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Des histoires parallèles : John Ford et le western

Des histoires parallèles  : John Ford et le western

(article rédigé pour le dossier My Darling Clementine)

   Avec quelque coquetterie, John Ford aimait se présenter comme « l’homme qui fait des westerns »…Cette fausse modestie ne doit pas faire oublier qu’il est aussi l’auteur de quelques chefs d’œuvre comme Le Mouchard (1935), Vers sa Destinée (1938), Les Raisins de la Colère (1940), Qu’elle était verte ma vallée (1941) ou L’Homme tranquille (1952) ….Reste que son œuvre est indissociable du western, tant sa contribution à son histoire et à son succès est essentielle…Christian Gonzalez estime que le réalisateur a du tourner une soixantaine de westerns ( y compris les courts métrages de l’époque du muet), soit un tiers de son œuvre. A partir de l’avènement du parlant, John Ford met en scène pas moins d’une quinzaine de films marquants qui relèvent de ce genre , parmi lesquels on peut citer La Chevauchée fantastique (1938), La Poursuite infernale (1946), Massacre à Fort Apache (1948), La Charge héroïque (1949), L’Homme qui tua Liberty Valance (1961) et Les Cheyennes (1964)…

Au temps des pionniers
L’histoire du western semble se confondre avec celle de John Ford. Comme on le sait, le genre apparaît dès le début de l’industrie du cinéma (Le Vol du Rapide d’Edwin S.Porter est tourné en 1903), au moment même où s’achève la Conquête de l’Ouest : de nombreux témoins sont encore vivants et certains comme Wyatt Earp servent de conseillers « historiques » : d’anciens cow-boys et même certains chefs indiens sont employés comme figurants …
Le genre connait assez vite un grand succès populaire et la production de westerns est considérable (100 à 200 films par an, entre 15 et 30% du total). Alors que les studios ont déménagé en Californie à partir des années 1910, ces films sont tournés en décor naturel, dans les régions sauvages des Rocheuses ou les déserts proches de Los Angeles…Les scénarios sont alors réduits à l’essentiel : ils comportent de nombreuses scènes d’action souvent acrobatiques et des scènes comiques (il y a toujours un personnage burlesque qui est là pour faire rire : John Ford et Howard Hawks reprendront le procédé bien plus tard…). Ces courts métrages sont tournés à la chaine par des firmes spécialisées comme l’Universal (à l’époque, un film est bouclé en une semaine : les scènes sont filmées du lundi au mercredi, le jeudi et le vendredi sont consacrés au montage et le scénario du court métrage suivant est mis au point le samedi…).
John Ford a participé à cette époque des pionniers du western. Alors qu’il est employé dans une usine de chaussures, il rejoint à 18 ans son frère Francis qui travaille déjà dans les studios d’Universal. Il occupe alors tous les postes imaginables sur un plateau de cinéma (c’est à ce moment qu’il rencontre Wyatt Earp) : il est accessoiriste, acteur, scénariste, assistant-réalisateur… Un peu par hasard, il se retrouve chargé de la mise en scène par Carl Laemmle, un des dirigeants de la firme…Il se fait alors la main des genres assez différents mais semble déjà spécialisé dans le western (en particulier, la série des « Cheyenne Harry », interprétée par son ami Harry Carey). Ses premiers longs métrages confirment son savoir-faire ( Le Cheval de fer en 1924, Les Trois sublimes Canailles en 1926) et en font une valeur sûre de la profession. Ce jeune homme de 29 ans fait preuve d’une maitrise impressionnante : pour Le Cheval de Fer, il mobilise dans le désert du Nevada 3 000 cheminots, 1 000 Chinois, 800 Indiens Pawnees, Sioux et Cheyennes …Le film dure 2 h.40 soit le plus long tourné depuis les débuts du cinéma…

L’âge classique
Dans les années 1930, le western a d’abord un peu de mal à s’adapter à l’avènement du parlant : il y a d’abord une période de flottement car l’enregistrement en plein air pose des problèmes techniques délicats (le silence doit être absolu et la caméra placée dans un caisson capitonné). Mais une fois que ces procédés sont maitrisés, les réalisateurs en profitent pour présenter des personnages plus étoffés et des scénarios plus sophistiqués…L’âge d’or du western commence véritablement et ne s’achèvera qu’au début des années 1950. C’est surtout l’époque où les codes du genre se mettent en place : l’action se déroule dans un cadre spatio-temporel bien défini, l’Ouest des États-Unis dans la seconde moitié du XIX° siècle et tous les aspects historiques sont abordés : l’épopée des pionniers, les guerres indiennes, la guerre de Sécession, les luttes entre fermiers et éleveurs, les figures légendaires…Sur ce point, John Ford est sans doute l’un des cinéastes américains dont la filmographie est la plus exhaustive : pour mémoire, on peut ainsi citer Le Convoi des braves (1950) à propos des colons Mormons en route vers l’Ouest, la trilogie sur la cavalerie américaine engagée contre les tribus indiennes (Massacre à Fort Apache en 1948, La Charge héroïque en 1949, Rio Grande en 1950), Les deux Cavaliers (1959) à propos de la guerre de Sécession, La Poursuite infernale qui évoque l’histoire de Wyatt Earp , réalisé en 1946…De même, le western a ses propres paysages : les étendues désertiques et sauvages (the wilderness) ou les villes de l’Ouest avec leurs rues boueuses et leur vie trépidante..Là encore, John Ford fait preuve d’une belle continuité : il tourne au moins 7 films dans la même région ( y compris La Poursuite infernale), et dont l’horizon est familier aux amateurs de western: il s’agit bien sûr de la Monument Valley au centre des plateaux du Colorado, entre l’Arizona et l’Utah…Les personnages sont aussi des archétypes: il y a le justicier, le hors la loi, la femme (soit la prostituée au grand cœur, soit la jeune fille fraiche et innocente), l’Indien alors fourbe et sauvage…La narration prend souvent la forme du récit épique: le héros, solitaire et toujours en mouvement, traverse de nombreuses épreuves dont il finit par triompher ( un peu à la manière des histoires de chevalerie du Moyen-Age, en particulier Lancelot partant à la quête du Graal). Le duel final devient une scène incontournable des westerns.Là encore, certains films de John Ford, comme La Poursuite infernale, illustrent parfaitement ce schéma narratif. Pour Joseph Mac Bride et Michael Willmington, « c’est un monde pour l’enfant que présente La Poursuite infernale : le noble chevalier arrive en ville, résiste à la tentation de la douteuse séductrice, triomphe du dragon et s’en va accompagné de l’amour de la virginale héroïne… » Même si le réalisateur l’a déploré par la suite, la fin du film est exemplaire : Wyatt Earp s’éloigne au loin, alors que la caméra s’attarde sur Clémentine qui va s’installer à Tombstone…
Le western connait un succès qu’il ne dépassera plus : les films du genre représentent au moins 10% de la production totale entre 1940 et 1950, et jusqu’à 24% en 1946. Il se conjugue alors sous toutes les formes: films de série Z, de série B, productions prestigieuses, westerns musicaux ( comme ceux de Gene Autry et Roy Rogers), voire même westerns burlesques ( comme le célèbre Chercheurs d’Or des Marx Brothers en 1940). Les réalisateurs les plus chevronnés s’y essaient (Fritz Lang, Howard Hawks, King Vidor…) et certains deviennent presque des spécialistes, à l’instar du maitre John Ford ( par exemple Raoul Walsh qui réalise La Piste des Géants en 1930, La Charge fantastique en 1942, La Vallée de la Peur en 1947, La Rivière d’argent en 1948 ou encore William A. Wellman qui tourne L’étrange incident-1943-, Buffalo Bill-1944-, La Vallée abandonnée-1948-…). Ces œuvres de qualité respectent les lois du genre : ainsi, La Chevauchée fantastique peut être défini comme le western « qui contient tous les autres ». Toutes les figures de style imposées s’y retrouvent : une savoureuse galerie de portraits avec Ringo Kid le voyou sympathique (John Wayne), Hatfield le joueur longiligne (John Carradine), Doc Boone le médecin ivrogne mais dévoué (Thomas Mitchell), Lucy Mallory la prostituée au grand cœur (Louise Platt)…Aucune scène « classique » ne manque : l’attaque de la diligence par les Indiens, l’intervention in extremis de la cavalerie américaine, et bien sûr le duel final…Mais ce qui fait l’intérêt des films de ces grands maitres, c’est que ces réalisateurs savent jouer avec les codes du western pour les détourner et exprimer leur propre thématique…Ils savent déjà se décaler par rapport à la norme : le »Bon » Wyatt Earp dans La Poursuite infernale est de tout de noir vêtu, ce qui est en général la marque distinctive du « Méchant » ; le fameux duel de La Chevauchée fantastique est traité de façon elliptique…Ces cinéastes ont aussi à cœur d’approfondir leurs personnages et de leur donner une épaisseur psychologique…De ce point de vue, John Ford a été servi par des interprètes exceptionnels. Ainsi Henri Fonda, que le réalisateur a déjà dirigé dans Vers sa Destinée et Les Raisins de la Colère et qu’il recrute à nouveau pour incarner le marshal de Tombstone. John Ford apprécie le style de l’acteur, qui s’accorde parfaitement au sien. Winston Miller, le scénariste du film, décrit ainsi la façon dont le réalisateur a filmé l’acteur : « Ford aimait rester sur un personnage, comme dans cette scène du bar où la caméra reste sur Fonda. C’était un des rares acteurs avec qui on pouvait se le permettre. Même s’il avait un visage hiératique, le spectateur savait qu’il était en train de réfléchir. Ford aimait la démarche de Fonda (…) Il aurait pu regarder Fonda marcher tout au long d’une rue….. » John Ford sait aussi utiliser la personnalité plus compacte de John Wayne, avec qui il entretiendra de vrais rapports d’amitié. Le réalisateur, si attaché aux « petites gens », ne néglige jamais les rôles dits secondaires : ses films sont peuplés d’acteurs aux « tronches » singulières ou pittoresques (parmi les têtes qu’il a le plus employées, on peut mentionner celles de Ward Bond, Alan Hale, Walter Brennan, Victor Mac Laglen, Thomas Mitchell, John Carradine et d’un certain Francis Ford, son propre frère…). Ces réalisateurs de l’âge d’or soignent aussi leur travail, en se faisant assister par d’excellents techniciens ( les directeurs de la photographie en particulier sont reconnus : Gregg Toland plus tard recruté par Orson Welles, Arthur Miller, Joe MacDonald…) et leur apport n’est pas négligeable : « le noir et le blanc contrasté de Joe Mac Donald contribue à faire de My Darling Clementine un western crépusculaire : un film d’intérieur aux rares instants d’aération eux aussi admirables » (Noel Simsolo). Ces cinéastes ont des personnalités assez fortes pour imprimer leur marque sur un genre aussi normalisé que le western..Bertrand Tavernier remarque que My Darling Clementine est « un film où la thématique de l’enracinement, du défrichage prime l’action dramatique proprement dite ». Cette valorisation de l’esprit pionnier ne pouvait mieux tomber : en ces années de crise, les Américains doutaient d’eux-mêmes et ce rappel des valeurs traditionnelles était bienvenu…

