après la première guerre mondiale et elle devint rapidement une professionnelle appréciée : elle travaille ainsi pour Joe May, Car Theodor Dreyer, Arthur von Gerlach , Friedich Wilhelm Murnau…et Friz Lang. Elle est mariée à l’acteur allemand Rudolf Klein-Rogge de 1914 à 1921 et même lorsqu’ils se séparent , elle le soutient (elle intervient pour qu’il obtienne le rôle de Docteur Mabuse , le joueur, le film de Lang, dont elle avait écrit le scénario.
En 1922, elle épouse Fritz Lang, le metteur en scène du film, qu’elle avait connu dans le cadre de son travail de scénariste dès 1919. À partir de ce moment-là, elle écrivit tous les scénarios des films de Fritz Lang jusqu’à ce qu’il émigre aux États-Unis en 1933. Parmi ces films , on peut citer Les Nibelungen (1924) M le maudit (1931), et surtout Metropolis (1927) pour lequel elle écrivit le scénario parallèlement au roman éponyme.
Leur couple ne survécut pas à la liaison de Fritz Lang avec l’actrice Gerda Maurus. En outre, Fritz Lang ne supportait plus les penchants nazis de son épouse et leurs points de vue divergeaient déjà en 1927 vis-à-vis de la morale de leur film commun Metropolis.
Lors du montage du film Le Testament du docteur Mabuse, Thea von Harbou fait la connaissance de l’Indien Ayi Tendulkar avec qui elle vécut pendant plusieurs années. Le divorce de Thea von Harbou et de Fritz Lang fut prononcé en avril 1933. En 1933 et 1934, Thea von Harbou essaya de travailler comme scénariste sur deux films (Hanneles Himmelfahrt et Elisabeth und der Narr) avant de décider de revenir à son premier métier. Pendant la période nazie, elle est romancière et adhére au NSDAP en 1940. Après une courte période d’emprisonnement en 1945 au moment de la dénazification, elle travaille à nouveau dans le cinéma à partir de 1948 dans le domaine de la synchronisation de films étrangers.

Peter Lorre
Peter Lorre, de son vrai nom László Löwenstein, naît de parents juifs en Autriche-Hongrie en 1904.
Il commence sa carrière sur les planches à l’âge de dix-sept ans à Vienne sous la direction de Richard Teschner, À la fin des années 1920, il part pour Berlin où il travaille avec Bertolt Brecht, notamment dans sa pièce Un homme est un homme (Mann ist Mann). Il joue ensuite le rôle du Dr Nakamura dans Happy End, une comédie musicale adaptée de Brecht et composée par Kurt Weil..
C’est grâce au film M le maudit (M – Eine Stadt sucht einen Mörder) de Fritz Lang (1931) que Peter Lorre fait des débuts fracassants au cinéma. Il y interprète le rôle-titre, incarnant un tueur d’enfants, personnage le plus emblématique de sa carrière.
Il quitte l’Allemagne en 1933, année de l’avènement d’Hitler au pouvoir, se réfugiant d’abord à Paris, puis à Londres. C’est dans cette ville qu’il est repéré par Ivor Montagu, coproducteur du film L’homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much) d’Alfred Hitchcock grâce à qui il obtient le second rôle du « méchant ». Malgré son faible niveau d’anglais, qu’il rattrape rapidement par un apprentissage phonétique, il réapparaît l’année suivante dans un autre film d’Hitchcock, Quatre de l’espionnage (Secret Agent). En 1935, Peter Lorre part pour Hollywood, où il fait ses débuts dans Les Mains d’Orlac (Mad Love) de Karl Freund. Parallèlement, il commence une série de films intitulée Mr. Moto, dans laquelle il incarne un détective japonais, personnage qui succède à celui de Charlie Chan, série qui avait connu un grand succès précédemment.
Trois ans après son départ d’Allemagne, Peter Lorre reçut personnellement une lettre écrite par Hitler. Cette lettre exprimait son admiration pour l’acteur notamment pour son rôle dans M le maudit où il jouait le tueur d’enfants et annonçait que Lorre pouvait retourner en Allemagne y continuer sa carrière malgré son origine juive. Peter Lorre répondit que l’Allemagne avait déjà un assassin de masse et qu’il n’y avait pas de place pour en mettre un deuxième. Un affront qu’Hitler ne pardonna jamais. Durant la guerre, on trouva sur un agent allemand capturé par le FBI le nom de Peter Lorre classé troisième sur une liste de cent personnes à exterminer.
L’année suivante, en 1940, on le voit apparaître aux côtés des grands noms du cinéma d’horreur hollywoodien, Bela Lugosi et , dans You’ll find out de Kay Kaiser. Il enchaîne les films d’aventures et de suspense pour la Warner. La même année -1942-, il joue successivement aux côtés de Humphrey Bogart dans Le Faucon maltais de John Huston et Casablanca de Michael Curtiz . Il s’illustre aussi dans le rôle de Docteur Einstein dans une comédie signée Frank Capra, Arsenic et vieilles dentelles , sorti en 1944.

Traversée du désert et chute dans l’oubli
Naturalisé américain en 1941, Peter Lorre connaît une traversée du désert au cinéma après la Seconde Guerre mondiale, mais continue d’apparaître dans des émissions de radio et sur les planches. Il retourne en Allemagne où il s’essaie à l’écriture et à la réalisation avec L’Homme perdu (Der Verlorene), en 1951, dans lequel il tient également un rôle, film imprégné du film noir et qui connaîtra un succès critique. Il rentre aux États-Unis,où il continue à apparaître dans des films de télévision . En 1954, il apparaît au côté de James Mason et Kirk Douglas dans l’adaptation du roman de Jules Verne par les Studios Disney, de Vingt mille lieues sous les mers (20,000 Leagues Under the Sea). Enfin, dans les années 1960, il travaille avec Roger Corman dans des films populaires à petits budgets.
Souffrant de troubles chroniques de la vésicule biliaire, Peter Lorre suivra durant toute sa carrière un traitement à la morphine à laquelle il deviendra véritablement dépendant dès 1935. Ajoutée à son problème de surpoids, cette dépendance rendra sa carrière difficile, sa vie privée agitée, et lui fera connaître une longue descente aux enfers. Il meurt prématurément à l’âge de 59 ans, en 1964.

Gustaf Gründgens,
Cet acteur et metteur en scène allemand est né en 1899 à Düsseldorf et mort en 1963 à Manille aux Philippines,
Il a fréquenté l’avant-garde artistique et littéraire sous la République de Weimar et il est à cette époque surtout un acteur de théâtre : il vient au cinéma en 1923, dans le film Danton, de Dimitri Buchowestki, auquel participent de très grandes vedettes de l ‘époque (Emil Jannings, Conrad Veidt et Werner Krauss). Il est aussi un des interprètes d’Une femme dans la lune de Fritz Lang en 1929. Il se fait surtout remarquer pour son interprétation du chef de la pègre dans M. le Maudit.
En 1933, il se rallie au nazisme et il est l’objet de beaucoup d’attentions par les autorités du Troisième Reich. Beaucoup ont vu dans ce ralliement une forme d’opportunisme voire, symboliquement, une sorte de pacte faustien avec le régime nazi. Il est ainsi nommé acteur d’état en 1933, intendant général des théâtres dramatiques de Prusse en 1934 : il est conseiller d’état en 1936, et devient intendant général l’année suivante.
Après le conflit, il est directeur du théâtre Deutsches Schauspielhaus de Hambourg de 1955 à 1963.
Klaus Mann, qui a eu une liaison avec lui en 1926, s’est inspiré de lui pour le personnage principal de Mephisto (1936), que le réalisateur hongrois István Szabó a porté à l’écran en 1981.

Textes à propos de M. Le Maudit

Comment Fritz Lang présente son film…
« Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, M n’était pas tiré de la vie de l’infâme assassin de Düsseldorf, Peter Kürten. Il se touve qu’il avait juste commencé sa série de meurtres pendant que Thea Von Harbou et moi étions en train d’écrire le scénario. Le script était terminé bien avant qu’il ne soit pris. En fait, la première idée du sujet de M m’est venue en lisant un article dans les journaux en quête d’un point de départ pour une histoire. A cette époque, je travaillais avec la « Scotland Yard » de Berlin (à Alexenderplatz) et j’avais accès à certains dossiers dont la teneur était assez confidentielle. C’étaient des rapports sur d’innommables assassins comme Grossmann de Berlin, le terrible ogre de Hanovre (qui a tué tant de jeunes gens) et d’autres criminels de même acabit. Pour le jugement, dans M, je reçus l’aide inattendue d’une organisation de malfaiteurs parmi lesquels je m’étais fait des amis au début de mes recherches sur le film. En fait, j’ai utilisé douze ou quatorze de ces hors-la-loi, qui n’étaient pas effrayés à l’idée d’apparaître devant ma caméra car ils avaient déjà été photographiés par la police. D’autres auraient bien aimés m’aider, mais ils n’ont pas pu le faire, parce qu’ils n’étaient pas connu des brigades criminelles . J’étais en train de finir le tournage des scènes où se trouvaient donc de véritables malfaiteurs, quand j’ai été informé que la police arrivait. Je l’ai dit à mes amis mais en les priant de rester pour les deux dernières scènes. Ils acceptèrent tous et j’ai tourné très rapidement. Quand la police arriva, mes scènes étaient déjà dans la boite et mes « acteurs » avaient tous disparu dans le décor. »
(Fritz Lang, « la nuit viennoise », Cahiers du Cinéma n°179, juin 1966)

L’interprétation d’un historien du cinéma :
« On a coutume de réduire M le Maudit à son anecdote, c’est à dire de n’y voir que le cas pathologique offert par un assassin d’enfants, cas admirablement exposé et incarné par Peter Lorre avec une science de comédien qui tient du génie. On sait qu’un fait divers se trouve à la base du scénario. Il s’agit d’un sadique qui répandit la terreur en Allemagne en 1925 et qu’on désignait sous le nom de « Vampire de Dusseldorf ».
Cette manière d’envisager une œuvre (…) en diminue singulièrement la portée. Car Le Maudit dépasse de loin la simple description d’une névrose individuelle pour cristalliser, avec une violence expressive exceptionnelle, à la fois l’esprit d’une époque et celui d’une société définie : en 1931, il possédait des accents prophétiques. Le caractère du meurtrier de petites filles qui se met à siffler l’air de Peter Gynt de Grieg lorsqu’il entre en crise, ne peut pas s’expliquer en effet uniquement par des considérations d’ordre psychologique.
Cet homme, rongé par la solitude et le désœuvrement, qui rôde autour des préaux et qui offre aux enfants des sucreries ou des ballonnets, est un homme qui souffre d’abord d’un mal social. En lui, les contradictions d’un régime économique et politique atteignent un stade de virulence dangereuse et sa maladie psychique n’est en définitive que celle, personnalisée, de la la république de Weimar agonisante le long de ces rues sans joie, de ses files de chômeurs, tandis que sous le couvert du socialisme, le nationalisme revanchard plante les premiers jalons de « l’ordre nouveau ».

   En face de l’anarchisme de la pègre qui lentement passe à l’organisation d’une société dans la société, d’un groupe humain fondant ses propres lois et sa propre justice contre les lois et la justice de l’Etat (afin de prendre, seul, et dans le mépris, l’initiative d’écraser ceux qu’il désigne comme des cloportes) se dressent les pouvoirs policiers avec leur bureaucratie et leurs méthodes scientifiques d’investigation. Les crimes du « maudit » aboutissent donc moins à briser les règles d’une morale qu’à troubler et à dévoiler, en même temps que de primaires désirs, les relations de l’autorité avec la misère et les réactions d’un peuple en loques devant les commissaires flanqués de leurs chiens, de leurs agents en uniforme, et dirigeant les opérations par le moyen de téléphone. Simultanément, l’appareil policier ne manque pas de donner d’inquiétants signes de faiblesse tandis que du côté des hors la loi se reconstitue une hiérarchie, illustrée par le chef ganté de noir, portant manteau de cuir et chapeau melon.
Entre l’administration gouvernementale oppressive et le « Lumpenproletariat » qui se rassemble autour des meneurs, il y a la masse que constituent les classes moyennes, les politiciens de brasserie qui fument de gros cigares et boivent des bières pour se donner le sentiment d’exister, ceux-là même qui, le moment venu, n’hésiteront pas à se ranger du côté de l’oppression, à lancer la jeunesse dans les carnages au nom de la pureté de la race et de l’espace vital revendiqué par le pangermanisme. Rarement un film n’a su déployer avec de telles nuances l’analyse spectrale d’un milieu capté globalement, à l’instant d’une brutale mue historique.
(Freddy Buache, Le cinéma allemand 1918-1933, 5 Continents-Hatier, 1984 )

La vision de Siegfried Kracauer :
« Cette confession (celle de M à la fin du film) marque clairement que le meurtrier appartient à une vieille famille de personnages du cinéma allemand. Il ressemble à Baldwin de L’étudiant de Prague, qui succombe lui aussi à l’attrait de son autre lui-même diabolique : et c’est un rejeton direct du somnambule Cesare (in Le cabinet du docteur Caligari) . Comme Cesare, il vit dans la tentation de tuer. Mais tandis que le somnambule se soumet inconsciemment au pouvoir supérieur du Dr Caligari, l’assassin d’enfants, se soumet à ses propres impulsions pathologiques et en outre, il est pleinement conscient de cette soumission contraignante. La manière dont il le reconnaît, révèle ses affinités avec tous les personnages dont l’ancêtre est le philistin de La Rue. Le meurtrier est le chaînon entre deux familles cinématographiques ; en lui, les tendances incarnées par le philistin et le somnambule fusionnent. Il n’est pas simplement un composé fortuit de l’habituel tueur et du petit bourgeois soumis : selon sa confession, ce Cesare modernisé est un tueur en raison de sa soumission, Caligari se trouvant en lui-même. Son apparence physique renforce l’impression d’une totale immaturité-une immaturité qui compte également pour la croissance exubérante de ses instincts meurtriers.
Dans son exploration de ce personnage, M le Maudit confirme la morale de L’Ange bleu : à savoir que dans le sillage de la régression, de terribles flambées de sadisme sont inévitables. Ces deux films sont issus de la situation psychologique de ces années cruciales et tous deux anticipent ce qui allait advenir sur une vaste échelle, à moins que les gens ne se libérassent des spectres qui les poursuivaient. Le modèle n’est pas encore en place. Dans les scènes de rue de M Le Maudit, des symboles aussi familiers qu’une spirale tournante dans la devanture d’un opticien et le policier guidant un enfant à travers la rue, sont ressuscités. La combinaison de ces thèmes avec celui d’une poupée sautillant sans cesse de haut en bas, révèle l’oscillation du film entre les notions de l’anarchie et de l’autorité. »
(Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Une histoire du cinéma allemand 1919-1933, Champs contre Champs, Flammarion, première édition : 1946, rééditions : 1973,1987)