Le temps des remises en cause
Après la seconde guerre mondiale, le western doit s’adapter aux temps nouveaux. A la fin des années 1950, l’irruption de la télévision fait disparaitre la production de série B et la filmographie décline rapidement (130 westerns en 1950, 28 en 1960). Mais surtout, alors que l’Amérique vit l’époque du Maccarthysme, certains cinéastes, surtout des nouvelles générations, se posent des questions sur le passé des États-Unis ( et accessoirement, comment il a été traité par le cinéma hollywoodien…). Dès les années 1940, quelques films s’écartent des sentiers battus (JL Rieupeyrout les qualifie de « surwesterns »…) : L’étrange incident de Willam A.Wellman relate l’histoire d’un lynchage plutôt odieux, Le Banni d’Howard Hugues raconte un curieux triangle amoureux, entre deux hommes, Billy the Kid et Pat Garrett, et…un cheval ! dans les années 1950, la remise en cause est plus générale : les personnages, autrefois monolithiques, sont plus fragiles et leurs motivations plus ambiguës (voir le film d’Arthur Penn, Le Gaucher en 1958). La question des Indiens est reprise avec plus de compréhension et de sympathie (La Flèche brisée de Delmer Daves sorti en 1950 est couramment présenté comme le premier western pro-indien…). John Ford participe à sa manière à ce mouvement, et sa production de westerns est particulièrement abondante en ces années-là ( une bonne dizaine, de La Charge héroïque en 1949 aux Cheyennes en 1964). Le réalisateur commence à porter un regard plus critique sur les figures légendaires de l’Ouest : le personnage du Lieutenant-Colonel Thursday interprété par Henri Fonda dans Le Massacre de Fort-Apache, est inspiré par la personnalité controversée du général Custer. Même si le ton reste modéré, la description de cet officier cassant et méprisant envers les Indiens marque une évolution ( d’autant qu’il est opposé au capitaine York, soldat humaniste incarné par John Wayne). dans la scène entre Thursday et Cochise, c’est bien le chef Indien qui montre le plus de dignité…John Ford revient même sur le cas de Wyatt Earp et de Doc Holliday qui font une apparition rapide mais truculente dans Les Cheyennes, sous les traits de James Stewart et d’Arthur Kennedy. C’est d’ailleurs sur la question indienne que le réalisateur procède à la révision la plus significative . John Ford, très lié aux tribus Navajos qui peuplent la Monument Valley, réalise plusieurs films qui rendent justice aux Indiens. Dans La Prisonnière du désert, John Wayne incarne un personnage complexe, muré dans ses préjugés racistes mais qui finit par douter même de sa haine, et ne va pas au bout de sa vengeance. John Ford avoue à propos de son dernier western, Les Cheyennes : « je voulais le faire depuis longtemps. j’ai tué plus d’Indiens que Custer, Beecher, et Chivington réunis (…) J’ai voulu montrer ici le point de vue des Indiens pour une fois ». On mesure le chemin parcouru depuis La Poursuite infernale. Sans être raciste, le film de 1946 ne donnait pas le beau rôle aux minorités : Wyatt Earp chassait l’Indien Charlie à coups de botte dans le derrière et priait Chihuahua de « retourner dans sa réserve ». On peut apprécier que « Ford fasse ses adieux au genre westernien en dénonçant le génocide indien » (Patrick Brion). Enfin, dans L’Homme qui tua Liberty Valance, le vieux John Ford amorce même une réflexion brillante sur la légende de l’Ouest, qui pourrait presque apparaître comme une autocritique…Mais le réalisateur s’en sort une nouvelle fois, en prenant franchement partie pour le mythe fondateur plutôt que pour la réalité trop prosaïque. Son film est « une flamboyante déclaration d’amour en même temps qu’un adieu à la mythologie du western et de l’Amérique » (Thierry Jousse).

Le western ne se conçoit donc pas sans l’œuvre de John Ford. Déjà présent au temps des pionniers du genre, le réalisateur de La Chevauchée fantastique contribue à son apogée entre 1930 et 1950, et ne craint pas de se remettre en cause après guerre, alors que les codes du western classique sont contestés…Tavernier a écrit que Ford était « l’un des seuls cinéastes américains à avoir bâti une œuvre à la mesure de l’Amérique » : on peut ajouter qu’il a trouvé dans le western, le genre le plus adéquat à son talent et, faut-il le dire, le plus américain…

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
-Jean-Louis Rieupeyrout, La grande aventure du western (1894-1964), Ramsay Poche Cinéma, 1987
-Peter Bogdanovitch, John Ford, Edilig, 1978
John Ford, Cahiers du Cinéma, 1990
-Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991
-Patrick Brion, Le Western, La Martinière, 1992
-Christian Viviani, Le Western, Henri Veyrier, 1982
-John Ford, La Poursuite infernale, Avant-scène Cinéma, 1985, n°337
-Jean-Louis Leutrat, Le Western : quand la légende devient réalité, Découvertes Gallimard, 1995
-Christain Gonzales, Le Western, Presses Universitaires de france, Que sais-je?, n°1760, 1979

Le Tunnel : De la fiction à la réalité historique

Le Tunnel, un film de Roland Suso Richter

Allemagne, 2 heures 37, 2001

Interprétation : Heino Ferch, Nicolette Krebitz, Sebastian Koch
Alexandra Maria Lara, Claudia Michelsen, Mehmet Kurtulus
Felix Eitner, Heinrich Schmieder, Uwe Kokisch

Synopsis :

    Berlin, août 1961 : l’Allemagne de l’Est ferme ses frontières entre les deux zones de Berlin…Harry Melchior, champion de natation en RDA quitte Berlin-Est avec de faux papiers mais promet à sa soeur Lotte de revenir la chercher. Il retrouve son ami ingénieur Matthis, dont l’amie Carola est restée à l’Est après avoir été arrêtée lors de leur fuite à l’Ouest. Ensemble, les deux hommes projettent de percer un tunnel sous le Mur..Vic et Fred se joignent à eux et les travaux commencent. Une jeune fille, Fritzi, veut absolument intégrer l’équipe pour faire venir son ami Heiner, mais Harry est méfiant…A l’Est, le colonel Krüger emploie tous ses efforts pour empêcher le projet d’Harry et de Matthis. Notamment, il fait pression sur leur entourage pour les obliger à collaborer avec la police est-allemande…Mais l’audace et l’obstination des jeunes Allemands semblent avoir raison de tous les obstacles…

Le Tunnel :
De la fiction à la réalité historique

   Le film de Roland Suso Richter aborde un sujet si fondamental qu’on est presque étonné du faible nombre de films allemands qui l’ont traité. Certes, pendant la Guerre Froide et la Détente, le cinéma américain ne s’est pas fait faute d’évoquer le sort de Berlin pour développer des thématiques le plus souvent pro-occidentales. Pour ne citer que les plus célèbres, on peut mentionner L’homme de Berlin de Carol Reed (1953), Les gens de la nuit de Nunnally Johnson (1954), A Man on a Thightrope d’Elia Kazan (1959) ou encore L’espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965)… Mais dans ce dernier film, le manichéisme de l’époque précédente est battu en brèche : on n’est plus trop sûr que l’Ouest soit le bon côté…En tout cas, la production allemande sur ce thème est plus limitée. Tous les grands réalisateurs allemands des années 1970 aux années 1980 ont évoqué des sujets politiques de leur époque (Volker Schlondörff avec L’honneur perdu de Katharina Blum –1975-, Rainer Werner Fassbinder avec Le Mariage de Maria Braun -1979- Tous les autres s’appellent Ali-1973-, Margarethe Von Trotta avec Les années de plomb -1981-…) Mais leurs préoccupations sont autres : ils s’intéressent plus au passé nazi de leur pays et à ses traces, à l’américanisation de la société allemande, au problème du terrorisme des « années de plomb »…Plus récemment, depuis la chute du Mur en 1989, le « travail de deuil » a commencé mais Bernard Eisenschitz dans son livre sur le cinéma allemand ne relève que deux fictions évoquant la coupure de l’Allemagne : Les Fruits du paradis d’Helma Sanders-Brahms (1991) et Les années du Mur de Margarethe Von Trotta (1994). Il y a peu, Schlöndorff revient sur le terrorisme et ses liens avec la RDA dans Les trois vies de Rita Vogt (1999).
Aussi, Le Tunnel de Roland Suso Richter est bienvenu : il permet de revenir sur des épisodes essentiels de l’histoire allemande et européenne. Certes, le réalisateur a mis en « fiction » une aventure réelle dans un style qui rappelle le cinéma d’aventures hollywoodien : un personnage principal fort, une narration claire et bien menée, un sens certain du suspense. L’histoire de Harry Melchior est inspirée de la vie d’Hasso Herschel qui entreprend avec ses amis le creusement d’un tunnel dans le secteur français de Berlin : en 1964, 36 jeunes gens et une jeune fille…dégagent une galerie de 145 mètres de long pendant près de 6 mois, qui aboutit dans Bernauer Strasse : 28 personnes réussissent ainsi à fuir Berlin-Est…L’intérêt du film de Richter est de s’ancrer dans la réalité historique. Plusieurs séquences (comme celles du générique) sont directement tirées d’archives de l’époque. D’autres, comme celle du soldat est-allemand qui saute par dessus les barbelés le 15 août 1961, sont reconstituées d’après des images tournées alors par la presse filmée (en particulier, plusieurs incidents le long du Mur de Berlin évoqués dans le film sont inspirés d’épisodes réels, comme nous l’évoquons plus loin…). La petite histoire du Tunnel s’inscrit bien dans la Grande Histoire de l’Allemagne d’après-guerre…

Avant le Mur de Berlin
Avant même la fin de la seconde guerre mondiale, les Alliés, y compris l’URSS, avaient prévu l’occupation de l’Allemagne et son partage en plusieurs zones. Le protocole du 14 novembre 1944 prévoyait ainsi que Berlin serait administrée par une autorité interalliée, la Kommandatura et qu’aucune puissance alliée ne serait habilitée à exercer seule son autorité dans son secteur…Ce démembrement est entériné aux conférences de Yalta et de Postdam : il est précisé que chaque vainqueur peut « se servir » dans sa zone d’occupation pour les réparations de guerre, et qu’il est chargé de la dénazifier…De fait, ce partage ne correspond pas une vision commune et chacun reste avec ses arrière-pensées. Ainsi Staline confie-t-il à un communiste yougoslave : « celui qui a conquis un pays lui impose son propre système sociopolitique aussi loin que son armée avance, il ne peut en être autrement ». Comme le note Anne Le Gloannec, « l’émergence d’une particularité berlinoise et de la division en deux états résultèrent, non d’un accord politique, mais bien d’un constat de désaccord, qui figea les lignes de fracture de l’occupation militaire ».
L’URSS va d’ailleurs essayer assez rapidement de profiter de son avantage (c’est elle qui parvient d’abord dans la capitale du Reich…), en plaçant notamment ses hommes dans certains postes clés , dans la police ou l’enseignement par exemple…Le KPD pratique un véritable forcing envers le SPD pour l’amener à fusionner le plus rapidement possible…Mais les sociaux-démocrates s’y refusent car ils ont alors le vent en poupe et se méfient d’une alliance qu’ils estiment contre nature. Les communistes créent alors le SED (Sozialistische Einheit Parti) en avril 1946. Les élections d’octobre 1946 consacrent la suprématie du SPD dans la ville de Berlin (ils ont presque la majorité, alors que la CDU obtient 22% des voix et les communistes seulement 20%…). La nomination du social-démocrate Ernst Reuter à la mairie se heurte au veto de l’URSS…
En 1947, comme on le sait, la tension entre les deux camps ne cesse d’augmenter (discours de Churchill à Fulton, proposition du plan Marshall…) et la pression soviétique se fait immédiatement sentir dans la ville de Berlin : contrôle de plus en plus tatillon des liaisons, départ de l’URSS de la commission de contrôle…Finalement, Staline fait mettre en place en juin 1947 le blocus de Berlin, qui va durer près d’un an . Alors que les Occidentaux ne disposent que de 6 semaines de vivres, un immense pont aérien permet de ravitailler Berlin Ouest et ses habitants (Reuter est triomphalement réélu, les fonctionnaires communistes sont « épurés »…).
Cette première crise de Berlin, outre qu’elle conduit à la création de deux états opposés, a pour conséquence de mieux souder les Alliés. Mais elle montre aussi les limites de ce peuvent faire les puissances occidentales : dès 1948, elles semblent considérer que Berlin Est est perdu…et elles abandonnent de facto presque tous leurs droits sur la zone occupée par les Soviétiques (elles continuent cependant à circuler dans la partie Est, notamment jusqu’à la prison de Spandau où est enfermé Rudolf Hess…). La situation se fige alors pour plus d’une décennie. Berlin-Est regroupe 8 des 20 arrondissements d’avant guerre, soit 403 km². La partie Est de la ville rassemble 1,08 millions d’habitants, soit une densité de 2685 hb/km² (pour Berlin-Ouest, les chiffres sont les suivants : 479 km², 2,19 millions d’habitants, 4571 hb/km²). Il est à noter que Berlin-Est est mieux lotie sur certains points que sa rivale occidentale. D’abord, elle comprend certains des quartiers les plus prestigieux de la capitale d’avant guerre : le vieux centre politique, certaines avenues comme Unter der Linden…Elle bénéficie aussi d’avoir été choisie comme capitale du nouvel état d’Allemagne de l’Est et de profiter ainsi d’importants travaux d’urbanisme dès les années 1950 (construction des Magistrale, dont la fameuse Stalin-Allee…). A l’inverse, Berlin-Ouest a une situation géopolitique complexe : elle se trouve dans le territoire de la RDA et elle n’est pas la capitale de la RFA…Au point qu’on a pu parler d’une certaine désaffection des politiciens occidentaux allemands envers cette ville qui apparaît comme le symbole de la défaite du pays… Le chancelier Adenauer, rhénan chrétien-démocrate, ne se rend que trois fois en vingt ans dans le Berlin-Ouest social-démocrate…La coupure entre les deux parties de la ville est renforcée par le manque de moyens de liaisons (Seuls le métro et le S-Bahn parcourent les deux zones…).
Malgré tout, les déplacements sont encore libres : tous les jours, 50 000 Allemands de l’Est se rendent pour travailler dans la partie Ouest (ils en profitent pour se ravitailler…) et 10 000 Allemands de l’Ouest font le chemin inverse…Après la mort de Staline en 1953, des révoltes très graves éclatent à Berlin-Est et dans plusieurs grandes villes de la RDA : les ouvriers, pourtant flattés par le régime, s’insurgent contre les mauvaises conditions de travail et l’accroissement des normes de production : ils réclament clairement le départ de Walter Ulbricht (« La barbichette doit partir ! ») (cf article dans le même dossier : Berlin-Est, 1953). La brutalité de la répression des Soviétiques et des Allemands de l’Est montre que le dégel n’est pas encore commencé dans cette partie de l’Europe (les Berlinois restent très sensibles à l’évolution de la situation politique à l’Est : quand la révolte hongroise est écrasée en 1956, près de 100 000 personnes , emmenées par Willy Brandt, vont manifester devant le mémorial aux victimes du fascisme…).