L’analyse d’un historien :
« Les historiens du cinéma , à la suite de S. Kracauer, ont vu dans le film une sorte de reflet de la société dans lequel, ici, les truands représentent les nazis et leur chef Schrenke serait le Führer. De fait, grand amateur de cinéma, Hitler a été fasciné par la figure de Schrenke et un regard attentif aux actualités allemandes de 1931-1934 témoigne qu’il a adopté certaines postures et même des gestes de Schenke, avec son coude, par exemple, ou par sa manière de s’interrompre quand il parle . Fritz Lang a exercé aussi un certain ascendant sur les nazis, et comme on le sait, Goebbels lui a proposé en 1933, bien qu’il fût Juif, de prendre la direction du cinéma allemand. Mais Fritz Lang a jugé plus sage d’émigrer.
Cette contre société (nazie) au cœur de la république de Weimar, transcrite sous la forme d’une contre-société (de truands) au sein de cette même société, voilà qui, dans le film de Fritz Lang, n’est pas du tout affecté d’un signe négatif. Le truand Horst Wessel était-il un criminel, qui est devenu le héros d’un hymne nazi ? Dans le film, le gang est organisé de façon très hiérarchique, ses membres sont lucides, efficaces. A l’inverse, les représentants de l’État peuvent être intelligents mais ils ne sont pas aussi nets, ils n’inspirent pas une confiance absolue. Les premiers pourraient prendre la place des seconds, ils se ressemblent et le spectateur ne protesterait pas…Tel est le sens du fameux montage parallèle dans lequel les deux groupes –la police et les criminels- essaient simultanément, et en se concurrençant- mais sans le savoir- de trouver le criminel.
Le film soulève aussi le problème de la responsabilité individuelle et de la justice collective. M est un criminel qui ne se contrôle pas ; c’est un malade, est-il responsable ? A leur façon, tous les délinquants sont, aussi, des malades. Or la Cour des truands, qui va juger le meurtrier, ne le pense pas. Ils estiment que si on le libère, il recommencera à tuer les petites filles. Ils expriment ainsi le sentiment populaire, en faveur de la peine de mort, car ils voudraient exécuter tout de suite le criminel sur qui ils ont mis la main. De fait, après 1933, le régime nazi agira ainsi, qui exterminera les handicapés et les malades incurables, insistant sur le fait qu’il vaut mieux construire des habitations pour les travailleurs que dépenser cet argent à soigner les incurables. Or, à la fin du film, Fritz Lang –ou Thea Von Harbou sa compagne qui était nazie- ont placé un carton qui indique, après que le dernier plan eut montré la police soustraire le criminel aux truands qui le jugeaient : « Et maintenant, nous devons surveiller nos enfants »-, ce qui manifeste la méfiance des auteurs du film vis à vis de la démocratie de Weimar et trahit leur idéologie. Les plébéiens au pouvoir après 1933 n’ont pas prétendu appliquer les droits de l’homme de 1789, le droit de se défendre en justice.
Un autre trait intéressant apparaît dans l’analyse que fait Fritz Lang. Si le montage parallèle révèle clairement que les deux sociétés, chacune avec son code et ses méthodes, sont à la fois similaires et différentes et nous voyons aussi qu’elles ne fonctionnent pas de la même façon.
Pour retrouver le criminel, l’État et la police utilisent des techniques sophistiquées et font appel à la science, la géométrie, la chimie. L’institution s’appuie sur le savoir. Au contraire, les truands et plus encore les mendiants, qui leur sont associés, emploient plutôt leurs sens, leur instinct pour pister le criminel. Ainsi, c’est un aveugle qui le découvre, parce qu’il a reconnu la façon dont il sifflotait.
Cette analyse du film révèle donc une opposition cachée, latente, entre instincts et institutions, glorifiant ainsi la légitimité et la valeur de la contre-culture, celle des marges, libre et naturelle, pleine de vitalité alors que celle de l’État et de la démocratie est impuissante et peu crédible.
Ainsi ,dans M. ,le fait divers devient le prétexte, volontaire ou non, d’une analyse d’une société et d’un des problèmes qu’elle n’arrive pas toujours à résoudre : les motivations des criminels, la façon dont ils sont différemment perçus (…).
Fritz Lang est sans doute le premier cinéaste qui ait su, grâce au fait divers, faire une analyse scientifique d’un cas de société. Il est ainsi le plus grand des cinéastes historiens »
(Marc Ferro, Cinéma et Histoire, Éditions Folio, première édition 1977, réédition 1993)

Les cycles dans le cinéma de François Truffaut

     De manière un peu artificielle -on le concède volontiers-, on peut classer la filmographie de François Truffaut par cycles, qui s’organisent autour d’un thème central.

    Le plus célèbre d’entre eux est celui qui reprend le personnage d’Antoine Doinel, depuis les Quatre cent Coups jusqu’à L’amour en fuite…On sait que Truffaut s’identifiait à cet Antoine Doinel  mais en précisant toujours que le personnage était en fait un mélange de sa propre personnalité mais aussi de celle de Jean-Pierre Léaud : quand il choisit l’adolescent pour interpréter le rôle principal des Quatre cent Coups, il se reconnait en lui mais ajoute qu’il n’a jamais eu la gouaille et l’insolence du jeune garçon…En fait, on peut penser que leurs rapports ressemblaient beaucoup à ceux qu’entretiennent le cinéaste Ferrand et son acteur Alexandre, dans La Nuit américaine. Dans le dernier film, L’amour en fuite, le cinéaste esquisse même une réconciliation post-mortem et à travers le cinéma, avec sa mère , si maltraitée dans Les Quatre cent coups. Dans une des séquences du film, Antoine retrouve par hasard l’un des amants de sa mère, Monsieur Julien. Celui-ci lui affirme que sa mère l’aimait « à sa manière » et il l’emmène sur sa tombe, alors que le jeune homme ne s’y était jamais rendu…

Au delà de ce personnage, d’autres films de ce réalisateur montrent tel ou tel aspect de sa personnalité et possèdent donc une forte dimension personnelle (certains critiques estiment d’ailleurs que TOUT le cinéma de Truffaut est autobiographique…). La peau douce est une évocation d’une passion adultère, pas très éloignée de celle qu’a vécu le cinéaste : L’Homme qui aimait les femmes raconte l’histoire d’un homme qui collectionne les aventures féminines, sans doute un personnage très proche de celui du réalisateur. Le cinéaste lui-même estimait que Jules et Jim, qui dresse le portrait d’une jeune femme émancipée, était pour lui une manière de rendre hommage à sa propre mère…

     Le sujet de la jeunesse  est aussi cher au cœur du cinéaste, dans la mesure même où lui-même considère avoir vécu une enfance « ratée ». D’ailleurs, son assistant de l’époque, Jean François Stevenin, raconte comment Truffaut savait s’adresser aux acteurs-enfants avec beaucoup de gentillesse, au point de les laisser agir à leur guise et se montrer insupportables !

    On sait aussi que Truffaut avait un goût très prononcé pour la littérature, y compris la littérature populaire des romans policiers. Il a souvent raconté que sa mère l’obligeait à « se tenir tranquille » et il s’est alors plongé dans les livres d’abord pour passer le temps puis avec une véritable frénésie : pendant l’adolescence, il fait l’acquisition de TOUS les petits fascicules Fayart, de a à Z, qui reprennent les grands textes de la littérature classique ! Certains critiques ont même parlé du réalisateur comme un « écrivain frustré »…

Enfin, Truffaut a réalisé quelques films dont l’histoire se déroule dans une période bien spécifique : L’enfant sauvage  au XVIII° , Adèle H. au XIX°, La chambre verte juste après la première guerre mondiale, Le dernier métro pendant la période de l’Occupation et Farenheit 451…dans le Futur ! A chaque fois, le cinéaste est d’une grande sobriété pour évoquer telle ou telle époque mais aussi d’une grande précision. En ce qui concerne Le dernier métro, il a pu utiliser ses propres souvenirs d’adolescent : c’est à cette époque que les Quatre cent coups auraient du se situer mais le tout jeune cinéaste se sentait pas encore capable de restituer l’ambiance si particulière de l’occupation (par contre, il admirait La traversée de Paris,film réalisé par une de ses têtes de turc préférées, Claude Autant-Lara !). En fait, on comprend bien que, dans ces films « à costumes », Truffaut n’est pas particulièrement interessé par l’authenticité historique mais bien plutôt par les aspects psychologiques des histoires qu’il raconte..

Le cycle Doinel
-les quatre cent coups
-Antoine et Colette (court métrage)
-Baisers volés
-Domicile conjugal
-L’amour en fuite

Le cycle autobiographique
-les quatre cent coups
-La peau douce
-La nuit américaine
-L’homme qui aimait les femmes

Le cycle enfance
-Les mistons (CM)
-Les quatre cent coups
-l’Enfant sauvage
-L’argent de poche

Le cycle littéraire

Romans

-Jules et Jim (Henri-Pierre Roché)
-Farenheit 451 (Ray Bradbury)
-Les deux Anglaises et le continent
(Henri-Pierre Roché)

Romans policiers

Tirez sur le pianiste (David Goodis)
La mariée était en noir (William Irish)
La sirène du Mississipi (William Irish)
Une belle fille comme moi (Henry Farrel)
Vivement Dimanche (Charles Williams)

Le cycle film historique
-Jules et Jim
-l’Enfant sauvage
-Histoire d’Adèle H.