L’ultimatum de Khrouchtchev
A la fin des années 1960, les dirigeants de l’URSS tentent de profiter d’une situation internationale qui leur est plus favorable. D’abord, ils semblent avoir comblé leur retard technologique par rapport aux Etats-Unis , et les ont même dépassé dans le domaine spatial
(ce sont eux qui prennent l’avantage avec le lancement du premier engin spatial, l’envoi d’un homme dans un satellite…). Dans la course aux armements nucléaires, ils ont massivement développé les missiles intercontinentaux (certes, ce fameux missile gap, dénoncé par Kennedy, s’est avéré illusoire mais ce qui compte, c’est que les Soviétiques ont l’impression d’avoir marqué des points…). Sur le terrain, c’est à dire en Allemagne même, la supériorité des troupes de l’URSS et de ses alliés est écrasante : 22 divisions des forces du Pacte de Varsovie sont stationnées en RDA, sans compter les 6 divisions d’Allemagne de l’Est. Face à ces troupes, les Alliés ne comptent que 11 000 hommes à Berlin-Ouest…Aussi, en novembre 1958, le premier secrétaire de l’URSS communique une note aux trois Alliés, qui ressemble plutôt à un ultimatum : il demande que Berlin-Ouest devienne une ville libre et démilitarisée, placée sous le contrôle de l’ONU. Il reproche en outre aux Occidentaux d’alimenter dans les zones qu’ils contrôlent un foyer « d’activités subversives »…Khrouchtchev reste flou sur les échéances mais cette initiative trouble le camp allié. De conférence en conférence, l’idée finit par s’enliser : en particulier, la réunion de Paris en 1959 est torpillée par l’incident de l’U2, alors qu’Eisenhower s’apprêtait à lancer l’idée d’Open Skies (un contrôle aérien réciproque des deux Grands)…Khrouchtchev claque la porte de la conférence. Quelques mois plus tard, le dirigeant soviétique essaie de profiter de l’inexpérience du jeune président démocrate Kennedy au pouvoir depuis janvier 1961, déjà embourbé dans la malheureuse affaire de la Baie des Cochons…La réunion de Vienne en avril 1961 tourne au cauchemar pour le dirigeant américain qui doit subir une forte pression des Soviétiques, et en particulier sur la question de Berlin…Finalement, Kennedy repousse les exigences de l’URSS et réaffirme les 3 principes intangibles de la politique américaine (The Three Essentials): présence américaine à Berlin-Ouest, libre accès des troupes américaines à Berlin, viabilité et sécurité de la ville avec le reste de de la RFA…

La RDA en crise
La situation intérieure de la RDA se détériore un peu plus, augmentant encore la tension entre les deux camps…Dans les années 1950 en effet, le régime est-allemand tente de marcher plus rapidement vers une « soviétisation » de la RDA. En 1957, le SED avait annoncé la mise en place d’un plan septennal pour l’économie, sur le modèle des plans soviétiques (ce qui impliquait en particulier un accroissement des normes de production)… La collectivisation des terres était menée avec plus de détermination. En 1959, seulement un tiers des terres sont collectivisées : il est prévu de mettre en place 300 000 fermes collectives pour l’année, et encore le même nombre pour l’année suivante. Enfin, le contrôle idéologique et social est renforcé (Erich Honecker met en place l’organisation de la Jeunesse allemande libre)…Le résultat ne tarde pas et les dirigeants est-allemands ne peuvent que constater le nombre toujours croissant de « ceux qui votent avec leurs pieds » : 331 000 en 1953, 184 000 en 1954, 280 000 en 1956, plus de 200 000 encore en 1960. L’année 1961 se présente tout aussi mal pour le régime communiste, qui dénonce violemment ceux qui font « trafic d’êtres humains » : près de 17 000 en mai, deux fois plus en juillet, 1000 par jour la première semaine d’août, 2 000 la deuxième semaine du mois…Cette hémorragie est d’autant plus grave que la RDA se voit privée d’une main d’oeuvre qualifiée (15 % de la population active, dont 7000 personnes de professions supérieures, 5 000 médecins et dentistes, 17 000 scientifiques…Les personnages du Tunnel de ce point de vue sont emblématiques : Matthis est ingénieur, Harry un brillant sportif que la RDA essaie de retenir… Comme à chaque fois en période de crise, les dirigeants est-allemands multiplient les contrôles tatillons, coupent les liaisons téléphoniques, exigent de nouveaux documents pour entrer en zone Est…Mais, pour Walter Ulbricht, le dirigeant de la RDA, il est temps d’agir avec plus de détermination (il avait déjà voulu profiter de la crise hongroise en 1956 pour annexer Berlin-Ouest mais s’était alors heurté au veto soviétique…). Dès la fin des années 1960, le SED avait préparé un plan de fermeture de la frontière entre les deux secteurs de Berlin, l’opération « Muraille de Chine » mais l’URSS était encore hésitante. Au début du mois d’août 1961, lors d’une réunion des secrétaires généraux des partis communistes membres du Pacte de Varsovie, Ulbricht obtient le feu vert des Soviétiques et l’appui des autres démocraties populaires. Même les Américains semblent s’attendre et même se résigner à une action de la RDA. Le sénateur démocrate Fullbright déclare le 30 juillet : « les Russes ont le pouvoir de fermer l’échappée berlinoise ». D’ailleurs, il avoue ne pas comprendre que les Allemands de l’Est ne ferment pas la frontière « car ils ont le droit de le faire… » (dès le lendemain de cette déclaration, le flot des réfugiés venant de l’Est s’accroît…).