-La chambre verte
-Le dernier métro

Quelques textes autour de François Truffaut…

Une certaine tendance du cinéma français
(article de François Truffaut, Cahiers du cinéma n°31, mars 1954)
«Si le Cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. Ces dix ou douze films constituent ce que l’on a joliment appelé la Tradition de la Qualité, ils forcent par leur ambition l’admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l’an les couleurs de la France à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement médailles, lions d’or et grands prix (…)
Il n’y a guère que sept ou huit scénaristes à travailler régulièrement pour le cinéma français. Chacun de ces scénaristes n’a qu’une histoire à raconter et comme chacun n’aspire qu’au succès des « deux grands » (Aurenche et Bost), il n’est pas exagéré de dire que les cent et quelques films français réalisés chaque année racontent la même histoire : il s’agit toujours d’une victime, en général un cocu. (Ce cocu serait le seul personnage sympathique du film s’il n’était toujours infiniment grotesque: Blier-Vilbert, etc.). La rouerie de ses proches et la haine que se vouent entre eux les membres de sa famille, amène le « héros » à sa perte; l’injustice de la vie, et, en couleur locale, la méchanceté du monde (les curés, les concierges, les voisins, les passants, les riches, les pauvres, les soldats, etc.). (…)
Il est toujours bon de conclure, ça fait plaisir à tout le monde. Il est remarquable que les  » grands  » metteurs en scène et les  » grands  » scénaristes ont tous fait longtemps des petits films et que le talent qu’ils y mettaient ne suffisait pas à ce qu’on les distinguât des autres (ceux qui n’y mettaient pas de talent). Il est remarquable aussi que tous sont venus à la qualité en même temps, comme on se refile une bonne adresse. (…)
Certes, il me faut le reconnaître, bien de la passion et même du parti pris présidèrent à l’examen délibérément pessimiste que j’ai entrepris d’une certaine tendance du cinéma français. On m’affirme que cette fameuse école du réalisme psychologique « devait exister pour que puissent exister à leur tour Le Journal d’un curé de campagne, Le Carrosse d’or, Orphée, Casque d’or, Les Vacances de Monsieur Hulot. Mais nos auteurs qui voulaient éduquer le public doivent comprendre que peut-être ils l’ont dévié des voies primaires pour l’engager sur celles, plus subtiles, de la psychologie, ils l’on fait passer dans cette classe de sixième chère à Jouhandeau mais il ne faut pas faire redoubler une classe indéfiniment ! »

Le credo de Truffaut-Ferrand dans La Nuit américaine
Le metteur en scène s’adresse à son jeune acteur Alphonse (Jean-Pierre Léaud) , qui est déprimé et veut arrêter le tournage, car il a des déboires sentimentaux.
«Je sais, il y a la vie privée…mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends, des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans notre travail de cinéma».

La rupture Jean-Luc Godard/François Truffaut :
échange de lettres au moment de la sortie de La Nuit américaine
JLG à FT :
«J’ai vu hier La Nuit américaine. Probablement personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce n’est pas plus une injure que fasciste, c’est une critique et c’est l’absence de critique où nous laissent de tels films, ceux de Chabrol, Ferreri, Delannoy, Renoir,…dont je me plains . Tu dis sont de grands trains dans la nuit, mais qui prend le train, dans quelle classe? Menteur, car le plan de toi et de Jacqueline Bisset (principale actrice du film, avec qui Truffaut entretenait une liaison à l’époque) l’autre soir au restaurant n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit américaine ».

FT à JLG
«Je me contrefous de ce que tu penses de La Nuit américaine, ce que je trouve lamentable de ta part c’est d’aller voir, encore aujourd’hui, des films comme celui-là, des films dont tu connais à l’avance le contenu qui ne correspond ni à ton idée du cinéma ni à ton idée de la vie. (…) Tu as toujours eu, cet art de te faire passer pour une victime, comme Michel Drach, comme Cayatte, comme Boisset, victimes de Pompidou, de Marcellin, de la censure , des distributeurs à ciseaux, alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux et surtout préserver l’image pure et dure que tu veux entretenir (…) L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie. Il te faut jouer un rôle et que ce rôle soit prestigieux. Toi c’est le côté Ursula Andress, 4 minutes d’apparition, le temps de se laisser déclencher les flashes, les deux trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. Comportement de merde, de merde sur un socle ».

Truffaut vu par Depardieu :
Il y a autour de toi une légende tenace. On évoque ton angélisme, ton bongarçonisme. La saga Doinel sans doute. J’en vois partout des Doinel aujourd’hui. Les hommes se doinelisent, rabâchent leur nom devant leur glace : Antoine Doinel, Antoine Doinel…
Là , je sens que tu te marres. Un vrai rire de voyou. C’est ce que tu es, d’abord un voyou. Je le sais bien, moi. Comme on dit malgré les honneurs et le temps, on ne peut pas changer les rayures du zèbre. Voyou, pas loubard. Un loubard, c’est lourd. Toi tu es ce voyou noble qui regarde le monde avec un angle de 360° et plus. Un voyou aérien, allègre, acéré (…) Comme tous les voyous, tu étais diplomate. Je t’ai connu aussi diplomate dans la vie. Tu étais devenu intouchable dans la presse, dans les médias. Tu étais devenu une véritable institution, toi qui fus un jeune critique pourfendeur de réputations établies».

Les deux Truffaut, selon Serge Daney

(à propos de La Femme d’à côté, 30 septembre 1981)
« Il y a deux Truffaut, Un Truffaut-Jekyll et un Truffaut-Hyde, qui depuis plus de vingt ans, font mine de s’ignorer. L’un respectable et l’autre louche. L’autre rangé l’autre dérangeant. (…) Le Truffaut-Jekyll plaît aux familles. Il les rassure : il y a toute série de film signés François Truffaut, qui ne sont rien moins que la tentative, plus ou moins réussies de recomposer des familles (…).
Le Truffaut-Hyde est tout le contraire. Asocial, solitaire, passionné à froid, fétichiste. Il a tout pour faire peur aux familles car il les ignore absolument. Il y a ainsi toute une série de films signés François Truffaut centrés sur des couples bizarres et stériles, dégageant un fort parfum de cadavre ou d’encens. Des couples composés d’un homme et d’une effigie : femme vivante ou morte, image de femme, défilés de femmes…les films de cette série furent toujours des semi-échecs commerciaux et la maison Truffaut, soucieuse de son image de marque, fit en sore que la branche Hyde ne sorte pas trop souvent ».

La place de Truffaut dans le cinéma vu par Serge Daney, (Libération, octobre 1984)
«Il est encore difficile de «situer» Truffaut dans l’histoire du cinéma. Peut-être parce qu’on est en droit de penser qu’il a perpétué l’art de ses maîtres mais il est probable qu’il est, à l’aune du cinéma français actuel, un maître. Petit ou grand, il est trop tôt pour le savoir. Dans le double paradoxe d’un faux révolté qui devient une figure légitime et d’un homme fait pour durer qui meurt beaucoup trop tôt, il y a sans doute quelque chose que nous ne voyons pas encore et que l’avenir éclairera.
Truffaut est à coup sûr, avec quelqu’un comme Chabrol ou Godard, l’un des derniers artisans du cinéma français. Et les films qui «resteront» ont toutes les chances d’être ceux où cet artisanat respirait le plus librement.
Plaisir de faire du cinéma comme on exerce un métier, le plus beau des métiers, en s’obligeant à penser positivement, et en respectant la loi du spectacle. Quitte à regarder vers le passé et ne rencontrer ses propres fantômes qu’une fois de temps à autre. »

Une (rapide) biographie de François Truffaut

    En 1932, naissance de François Truffaut : sa mère est Janine de Montferrand mais son père est inconnu. Il est placé en nourrice. L’année suivante, sa mère épouse Roland Truffaut, qui reconnaît l’enfant…En 1942, le couple récupère François, qui a été élevé par sa grand-mère et s’installe à Paris. Après avoir obtenu son certificat d’études, le jeune homme prend une chambre avec son ami Robert Lachenay : ils animent un ciné-club et Truffaut rencontre André Bazin, un critique de cinéma alors influent. En 1948, le père de Truffaut le place dans un centre d’observation de mineurs délinquants, car son fils est accusé de vols et criblé de dettes. François reste plusieurs mois dans ce centre entre janviers et mars 1949. Par déception amoureuse, François s’engage dans l’armée en 1950. Mais il déserte à plusieurs reprises et fait une tentative de suicide. Il est finalement réformé en 1952.
François Truffaut publie ses premiers articles dans les Cahiers du cinéma (un article fait beaucoup de bruit : Une certaine tendance du cinéma français paru en 1954, car il est considéré comme le texte fondateur de la Nouvelle Vague). Il est embauché comme assistant par Roberto Rosellini en 1955 et épouse Madeleine Morgentsen, fille d’un important producteur. Truffaut tourne son premier court-métrage en 1957 Les Mistons et surtout son premier long-métrage Les 400 coups en 1959, film qui obtient le prix de la mise en scène au festival de Cannes.
Dans les années suivantes , il poursuit sa carrière de cinéaste, avec des succès variables : Tirez sur le pianiste (1960), Jules et Jim (1961), Antoine et Colette (1962), La Peau douce (1964)…Il écrit aussi un livre célèbre d’entretiens avec Alfred Hitchcock, Le cinéma selon Hitchcock paru en 1966. Pendant cette époque, Truffaut s’engage dans la vie publique : il signe le manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie en 1960 et prend la défense d’Henri Langlois, directeur de la cinémathèque qui doit être destitué par le ministère de la culture. Au printemps 1968, avec ses amis Louis Malle, Jean Luc Godard, et Claude Chabrol, il s’oppose à la tenue du festival de Cannes. Cette même année, grâce à l’enquête d’une agence de détectives privés, il retrouve la trace de son véritable père, dentiste installé à Belfort, d’origine juive. Mais il renonce à le rencontrer.
Truffaut continue sa carrière de réalisateur avec La peau douce (1964), Farenheit 451 (1966), La Mariée était en noir (1968) . Baisers volés, qui reprend le personnage d’Antoine Doinel (1968), obtient un succès populaire critique. Les films suivants sont La Sirène du Mississipi (1969), L’Enfant sauvage et Domicile conjugal , où le personnage de Doinel réapparaît (1970) , Les deux Anglaises et le continent (1971), Une belle fille comme moi (1972). Toujours en 1972, il réalise La Nuit américaine,qui reçoit l’Oscar du meilleur film étranger, et rompt brutalement avec Jean-Luc Godard. Par, la suite, il tourne Histoire d’Adèle H. (1975), L’argent de poche (1976), L’homme qui aimait les femmes (1977), La Chambre verte (1978), L’Amour en fuite (1978), qui clôt le cycle Antoine Doinel. Son film Le Dernier métro, sorti en 1980, connait un grand succès populaire et critique et obtient 10 Césars en 1981. Il tourne encore La femme d’à côté (1981) et Vivement Dimanche (1983), avec comme interprète principale Fanny Ardant, devenue sa compagne à la ville : il meurt le 21 octobre 1984.

L’Ancien Régime au cinéma

    En 1952, JP Gorce écrivait à propos de Si Versailles m’était conté et de La conquête de l’Ouest : « le cinéma de l’Ancien Régime est à la culture française ce que le western est à la culture américaine ». La formule est facile mais non dénuée de vérité : comme les films sur l’Ouest américain, les films sur l’Ancien Régime ont alimenté notre mémoire sur la période, avec son lot d’images mythiques…Car, comme le remarque Marcel Oms, longtemps le cinéma a présenté la société pré-révolutionnaire, comme « un monde policé, galant, séduisant, auquel le spectateur englué dans un présent de grisailles, rêve d’être admis… » . Une suite d’images brillantes qui semblent la parfaite illustration de la célèbre phrase de Talleyrand sur l’Ancien Régime : « Celui qui n’a pas vécu pendant les vingt ans qui ont précédé la Révolution, n’a pas connu la douceur de vivre ». Mais comme son « cousin d’Amérique », ce genre de film est remis en cause dans les années 1970 ( pour les westerns, Soldat bleu de Ralph Nelson date de 1970, et pour les films sur l’Ancien régime, Que la fête commence de Bertrand Tavernier est sorti en 1974…) : en France, cette contestation du modèle s’explique par le renouveau de l’historiographie sur l’Ancien Régime ( notamment les travaux d’Ernest Labrousse, de Pierre Goubert, d’Emmanuel Leroy-Ladurie, de Fernand Braudel…) et une approche plus érudite et plus engagée d’une nouvelle génération de cinéastes ( Rosselini, Allio, Failevic, Tavernier… ). Alors apparaissent des oeuvres cinématographiques sur l’Ancien Régime, qui, à défaut d’être de qualité égale, ont toutes des intentions didactiques…

« La douceur de vivre »
Le cinéma de fiction, en particulier celui des studios hollywoodiens , a puisé dans cette période de l’Ancien Régime, tout ce qui pouvait servir à alimenter « l’usine à rêves » : décors somptueux, costumes luxueux, personnages raffinés, intrigues bien agencées et romantiques à souhait ,au travers des romans populaires du XIX° siècle d’Alexandre Dumas à Alexandre Zevaco. Ce cinéma a plutôt privilégié le XVIII° siècle ( le XVI° siècle est jugé sanglant et confus, le XVII° trop classique…).Un film comme Marie-Antoinette de William S.Van Dyke ( 1938 ) ne manque pas d’évoquer le luxe de la Cour, le raffinement des repas, les toilettes somptueuses…mais pour mieux dénoncer les excès de ce monde décadent. En accord avec la vision anglo-saxonne de la Révolution française , la société du XVIII° est présentée comme fascinante mais aussi corrompue, condamnée par ses propres abus. Les causes sociales de la Révolution sont en général réduites à quelques scènes-types, évoquant la misère du peuple : la foule des pauvres quémandant un bout de pain, le miséreux écrasé par le carrosse d’un noble indifférent ( cette vision de l’Ancien Régime se retrouve encore dans le film de James Ivory Jefferson à Paris ). Le cinéma américain insiste d’ailleurs aussi sur la bestialité du peuple qui se déchaîne pendant la Révolution française et le destin tragique de ces personnages de la Noblesse les rend alors attachants ou en tout cas dignes de pitié…

    Le cinéma français a été plus prolixe sur l’Ancien Régime : on peut ainsi relever les fresques « historiques » réalisées par Sacha Guitry ( Les perles de la Couronne -1937-, Remontons les Champs-Elysées-1938-, Si Versailles m’était conté-1953-, Si Paris m’était conté-1955- ). Au delà de la fantaisie du réalisateur, ces films illustrent bien sa nostalgie pour une époque où  » l’esprit français » était à son apogée, sous le règne de quelques Grands Rois comme François Ier dans  Les perles de la Couronne, Louis XIV dans Si Versailles m’était conté, Louis XV dans Remontons les Champs-Elysées ( Guitry n’est pas vraiment « royaliste » mais plutôt attaché  » aux Grands Hommes qui ont fait la France » , et il a plusieurs fois célébré le personnage de Bonaparte…). Quant à la véracité de ces charmantes anecdotes, l’auteur lui-même a indiqué ce qu’il fallait en penser : « je revendique le droit absolu de conter des aventures dont je n’ai pas trouvé la preuve du contraire ». Malgré son peu de crédibilité historique, la vision « galante » de Guitry, version optimiste de celle d’Hollywood, a été longtemps dominante dans le cinéma français et a ainsi façonné une certaine image de l’Ancien Régime…