Berlin : 13 août, 0 h 35…
Alors que les premiers week-ends connaissent une augmentation des « passeurs de frontière » (plus de 3000 le 6 et 7 août, 3700 le 8 et le 9.. .), les forces de la RDA passent à l’action dans la nuit du 12 au 13 août : plusieurs divisions est-allemandes prennent position, appuyées par des blindés soviétiques, deux mètres en retrait de la ligne de démarcation…Les lignes de S-Bahn sont fermées et les points de passage considérablement réduits (97 avant le 13 août, plus que 13 ensuite…). Les troupes sont nombreuses (on compte un soldat tous les deux mètres…) mais il ne s’agit encore que de barbelés ou des chevaux de frise…Le blocus n’est pas hermétique : la Spree, certains canaux, les lacs de Berlin ne sont pas gardés avec la même vigilance…Le long de la Bernauer Strasse dans le secteur français, des immeubles surplombent la partie occidentale et beaucoup n’hésitent pas à sauter par les fenêtres. Aussi, les tentatives de fuite juste après le 13 août sont nombreuses : encore 50 à 80 personnes par jour dans la semaine qui suit…(dans le film, Harry et Matthis assistent à l’évasion réussie du soldat est-allemand sautant par dessus les barbelés, le même Matthis et sa femme Carola choisissent de passer par les égoûts….). Aussi, dès le 15 août, les autorités est-allemandes entreprennent la construction d’un véritable mur « en dur », de 1 mètre 50 à 2 mètres…

Une action « condamnable mais prévisible »
Les réactions des Alliés sont plus que prudentes…Il faut dire que le moment a été bien choisi (en pleine vacances d’été, un week-end, alors que le corps diplomatique ets souvent absent de Berlin) et que le rapport de force est pour le moins déséquilibré (dans la ville même, on compte 11 000 soldats des forces alliées contre…60 000 hommes des troupes de la RDA et de l’URSS…). L’attitude américaine est bien timide. Dean Rusk, le secrétaire d’Etat déclare vers 17 heures le premier jour : « jusqu’à présent, les mesures prises ne visent que les habitants de Berlin-Est et de la RDA et non la position des Alliés à Berlin-Ouest ou leur accès à la ville » : d’ailleurs, le président Kennedy ne renonce pas à ses vancaces dans la propriété familiale de Hyannis Port…Comme à l’accoutumée, le ministre des affaires étrangères français, M. Couve de Murville, se montre froidement réaliste : « on fera une note et voilà tout » confie-t-il au diplomate Hervé Halphand et de qualifier l’action de la RDA de « condamnable mais prévisible »…De fait, certains dirigeants sont presque soulagés : « Cela aurait pu être pire… » entend-t-on à l’ambassade américaine, où l’on craint sans doute une réédition du blocus de 1948. La presse occidentale peut brocarder le régime communiste, mais les réactions d’indignation semblent bien peu efficaces. Le Times écrit ainsi que la RDA doit « admettre que son pays est si déplaisant que ses malheureux citoyens doivent y être retenus par la force »…

   Bien sûr, la réaction de la population de Berlin-Ouest est différente : dès les premières heures, de nombreux rassemblements ont lieu tout au long de la ligne de démarcation du côté occidental, et la foule invective les forces de sécurité…Dès le 16 août, Willy Brandt organise une immense manifestation qui réunit près de 250 000 personnes devant l’Hôtel de Ville. Les slogans trahissent toute l’amertume des Berlinois de l’Ouest qui espéraient une réaction plus déterminée des puissances occidentales : « Trahis par l’Ouest », « Munich 1938, Berlin 1961 »…La population est déçue : « nous avons été vendus mais pas encore livrés » et la propagande est-allemande enfonce le clou : « mettez vous de notre côté car des autres , vous n’avez rien à attendre »…Mais les habitants de Berlin-Ouest regrettent aussi l’attitude réservée du chancelier Adenauer, alors en pleine campagne électorale : « on a rappelé au Vieux qu’il n’y avait pas que les élections… ». La presse ouest-allemande est au diapason de l’opinion publique : le Bild Zeitung peut titrer : « L’Est agit, l’Ouest ne fait rien » En tout cas, les Berlinois perdent vite leurs illusions : en 1961, 71 % des habitants croyaient encore à une intervention des Occidentaux, mais seulement 41% après 1962…
En fait, les évènements de Berlin vont être occultés par d’autres tensions, plus graves encore. Moins d’un an après, les États-Unis doivent affronter la crise des fusées à Cuba en octobre 1962. Ce dernier affrontement les convainc qu’il faut activer le rapprochement avec l’URSS et entrer réellement dans l’ère de la Détente. Dans ce nouveau contexte, Berlin ne doit pas constituer un casus belli, même si les Américains rappellent aux Russes les conditions minimums à respecter (les fameux Three Essentials). Même le fameux discours de Kennedy en juin 1963 n’a pas toujours été compris.. Le même jour, il tient des propos très apaisants envers l’URSS et insiste sur le développement de bonnes relations avec l’Est . De fait, il adopte plus ou moins la position gaulliste : le maintien d’une espérance à long terme et une approche pragmatique à court terme (le Général estime que la réunification dans la liberté est « le destin normal du peuple allemand »). Alors qu’avant 1961, Berlin était une obsession pour les Occidentaux (Dean Rusk déclarait alors : « when I go to sleep, I try not to think about Berlin », « quand je vais dormir, j’essaie de ne pas penser à Berlin ») , la situation est en quelque sorte figée, mais à moindre frais. Comme l’écrit Anne Marie Le Gloannec, « dans l’immédiat, le mur est apparu comme un facteur de stabilisation. Il s’élevait entre les hommes et la guerre. Il évitait même que la crise n’éclate vraiment (…). Personne n’avait pensé mourir pour Berlin. Dans les imaginations, le mur marquait le « finis occidentalis » : au delà, la barbarie… »

Vivre avec le Mur
Aussi, dans les années suivantes, les Allemands s’habituent à vivre à l’ombre du Mur de Berlin. Déjà, la RDA développe considérablement le système défensif autour de la ligne de démarcation (les spécialistes distinguent 4 étapes de renforcement…) . Dès la fin de l’année 1961 et jusqu’en 1963, les immeubles situés près du Mur sont rasés (les habitants sont prévenus seulement quelques heures avant…). Le ciment aggloméré est remplacé par du béton armé. Sont installés des défenses antichars, des mines antipersonnels, des barbelés électrifiés, des nappes de sable afin de repérer les traces, des miradors et des bunkers. Les troupes affectées à la surveillance sont nombreuses et bien équipées (au moins cinq administrations sont concernées : la Stasi, l’armée, les Vopos, la police des frontières, les milices ouvrières réputées les plus loyales envers le régime…). Au début des années 1980, on comptera jusqu’à 14 000 hommes chargés de surveiller le Mur, avec 600 chiens policiers (cf article dans ce même dossier : Le Mur en chiffres…). La population est-allemande et en particulier à Berlin subit une surveillance sévère de la part des différents services de police et de leurs nombreux correspondants (comme Carola et Théo recrutés par le colonel Krüger dans le film : cf article dans ce même dossier).
Ce renforcement de la surveillance ne décourage pas les Allemands de l’Est d’essayer de franchir l’obstacle. De multiples tentatives ont lieu pendant « les années du Mur ». Anne Marie Le Gloannec relève que près de 60 000 personnes ont été arrêtées pour « délit de fuite », 70 tués au cours de leur fuite, mais que près de 200 000 ont réussi à passer à l’Ouest. Certaines de ces tentatives apparaissent d’ailleurs dans le film de Roland Suso Richter : outre le soldat est-allemand, on voit également un autobus qui enfonce le Mur, permettant à un groupe de réfugiés de prendre la fuite du côté Ouest (forcer le passage avec un véhicule est un moyen souvent utilisé : près d’une vingtaine de fois durant cette période…). On assiste également à la tentative de Heiner, l’ami de Fritzi, mais qui est abattu par un garde et laissé à l’agonie. Cet épisode rappelle l’histoire de Peter Fechter, tué en août 1962 alors qu’il tentait de passer le Mur et laissé sans secours pendant un long moment : cet incident avait provoqué la colère des Berlinois qui scandaient devant les Vopos : « Der Mauer muss weg » (« le Mur doit disparaître »). Mais le procédé le plus sûr est celui utilisé par Harry et ses amis : creuser un tunnel. Certes, cette méthode pose de nombreux problèmes : éviter de faire trop de bruit, évacuer la terre, ressortir au bon endroit mais ce système semble avoir bien fonctionné et en plusieurs endroits. Il est moins spectaculaire et plus fiable que d’autres moyens utilisés par certains Allemands de l’Est : se laisser glisser le long d’un câble entre deux immeubles, monter à bord d’une montgolfière ou d’un petit sous-marin pour traverser la Spree !
Les deux Berlins s’habituent lentement au Mur : les graffitis témoignent même d’une certaine résignation : « les bonnes barrières font les bons amis », « Il serait temps que nous vivions » : et d’ailleurs pour certains, les priorités sont autres : « Pour les homos, il y a partout des murs »…En tout cas, à l’ombre du Mur, les deux Allemagnes se développent. En particulier, la RDA se sent moins vulnérable et cherche à assurer son développement économique (entre 1958 et 1965, la production industrielle progresse de 50 %) ainsi qu’à pérenniser l’existence du régime (à l’Est, on parle alors d’une nation allemande, formé de deux peuples de deux états -« Staatsvölker »-). Berlin-Est, capitale administrative du pays, en est aussi la vitrine : des travaux d’urbanisme sont entrepris pour l’embellir (rénovation du centre historique, des Unter den Linden, aménagement de Alexander Platz…). Après une période de crispation, les relations avec l’Ouest évoluent même dans un sens plus pacifique…Au cours des années 1960, le SPD prône « l’Ostpolitik ». Son arrivée au pouvoir lui permet de mettre en oeuvre certaines de ses idées…Willy Brandt est ministre des affaires étrangères en 1966 dans la Grande Coalition puis chancelier à partir de 1969…La RFA conclut ainsi un accord avec l’URSS en 1970 et avec la RDA en 1972 (en particulier, l’Allemagne de l’Ouest reconnaît la frontière Oder-Neisse, l’existence du régime d’Allemagne de l’Est…). Comme toujours, Berlin est un des enjeux importants des discussions. Après de longues négociations entre les 4 puissances occupantes en 1970 et 1971, un accord est conclu sur le statut de la ville, la présence des Occidentaux, les accès vers Berlin-Ouest…Le régime des visites est réellement libéralisé jusqu’aux années 1980 : durant cette période, 2 à 3 millions de personnes franchissent chaque année la frontière d’Ouest en Est…30 millions de visites en 10 ans sont effectués à Berlin-Ouest venant de Berlin-Est. A partir de 1974, les retraités de l’Est sont autorisés à s’installer dans la partie occidentale (256 000 y sont définitivement installés depuis 1961). Les deux parties de ville coopèrent même pour certains évènements (en 1987, pour célébrer la fondation de ville, en 1981, pour une grande exposition sur la Prusse…). Ainsi, avant même la chute du Mur, les Berlinois ont appris à faire avec…