De cape et d’épée
L’Ancien Régime sert aussi de toile de fond à un genre très populaire en France dans les années 1960, le film de cape et d’épée ( on en produit alors 25 par an : certains historiens du cinéma ont d’ailleurs rapproché le succès de ce genre de l’avènement du pouvoir gaulliste, considéré comme un avatar du système monarchique…). Sur les écrans se succèdent alors d’habiles bretteurs, « cousins » de d’Artagnan (Le chevalier de Pardaillan, Lagardère, Le Capitan ) souvent couplés à un valet débrouillard (ce duo type est souvent incarné par Jean Marais et Bourvil…), sans oublier l’inévitable femme galante d’extraction modeste ( parmi les films les plus connus, Les trois mousquetaires -1953-, Le Bossu -1959-, Le Capitan -1960- tous réalisés par André Hunebelle, la série des Angélique et Le Chevalier de Pardaillan mis en scène par Bernard Borderie…). Ces films de cape et d’épée ne remettent pas en cause les idées reçues sur l’Ancien Régime mais apportent quelques aspects nouveaux, empruntés à l’enseignement officiel de l’histoire . Ainsi, la lente formation de l’unité française y est illustrée par ces personnages de gentilshommes souvent méridionaux, sans le sou mais habiles escrimeurs. En montant à Paris, ils perdent leur accent et se mettent au service de leur Roi, pour l’aider à combattre les élites corrompues ( les Nobles rebelles, ou Mazarin le profiteur..). Leur rôle est essentiellement conservateur, dans le sens où leur mission est « de remettre de l’ordre » : la Monarchie n’y est jamais critiquée et les « Bons Rois » à la Lavisse sont valorisés ( Henri IV, voire Louis XIV…). Aux marges du film de cape et d’épée, quelques films des années 1950-1960 sortent des sentiers battus. Le personnage incarné par Gérard Philippe, dans Fanfan la Tulipe de Christian-Jacque ( 1952 ) fait preuve d’une verve insolente : il apparaît comme « un hybride de gentillesse populaire et de Révolution ». L’armée du Roi est présentée comme une bande d’abrutis, commandée par des officiers cyniques et Louis XV semble intelligent mais bien antipathique. Le Cartouche de Philippe de Broca ( 1961 ) dépeint sans complaisance la caste nobiliaire du XVIII° et le destin tragique du brigand incarné par Jean-Paul Belmondo est présenté comme le prélude de bouleversements plus radicaux…Mon Oncle Benjamin d’Edouard Molinaro (1969 ) est le portrait truculent d’un libre-penseur voltairien, prêt à se mobiliser contre l’ordre établi…

Le cinéma-histoire
Mais c’est surtout à partir des années 1970 que plusieurs cinéastes, surtout en France, renouvellent la vision de l’Ancien Régime au cinéma : Roberto Rosselini, le précurseur qui réalise La prise du pouvoir par Louis XIV dès 1966, puis René Allio ( Les Camisards en 1972, Un médecin des Lumières ), Bertrand Tavernier ( Que la fête commence en 1974 ), Maurice Failevic ( 1788 en…1978 ). La démarche de ces réalisateurs s’inscrit d’abord dans le même contexte historiographique : en effet, beaucoup d’entre eux se sont inspirés des « nouveaux objets » définis par l’école de la  » Nouvelle Histoire », alors en pleine ascension…On peut d’ailleurs noter que plusieurs historiens de cette tendance sont justement des « modernistes » : Fernand Braudel bien sûr, Emmanuel Leroy-Ladurie, Philippe Joutard, Pierre Goubert…La nouvelle génération de cinéastes n’hésite pas à faire preuve d’érudition et utilise certains travaux de recherche : Allio consulte Joutard et Leroy-Ladurie pour Les Camisards, Arlette Farge et Jean-Pierre Peter pour Médecin des Lumières, M.Failevic s’appuie sur les compétences de son scénariste , Dominique de la Rochefoucault pour 1788 (ce dernier participe aussi au scénario d’une dizaine de films ou téléfilms de Rosellini, dont La prise du pouvoir... ). Certains de ces réalisateurs sont aussi engagés ( Allio, Failevic, Tavernier…) et leur regard sur l’histoire n’est pas neutre : étudier une société pré-révolutionnaire, c’est aussi parler de la situation de ces années 1970 . A propos de Que la fête commence, Tavernier explique : « ces traits sociaux nous paraissent étrangement contemporains, sans que nous ayons besoin de les actualiser : l’inflation, la colonisation,le régionalisme breton… ». En tout cas, leur vision de l’Ancien Régime tranche avec l’image qui en était donnée par « les films à costumes » tournés jusque là. Déjà, ces cinéastes privilégient souvent ce qu’on pourrait appeler le « héros collectif », autrement dit le peuple, de préférence à l’individu : un groupe de paysans protestants cévenols dans Les Camisards, une communauté villageoise dans 1788 . Dans Que la fête commence consacré au Régent, Tavernier ne manque pas de conclure son film par une « émotion » paysanne… Cette approche pose d’ailleurs des problèmes de production,comme le constate René Allio :  » Si vous décidez de ne pas passer par un héros central, il ne peut y avoir de vedette donc il faut un autre financement. On peut facilement représenter les classes dominantes : il est beaucoup plus difficile de représenter les classes populaires ». Alors qu’en ces années 1970, le régionalisme est en plein essor, ces réalisateurs évoquent souvent la France des provinces : Les Camisards en Cévennes, Que la fête commence en Bretagne, 1788 dans un village de Touraine, Un médecin des Lumières dans le Bourbonnais… Leurs films décrivent aussi des aspects de la vie quotidienne, très peu évoqués auparavant : les travaux agricoles dans 1788, la médecine dans Un médecin des Lumières et quelques séquences de La prise du pouvoir, la sexualité des classes dirigeantes dans Que la fête commence et La prise du pouvoir, la religion dans Les Camisards, la justice dans Le retour de Martin Guerre…

   Ce cinéma érudit a pu paraître austère à certains ( à propos de La prise du pouvoir, un critique estime que Colbert débite son programme « avec les accents monocordes d’un acteur bressonien… »). D’ailleurs, certains de ces films n’ont eu qu’une audience réduite et les réalisateurs n’ont trouvé leur salut qu’en travaillant pour la télévision ( Failevic pour 1788, Allio pour Un médecin des Lumières ) : ils y ont trouvé des conditions de production convenables et une audience presque inespérée ( 1788 diffusé dans le cadre de l’émission « les dossiers de l’écran » a été regardé par 18 millions de téléspectateurs…). Sans parler d’une légende noire de l’Ancien Régime après une légende dorée, il est clair que ces cinéastes insistent sur les ombres de cette période : l’oppression féodale dans 1788, l’absolutisme religieux dans Les Camisards...Même quand ils évoquent la Cour, c’est pour démonter les stratégies de représentation du pouvoir monarchique ( La prise du pouvoir ) ou souligner l’ambiance corrompue et cynique qui y règne ( Que la fête commence ).

   Cette nouvelle vision de la période s’est maintenant suffisamment imposée pour être intégrée dans tous les films qui se déroulent sous l’Ancien Régime. Ainsi, récemment, ce qu’on pourrait appeler le « cinéma théatral » apparu ces dernières années, reprend souvent à son compte ces nouvelles représentations. Des films comme Les Fourberies de Scapin de Roger Coggio ( 1981 ) , Georges Dandin de Roger Planchon et d’une certaine façon Molière d’Ariane Mouchkine ( 1977 ) font éclater le cadre théâtral et multiplient des scènes de vie quotidienne très réalistes, pour illustrer les rapports entre la littérature et la société qui l’a vu apparaître. A propos du film de Mouchkine, Pierre Goubert approuve la réalisatrice « d’avoir osé montrer la boue, l’ordure, les poux, les charognes, le sang ( de cheval,de femme, de révolté,de comédien ) la disette, et les cagots ». Récemment, Bertrand Tavernier, en réalisant La fille de d’Artagnan ( 1994 ), tente de réconcilier le film de cape et d’épée et le cinéma érudit, dans son évocation de l’Ancien Régime.