   Pour autant, le Mur n’est pas oublié et jusqu’en 1989, il connaît encore son lot de victimes (le 6 février, Chris Gueffroy est abattu par les gardes est-allemands : par la suite, l’ordre de tirer à vue sur les fuyards sera suspendu…). « Mur de la Honte » pour les uns, « Rempart antifasciste » pour les autres, il a concrétisé pour le Monde et l’Europe l’affrontement des deux blocs. On pourra reprocher à Roland Suso Richter une approche peu nuancée du problème : son film Le Tunnel a au moins le mérite d’exister et d’évoquer le sort de ceux qui ont été les premiers concernés mais peut-être un peu oubliés : les Allemands eux-mêmes…

 

Coeur de Tonnerre : Le personnage de Ray Levoi ou la quête des origines

Cœur de Tonnerre, un film de MIchael Apted

États-Unis, 1 heure 59, 1992

Interprétation : Val Kilmer, Sam Shepard, Fred Ward, Fred Dalton Thompson, Sheila Tousey, Chief TED THIN ELK, Juilus Drum
JOHN Trudell, Allan R. J Joseph

Synopsis :

   Dans une réserve sioux du Dakota du Sud, un meutre est commis contre un membre du Conseil tribal, Leo Fast Elk. Le FBI décide de dépêcher sur place un de ces agents, le jeune Ray Levoi, qui a déjà une brillante carrière et qui se trouve être d’origine indienne. Il doit retrouver à Rapid City une des légendes du service, Frank Coutelle, qui a déjà passé près de 9 ans sur le terrain. Arrivé dans la réserve, Levoi se retrouve en pleine guerre civile interne : les militants du Mouvement des Droits Indiens, menés par Jimmy Looks Twice et Maggie Eagle Bear, qui défendent les valeurs traditionnelles , s’opposent aux Indiens pro-gouvernementaux, dirigés par Jack Milton, le président de la tribu et ses auxiliaires plutôt brutaux, les Goons…Le jeune agent du FBI prend conscience que ce meurtre, qu’on attribue un peu vite à Jimmy, cache des affaires bien douteuses…Avec l’aide du policier indien Walter Crow Horse, du vieux GrandPa Reaches et Maggie l’institutrice, il parvient à saisir toutes les implications du meurtre, et retrouve aussi petit à petit ses origines…

Le personnage de Ray Levoi ou la quête des origines

Quand Michael Apted réalise Cœur de tonnerre, c’est bien sûr l’occasion pour le cinéaste anglais d’évoquer les Indiens, leurs conflits internes, et les spoliations dont ils sont les victimes : on sait qu’il s’est inspiré des évènements qui se sont déroulés, au milieu des années 1970, dans la réserve sioux de Pine Ridge . Mais le réalisateur, à travers le personnage de Ray Levoi , nous propose aussi le portrait attachant d’un Indien d’abord honteux de ses origines, mais qui finit par retrouver ses racines…

Ray, Indien honteux…
Au début du film, Ray Levoi ne revendique absolument pas ses origines indiennes et semble même les rejeter…Il est parfaitement intégré, le cheveu court, propriétaire d’une belle voiture décapotable, le modèle type du bon agent du FBI…Il est d’ailleurs presque gêné quand son officier supérieur évoque son père indien…Ray prétend même ne l’avoir pas connu alors qu’il avait quand même sept ans lorsqu’il est mort… Il ne réagit pas davantage quand son chef se laisse aller à quelques clichés racistes à propos des Indiens (« on ne vous demandera pas de tresser des paniers ou de faire tomber la pluie »…).
Il adopte la même attitude à son arrivée dans la réserve. Son mentor, le vétéran Frank Coutelle, semble d’ailleurs sceptique sur ses origines : il lui dit qu’il ressemble à Sal Mineo dans Arrows in the Prairie, autant dire à un Blanc qu’on a déguisé en Indien…(cet acteur fait partie des interprètes « typés », comme Charles Bronson ou Anthony Quinn, qu’on utilisait encore dans les années 1950 pour jouer les rôles de « Peaux-rouges » …). Alors qu’ils sont en train de traverser le village indien, Ray est visiblement choqué par la pauvreté qui y règne. Il acquiesce lorsque Coutelle parle du « Tiers-Monde au milieu des États-Unis »…Le jeune agent estime d’ailleurs que la responsabilité en incombe aux Indiens eux-mêmes : selon lui, « ils feraient mieux de nettoyer leurs cours », avant de penser à retrouver leur gloire d’antan…
Levoi est aussi déconcerté quand les Indiens qu’il rencontre lui dévoilent « leur logique », une façon de penser qu’il juge irrationnelle. Quand le policier indien Walter Crow Horse lui conseille « d’écouter le vent et les arbres », le jeune agent du FBI lui rétorque qu’il « vient du monde qui s’appelle le XX° siècle »…Les « déclarations »  de GrandPa Reaches le laissent dubitatif dans un premier temps. Il s’énerve aussi quand l’institutrice Maggie lui parle des métamorphoses animalières de Jimmy, le jeune militant indien…Il est même méprisant quand la jeune femme lui dit que sa grand-mère ne veut pas lui parler (« je lui expliquerai l’avion, elle m’expliquera la métamorphose »…). Visiblement, il ne connaît pas grand chose du monde indien où il débarque…Walter Crow Horse relève qu’il ne parle pas leur langue, qu’il ne sait pas quelles sont les coutumes de bienvenue (il n’a pas apporté de tabac au vieil Indien, comme le veut la tradition…. Ray doit aussi recourir au troc avec GrandPa Reaches pour obtenir des informations, mais il le fait de mauvais gré, tant il a l’impression que ce sont des échanges « inégaux » (il se fait ainsi dépouiller de ses lunettes de soleil Ray Ban, de son stylo, plus tard de sa montre…).