   Ainsi, la représentation de l’Ancien Régime au cinéma a bien changé, des « films en dentelles » réalisés dans l’entre deux-guerres aux visions plus « noires » du cinéma-histoire des années 1970. Longtemps, le cinéma de fiction présente une version « rose » de l’Ancien Régime, qui convient parfaitement aux impératifs des producteurs. Mais cette vision réductrice et pour tout dire réactionnaire ne résiste pas au temps, surtout en France où elle contredit de manière flagrante l’enseignement républicain. Dès la fin des années 1950, l’Ancien Régime est brocardé par quelques jeunes insolents comme Fanfan la Tulipe ou Cartouche… Dans les années 1970, le cinéma se réconcilie avec l’Histoire pour donner enfin une vision crédible de l’époque, même si c’est au prix d’un certain didactisme : la sensibilité nouvelle des cinéastes à l’historiographie ne peut être qu’appréciée..

voir aussi filmographie de l’Ancien régime au cinéma

 

SM Eisenstein et le cinéma soviétique en quelques textes

Idéologie révolutionnaire et cinéma
« la bourgeoisie comprend parfaitement la portée du cinéma et bien entendu l’utilise au profit de ses intérêts de classe. Il n’en reste pas moins qu’elle agit en cela très intelligemment. Elle ne confère que très rarement à ses films un caractère didactique et éducatif qui traduise franchement sa nature de classe. En revanche, elle répand insidieusement son venin bourgeois, en mêlant organiquement les tendances en sa faveur et l’éloge de sa vertu, dans toutes sortes de cinés-romans et de ciné-comédies. La bourgeoisie fait en sorte, d’abord que le cinéma soit attrayant et divertisse les masses et en outre qu’elle soit d’un bon rapport. Il est exemplaire à ce titre que les chevaliers d’industrie du cinéma ne fassent pas la fine bouche sur les films corrupteurs, voire même criminels (…)Il va de soi que la cinématographie soviétique ne peut tolérer dans ses films, ni les tendances politiques social-bourgeoises, ni la glorification des vertus bourgeoises ni les éléments corrupteurs et criminels présentés sous une forme attrayante (…)
Nous devons néanmoins imiter la bourgeoisie en ceci , que nous devons, autant que possible, réaliser des films tendancieux, c’est à dire des films que traverse, cousue de fil blanc, une certaine pensée instructive. Nos films ne doivent pas être moins séduisants ni moins attrayants que ceux de la bourgeoisie. La forme mélodramatique, traitée de façon adéquate, est certainement la meilleure qui soit au cinéma, car de ce point de vue, il est bien plus riche que le théâtre, affecté de multiples contraintes.
Tous les sujets sont possibles, réalistes, romantiques, et même franchement fantastiques, dès lors qu’ils assurent la promotion de héros révolutionnaires qui inspirent la sympathie et la fierté en faveur des classes révolutionnaires. Sujets satiriques, qui fustigent les puissances dominantes du monde non-russes. A côté de ce traitement mélodramatique, qui met en avant des figures et des groupes héroïques, des collectifs et des individus, qui dépeint les oppositions sociales en des tons violemment contrastés, à grand renfort de pathétique et de péripéties, on recommandera la forme comique. Il est inutile de s’attarder sur son accessibilité et sa portée ».
(Anatoli Lounatcharski, 1924)

Le montage des attractions au cinéma (octobre 1924):
« Ainsi, de même que le théâtre, le cinéma n’est compris que « comme une forme de violence ». Si les moyens sont différents, le procédé principal est commun, c’est le montage des attractions sanctionné par mes réalisations théâtrales du Proletkoult et que j’emploie à présent au cinéma. (…) L’attraction telle que nous la concevons est tout fait montré (action, objet, phénomène, combinaison, conscience…) connu et vérifié, conçu comme une pression produisant un effet déterminé sur l’attention et l’émotivité du spectateur et combiné à d’autres faits possédant la propriété de condenser son émotion dans telle ou telle direction dictée par les buts du spectacle. De ce point de vue, le film ne peut simplement se contenter de présenter, de montrer les évènements, il est aussi une sélection tendancieuse de ces évènements, leur confrontation, affranchies de tâches étroitement liées au sujet, et réalisant, conformément à l’objectif idéologique d’ensemble, un façonnage adéquat du public.
Si au théâtre, l’influence est principalement obtenue par la perception physiologique d’un fait qui se déroule réellement (un crime par exemple), au cinéma, par contre, elle est obtenue par confrontation et accumulation dans le psychisme du spectateur des associations voulues par le dessein du film et excitées par les éléments séparés du fait décomposé (pratiquement en « fragments de montage »). Des associations qui, dans leur ensemble, ne fournissent que de cette façon, indirectement, le même effet (et souvent un effet plus puissant). Prenons par exemple un même crime : mains qui saisissent la gorge, yeux qui remontent sur le front, couteau brandi, la victime ferme les yeux, le sang jaillit sur le mur, la victime tombe à terre, la main essuie le couteau : chacun de ces fragments vise à « provoquer » les associations.
Un processus analogue se produit au cours du montage des attractions : en fait, ce ne sont pas les phénomènes qu’on confronte, mais des enchaînements d’associations, liés dans l’esprit d’un spectateur donné à un phénomène donné (on comprend parfaitement que la série d’associations provoquées chez l’ouvrier ou chez l’ancien sous-lieutenant cosaque par la vue d’un meeting dispersé par la force, et par conséquent, l’effet émotionnel confronté au matériau mis en image soit quelque peu différent).
L’expérience du montage des attractions est la confrontation des sujets visant à un effet thématique. Je signalerai la version initiale du montage choisi pour le finale de mon film La Grève : la fusillade de masse où, afin d’éviter que les figurants de la Bourse du travail aient l’air de jouer dans la « scène de la mort » et surtout afin d’éliminer l’effet d’artifice que l’écran ne souffre pas et qui est inévitable même avec « l’agonie » la plus brillante, j’ai employé le procédé suivant tiré d’une scène non moins sérieuse, d’une part et destiné à provoquer l’effet maximum d’horreur sanglante d’autre part : l’alternance associative de la fusillade avec des abattoirs. La première, en plans d’ensemble et plans moyens « mis en scène » ; la chute des 1500 ouvriers dans le ravin, la fuite de la foule, les coups de feu, montrer l’horreur vraie des abattoirs où le bétail est écorché et égorgé. ( suit le détail des 38 plans qui constituent la séquence finale de La Grève).
Dans la plupart de nos films russes, le désastre vient de ce qu’on ne sait pas construire consciemment les schémas des attractions et qu’on ne tombe sur les combinaisons réussies qu’à l’aveuglette et rarement. On trouve des documents inépuisables pour l’étude de ces procédés (à vrai dire, sur le plan purement formel, non objectif) dans le film comique américain (le procédé sous son aspect pur). Si nous pouvions voir les films de Griffith, au lieu de les connaître par des descriptions, ceux-ci nous apprendraient beaucoup sur le plan du montage, mais cette fois dans une orientation sociale hostile à la nôtre. Il ne faut pas cependant à une transplantation de l’Amérique, quoique qu’au début, dans tous les domaines, l’étude des procédés passe par l’imitation. »