Une prise de conscience progressive
Mais, alors que l’enquête avance, Ray Levoi est de plus en plus mal à l’aise. Sur un plan strictement policier, il commence à éprouver quelques doutes à propos de la culpabilité du principal accusé, Jimmy Looks Twice, qui, comme par hasard, est aussi un militant actif de la cause indienne, et donc « un ennemi des Etats-Unis » selon Frank Coutelle…Il est aussi très choqué du comportement brutal de Jack Milton, le chef du Conseil tribal, et de ses auxiliaires (les Goons, miliciens indiens pro-gouvernementaux). Il peut lui-même s’en rendre compte quand ceux-ci viennent mitrailler la maison de Maggie et qu’un des enfants est blessé lors de la fusillade…Quand il fait part de ses doutes à son partenaire, celui-ci lui fait la leçon …Coutelle lui dit estimer le peuple indien mais que c’est un aussi un peuple vaincu, et « leur futur est dicté par le peuple qui les a conquis »…Ce cynisme au nom de la raison d’état et de la loi du plus fort ne semble pas convaincre le jeune agent du FBI…Ray se permet même d’ironiser, quand il parle de « protéger le rêve américain dans sa pureté »…

    Progressivement, Ray Levoi prend aussi conscience des problèmes des Indiens, du racisme dont ils ont souffert de la part des Blancs, et ce depuis fort longtemps (Jimmy évoque une lutte qui a duré 500 ans, soit depuis l’arrivée de Christophe Colomb…). Maggie lui rappelle avec brutalité que les militants du mouvement ont été décimés, sans doute abattus par des Goons ou des agents du FBI et qu’aucune enquête n’a abouti (selon le Conseil international des traités indiens, près de trois cent personnes ont été assassinées dans la réserve de Pine Ridge dans les années 1970 et 1980…). Alors qu’il se rend à une fête traditionnelle, Walter lui parle de son complexe d’infériorité qui l’a miné pendant toute son enfance, d’autant plus que ce sentiment était intériorisé (le policier indien lui raconte qu’il voulait être Gary Cooper quand ils jouaient aux Cow-boys et aux Indiens…). Alors qu’il était au pensionnat, les Blancs l’ont obligé à se couper les cheveux et surtout à ne plus parler sa langue, sous peine de se faire laver la bouche au savon…
Le jeune agent du FBI n’est pas insensible non plus aux « visions » que lui raconte grandPa Reaches…Quand le vieil homme lui fait part de ses rêves, on comprend qu’il décrit de façon très précise les rapports entre Ray et son propre père, cet Indien « aux vêtements sales et aux dents gâtées » qui faisait honte à son fils…le jeune agent du FBI a lui-même plusieurs visions, alors qu’il surveille Maggie ou le vieil homme. Il rêve d’Indiens en train de pratiquer la Danse des Esprits, puis il se voit lui-même, au milieu de femmes et d’enfants sioux, pourchassé par des cavaliers blancs…En fait, ces visions sont une allusion assez évidente aux évènements de Wounded Knee à la fin du XIX° siècle (cf article dans ce même dossier). Walter Crow Horse est d’ailleurs un peu jaloux de ce don que le jeune agent du FBI semble développer « spontanément »…Il le traite d’ « Indien instantané » . Ray écoute aussi, fasciné, le vieil Indien lui expliquer sa dernière vision : lui-même, Ray Levoi, serait le descendant –spirituel ?- de Cœur de Tonnerre, un des braves tués lors du massacre de 1890…. Il aurait été envoyé par les Esprits pour sauver son peuple…(le jeune homme va d’ailleurs vérifier que ce nom est bien inscrit sur le monument commémoratif du village…).

Ray choisit son camp
Aussi, à la fin du film, Ray bascule définitivement du côté des Indiens. Il est convaincu que Jimmy est innocent et que toute cette affaire a été montée, en particulier par son partenaire Coutelle, pour discréditer le militant indien, sans doute pour cacher des « magouilles» inavouables…Il découvre d’ailleurs le fin mot de l’histoire, grâce à une vison du Vieil Indien, qui a vu dans un rêve « des êtres étranges à Red Deer Table »…Lors de leur ultime rencontre, il avoue à Maggie qu’il a voulu oublier son père parce qu’il avait honte de lui. Celui-ci, qui était un vrai casse-cou, construisait des gratte-ciels « pieds nus et sans harnais de sécurité »… Arrivé complètement saoul au travail, il a été victime d’un accident …Mais il se souvient encore du surnom dont son père l’avait affublé : Washi, ce qui veut dire « grassouillet » selon l’institutrice…Ray estime qui c’est « son » peuple (c’est à dire les Sioux) qui lui a permis de renouer avec la mémoire de son propre père…Il a donc définitivement choisi son camp…Dans une des dernières séquences, Ray qui est confronté avec Coutelle et Milton le chef du Conseil tribal, reprend le mot d’ordre des militants indiens : « cette terre n’est pas à vendre »…

   Quand le jeune agent du FBI quitte la route poussièreuse de la réserve pour rejoindre l’autoroute des Blancs, les apparences sont trompeuses…On peut penser que rien n’a changé pour lui, mais en fait Ray n’est plus le même : il s’est réconcilié avec ses origines et son propre père : avoir vécu avec « son » peuple lui a permis de mieux les comprendre et peut-être même commence-t-il à penser comme eux : il n’a plus en tout cas le même attachement aux choses qu’à son arrivée. Lors d’un dernier troc avec le vieil Indien, il échange sa montre Rollex contre un splendide calumet…

 

Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

Bowling for Columbine, un film de Michael Moore

États-Unis, 2 heures, 2002

Synopsis :

   Bowling for Columbine prend comme un point de départ un incident réel, qui a traumatisé l’Amérique : le 20 avril 1999, deux jeunes gens, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), lourdement armés notamment de fusils et de pistolets-mitrailleurs, tuent douze de leurs camarades, un professeur, puis se suicident : comme d’habitude, avant de commettre un mauvais coup, les deux adolescents avaient été tranquillement jouer dans le bowling de la ville…
Face à cette tragédie, Michael Moore cherche à comprendre comment son pays en est venu à être l’un des plus violents de la planète : violence de l’histoire, violence de la société, violence des médias, violence économique… Sur un ton parfois ironique mais toujours grave , il dresse un état des lieux sans concession, et décrit une Amérique surarmée et paranoïaque. En quelque sorte l’envers de la médaille de «l’Empire du bien »…

Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

   Dans ces deux films documentaires précédents, Michael Moore s’était attaqué aux grandes entreprises qui dominent l’économie américaine et licencient sans états d’âme des milliers d’employés, afin d’augmenter leurs profits (la General Motors dans Roger and me, Nike dans the Big One)…Cette fois, le réalisateur américain aborde un autre problème essentiel de son pays : la violence qui imprègne toute la société américaine. Il prend comme point de départ le massacre qui a eu lieu dans le lycée d’une petite ville du Colorado, Littleton (Columbine High School). Le 20 avril 1999, deux élèves, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), arrivent dans l’établissement un peu après 11 heures, lourdement armés (un fusil à canon scié, un fusil à pompe, un pistolet semi-automatique 9 mm, un fusil semi-automatique 9 mm, ainsi qu’une trentaine de bombes artisanales). Selon un plan préparé à l’avance, ils investissent plusieurs endroits du collège : la cafétéria, une salle de sciences, la bibliothèque. En plus de deux heures, ils tuent douze de leurs condisciples et un professeur, puis se suicident : près de 900 balles ont été tirées par les deux jeunes meurtriers (Moore inclut quelques images de la tuerie, filmées par une caméra vidéo située dans le lycée, alors que la bande-son fait entendre les conversations téléphoniques de la police au cours de la fusillade.). A partir de cette tragédie, Michael Moore tente de comprendre pourquoi deux adolescents, enfants gâtés de la classe moyenne blanche, ont pu en venir à de telles extrémités. A sa manière bien particulière, il dresse ainsi un état des lieux assez terrifiant d’une société américaine gangrenée par la violence.