Le débat Eisenstein/Dziga Vertov :
« A travers le montage, opéré sans calculer les effets de fragments de vie authentique (de tonalités authentiques diraient les impressionnistes), Vertov a tissé a trame d’un tableau impressionniste (…) Vertov prend du monde qui l’entoure ce qui l’impressionne, lui et non ce par quoi, en impressionnant le spectateur, il labourera à fond son psychisme.
En quoi consiste pratiquement la différence entre nos approches, on peut le voir plus encore en évidence là où une partie, pas très grande, du matériel de La Grève coïncide avec celui du Glaz, ce que Vertov considère quasiment comme un plagiat et particulièrement dans la scène du massacre qui dans le Kinoglaz est sténographiée, tandis que dans La Grève elle est sanguinairement impressionnante. C’est justement cette extrême virulence des impressions suscitées par La Grève « sans gants blancs » qui a valu au film cinquante pour cent de ses ennemis). En bon impressionniste, le Kinoglaz, son gentil bloc-notes à la main court derrière les choses telles qu’elles sont, sans se déchaîner dans un élan rebelle, sans le dépasser au nom d’un motif impérieux d’organisation sociale (…) Au contraire, La Grève arrache des fragments au milieu ambiant, selon un calcul volontaire et conscient, préconçu pour conquérir le spectateur, après avoir déchaîné sur lui ces fragments en une confrontation appropriée en l’associant de manière appropriée au motif idéal final. Le Kinoglaz n’est pas seulement le symbole d’une vision mais d’une contemplation. Mis nous ne devons pas contempler mais agir. Il ne faut pas un « ciné-œil » mais un « ciné-poing ». Le cinéma soviétique doit fendre les crânes (.. .) Fendre les crânes avec un ciné-poing, y pénétrer jusqu’à la victoire finale et maintenant devant la menace de contamination de la révolution par l’esprit « quotidien » et petit-bourgeois, fendre plus que jamais. Vive le ciné-poing »
(S.M Eisenstein : Sur la question d’une approche matérialiste de la forme, 1925)

Une critique d’Octobre :
« On ne peut oublier une courte intervention d’un autre leader de la F.E.K.S. Nous voulons croire que le camarade Kozintsev a simplement voulu faire une réserve ou peut-être mal formulé sa déclaration lorsqu’il a dit : « chaque fragment du film Octobre donnera davantage à la cinématographie que 100 films réussis ». Une telle prise de position est très dangereuse. De là , il n’y a qu’un pas vers la théorie de l’art pour l’art.. Pour nuancer les propos de Kozintsev, nous devons faire une courte citation de Lénine au sujet de l’art : « ce qui est important, ce n’est pas notre conception de l’art, ce n’est pas non plus l’apport de l’art à quelques centaines ni même à quelques milliers de personnes dans la quantité de la population se comptant par millions. L’art appartient au peuple, il doit s’étendre, par ses racines les plus profondes, aux couches les plus larges de la masse des travailleurs. Ces réflexions de Vladimir Illich n’excluent pas, bien sûr, la possibilité de travailler sur des films expérimentaux, mais alors il faut les annoncer de la façon directe suivante : Octobre est un film expérimental, c’est l’art cinématographique de l’avenir. Pouvons nous risquer des centaines de millions sur de telles expériences ? Ceci est une autre question et le temps nous donnera la réponse (…)
Quant à nous, nous considérons que Octobre est réalisé par un metteur en scène qui est véritablement des nôtres, au sens le plus profond du mot. Le film contient des réussites très importants du point de vue artistique. Le montage , les scènes de masse ne peuvent pas ne pas donner une impression colossale. Et si dans sa totalité, il n’est pas à la hauteur de ce que nous attendions à voir, ce n’est pas la faut mais plutôt le malheur d’Eisenstein. Ce fait est confirmé par de nombreuse opinions d’ouvriers qui disent, avec raison, que dans le film, le rôle de la paysannerie, des femmes, de la province…n’est pas mis en évidence (…)
Nous sommes sûrs que l’insuccès du film tient à ce qu’on n’y sent pas la montée, l’enthousiasme de la révolution. Le pathétique du film ne se communique pas. Dans son intervention, le camarade Kripnickij a dit qu’Octobre est très difficile à comprendre et à assimiler par les masses ouvrières et paysannes et que c’est donc le devoir de la presse de permettre aux spectateurs de la masse de s’élever jusqu’à la compréhension des intentions et des œuvres des metteurs en scène. »
(T. Rokotov, 1927)
S.M Eisenstein fait son autocritique en 1937 :
« En 1935, je me plongeai allégrement dans le travail. Mais l’habitude de l’introversion et de l’isolement était déjà profondément enracinée en moi. Je travaillais un film qui n’était pas fait de chair et de sang avec notre réalité socialiste, mais était tissé dans des images abstraites de cette réalité.
Or le développement d’une critique sévère, c’est à dire d’une critique vraiment bolchevique, critique fraternelle destinée à aider et à corriger mais non à détruire, et les remarques du collectif du studio de Moscou, m’ont épargné le pire –m’ont évité de devenir aigri à la suite de mes fautes du Pré de Béjine (…) Je comprends mes fautes, je comprends la signification de la critique, de l’autocritique et du contrôle de soi dont on fait grand usage dans tout le pays conformément aux décisions de la session plénière du Comité Central du parti communiste d’Union Soviétique prise en février 1937.
J’éprouve ardemment le besoin de corriger entièrement les erreurs de mon point de vue, d’enraciner un nouvel être en moi et le besoin de la maîtrise complète du Bolchevisme dont parla le camarade Staline au cours de cette session. Et c’est à la lumière de tout cela que je me trouve en face de la question :comment puis-je accomplir cela le plus complètement, le plus profondément, de la façon la plus responsable?
Je dois sérieusement travailler à ma propre perspective et rechercher d’une manière profondément marxiste d’envisager les nouveaux sujets. Plus précisément, je dois étudier la réalité et l ‘homme nouveau (…) Le sujet de ma nouvelle œuvre ne peut-être que d’un seul type : héroïque en esprit, militant par le contenu et populaire par le style. Que sa matière le situe en 1917 ou 1937, il servira la marche victorieuse du socialisme. En préparant la création d’un tel film, je vois le chemin par lequel je me dépouillerai moi-même des derniers traits d’individualisme anarchiste dans ma perspective et ma méthode créatrice. Le parti, la direction de l’industrie cinématographique et le collectif des travailleurs du cinématographe m’aideront à créer de nouveaux films nécessaires et conformes à la vie »
(Au sujet du pré de Béjine, 1937, Moscou)

-La censure stalinienne en 1946 :
« La grande vie (réalisée par le cinéaste L.Loukov) prêche la routine, le manque de culture et l’ignorance. Les metteurs en scène du film ont présenté de façon mensongère et non motivée l’avancement passif d’ouvriers, sans instruction technique, aux idées et dispositions retardataires, à des postes de commande.
Le niveau artistique du film ne résiste pas non plus à la critique. Les diverses scènes sont décousues, une conception générale ne les lie pas entre elles. La liaison des différents épisodes est faite par des beuveries répétées, des romances triviales, des aventures amoureuses, des péroraisons nocturnes dans les lits (…) Des rôles absurdes ont été imposés aux artistes, leur talent sert à représenter des êtres primitifs et des scènes de la vie courante, d’un caractère douteux.
le Comité central du Parti communiste d’URSS constate que ces derniers temps, le ministère de la Cinématographie a produit, outre le film défectueux La grande vie, de nombreux artistes aussi peu réussis : la seconde partie du film d’Ivan le terrible d’Eisenstein, L’amiral Nakhimov de Poudovkine et De simples hommes de Kozintsev et Trauberg. Par quoi peuvent s’expliquer les cas si fréquents de productions erronées et fausses ? Pourquoi des producteurs soviétiques bien connus, Loukov, Eisenstein, Poudovkine, Kozintsev et Trauberg, ont-ils si mal réussi ces films, eux qui dans le passé ont créé des films hautement artistiques ?
C’est parce que beaucoup de maîtres de l’art cinématographique, producteurs, metteurs en scènes, auteurs de scénario, remplissent leur obligation avec légèreté et sans souci de leur responsabilité, parce qu’ils ne travaillent pas consciencieusement la conception des films. Leur principal défaut est qu’ils n’étudient pas le sujet qu’ils choisissent de réaliser.
Le Comité central décide :
1-vu l’exposé ci dessus, d’interdire la parution sur l’écran de la deuxième partie du film La grande vie
2-de proposer au ministère de la Cinématographie de tirer les leçons et déductions qui s’imposent et d’organiser le travail de la cinématographie de façon telle que soit dorénavant exclue toute possibilité de production de semblables films. »