Une violence omniprésente
Cette violence semble omniprésente et touche l’Amérique dans ses profondeurs : elle a des dimensions historiques, politiques et sociales.

Une violence historique
Michael Moore évoque dans un court dessin animé situé au milieu du film, l’histoire violente des Américains, depuis l’arrivée des premiers pèlerins du May Flower jusqu’à l’époque la plus contemporaine… Et de rappeler les guerres indiennes, la guerre de Sécession, tous les épisodes meurtriers qui ont marqué la courte histoire des États-Unis : Charlton Heston lui-même insiste sur le fait que « l’histoire de notre pays a beaucoup de sang sur les mains »…Mais c’est pour l’association qu’il préside, la National Rifle Association, une manière de justifier le surarmement des Américains… Invoquer le Wild West, la tradition des pionniers qui devaient se défendre dans un environnement hostile, permet au prestigieux acteur d’expliquer que les détenteurs d’armes à feu sont quasiment en état de légitime défense. Or, ce fait est loin d’être avéré. Selon Philippe Jacquin, éminent spécialiste de l’histoire américaine, il y eut certes des violences au cours de la conquête de l’Ouest mais plus limitées qu’on ne le croit. Les villes de bétail (cattle towns) présentées comme des enfers, ont été plus calmes que ne le prétend la légende. Et de raconter la déception des touristes quand ils constatent qu’il n’y a que 28 tombes dans le cimetière de Boot Hill. Par contre, l’historien français met en cause le rôle des journaux de l’époque, avides d’histoires à sensation : «quant aux crimes et violences, on a le sentiment que leur nombre augmente, aussitôt que le tirage baisse»… Les guerres indiennes ont un bilan plus lourd : entre 1789 et 1898, les Indiens ont tué près de 7000 Blancs (les deux-tiers étant des soldats) et ont perdu près de 4000 combattants. Ces chiffres n’ont rien à voir avec la baisse démographique catastrophique de la population amérindienne, entre l’arrivée des premiers blancs sur le continent et la fin du XIX° siècle ( sans doute plusieurs millions d’individus à l’époque de la conquête, moins de 250 000 lors du premier recensement en 1900). De même, les Noirs ont payé un lourd tribut au cours des siècles derniers : juste après la guerre de Sécession, alors que le Ku-Klux-Klan est fondé, les lynchages se multiplient: 2500 sont dénombrés entre 1884 et 1900 dans les 4 états du Sud profond (Géorgie, Alabama, Mississippi, Louisiane).

Une violence politique
Mais cette violence n’est pas seulement historique: elle est aussi politique. Michael Moore s’intéresse ainsi aux groupes paramilitaires qui ne cessent de se former aux Etats-Unis (l’organisation des Patriotes comprendrait 100 000 membres actifs, dont 12 000 au Michigan, 5 millions de sympathisants). Il s’entretient avec des membres de la milice du Michigan, organisation dont sont issus Timothy MacVeigh et Terry Nichols, les auteurs de l’attentat d’Oklahoma City (en 1995, ces deux hommes, militants d’extrême-droite, avaient fait sauter un bâtiment public de la ville, provoquant la mort de 168 personnes). Certes, ces petits bourgeois en treillis militaire, se défendent de toute volonté agressive : ils se présentent comme des «citoyens vigilants» mais «ni racistes, ni terroristes, ni agitateurs». Mais l’entretien qu’accorde James Nichols au cinéaste est pour le moins édifiant. Relâché faute de preuves après l’attentat, l’homme développe des idées qu’on retrouve dans de nombreuses organisations paramilitaires. Il ne cesse de faire référence à la constitution (en particulier au deuxième amendement) et dénigre les forces de l’ordre du gouvernement fédéral («des représentants de la loi, si l’on peut dire»). Surtout, il invoque le droit à se révolter contre le gouvernement, s’il devient tyrannique: «si les gens comprennent qu’ils ont été dépouillés et asservis (…), ils se révolteront. Le sang coulera dans les rues». Ces idées sont celles de toute une mouvance d’extrême-droite, qui s’est développée surtout depuis les années 1980. Ces organisations prônent souvent l’utilisation de la force armée. La grande majorité d’entre elles mettent sur pied des camps d’entraînement où les plus militants apprennent les méthodes de guérilla utiles lorsque la guerre raciale commencera… La plupart d’entre eux se réclament du deuxième amendement de la constitution, qui autorise la formation de milices armées. Dans certains états comme le Washington, l’Oregon, les Dakotas, le Montana, le Kansas, l’Arkansas, l’Idaho, le Missouri, le Texas, des dizaines de camps sur des surfaces importantes (jusqu’à plus de cent hectares) parfois au sein même de bases militaires, accueillent régulièrement des candidats à la lutte «pour la survie». Il est certain que les deux jeunes tueurs de Littleton ont été sensibles à cette idéologie : une lycéenne précise que l’une des victimes a été abattue juste parce qu’elle était noire (Isiah Shoels). Le groupe de lycéens auquel appartenaient Harris et Klebold, la «mafia des longs manteaux» avait déjà manifesté sa fascination pour les idées nazies. Le massacre a lieu le 20 avril, date anniversaire de la naissance de Hitler. Comme MacVeigh et Nichols, certains d’entre eux sont prêts à tous les excès. Dans Bowling for Columbine, James Nichols témoigne même d’un humour qui fait froid dans le dos. Quand Michael Moore lui demande s’il faudrait contrôler la possession des armes nucléaires, le militant s’interroge gravement : « il faudrait quand même limiter (les armes atomiques), il y a des cinglés, il ne sont pas tous enfermés».

Une violence impérialiste
Michael Moore s’attarde aussi sur la violence des États-Unis envers l’extérieur. Il relève ainsi toutes les interventions des troupes américaines ou des agents de la CIA, depuis les années 1950 et la guerre froide jusqu’aux évènements du 11 septembre.. Il ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre la violence des deux adolescents de Littleton et la politique agressive des États-Unis. Par contre, le responsable de Lockheed Martin interrogé dans le film «ne voit pas bien le rapport» : il s’agit pour les États-Unis de se défendre contre des agresseurs. Et de préciser immédiatement que son entreprise a décidé de consacrer 100 000 $ pour le financement d’un programme sur «la gestion de la colère» dans les établissements scolaires.

Une violence médiatique
Michael Moore ne manque pas aussi de relever à quel point la violence est complaisamment étalée à la une des journaux ou dans les émissions de télévision. L’un des témoins qu’il interroge, le professeur Glassner indique «qu’alors que les meurtres ont baissé de 20 %, les reportages à la TV sur les crimes ont augmenté de 600 %!». De fait, dans un contexte de plus en plus concurrentiel, les principaux médias américains se livrent à une course à l’audience implacable. Et dans cette optique, il n’est pas douteux que la violence est un excellent argument de vente (comme l’avoue un journaliste de Los Angeles, «on choisit toujours le flingue») . Quand Michael Moore lui demande pourquoi il ne traite pas de la délinquance financière, le producteur de la célèbre émission Cops répond que «cela n’est pas palpitant». On a même vu dans les années 1980-1990, apparaître des chaînes spécialisées dans les affaires judiciaires (en 1991, est lancée Courtroom television Network qui diffuse des procès réels, en direct ou en différé. Le procès O.J Simpson a été reconstitué en studio par une chaîne privée). Cette dérive médiatique est d’autant plus grave que les reportages sur les crimes ont tendance à stigmatiser toujours les mêmes catégories de population, renforçant encore la paranoïa ambiante : selon le professeur Glassner interrogé dans le film, «l’homme anonyme, urbain, généralement noir, devient le bouc-émissaire de tout le monde»…

Une violence sociale
Enfin, le cinéaste aborde le thème de la violence sociale, à propos d’un autre tragique incident. A Flint, la ville natale de Michael Moore, un petit garçon, Jimi Hugues, tue une de ses camarades de l’école primaire, Kayla Rowlands, âgée de 6 ans (l’enfant avait trouvé une arme dans l’appartement de son oncle). En approfondissant son enquête, le réalisateur prend conscience des conditions très difficiles dans lesquelles vivait la mère du petit garçon. En fait, elle devait suivre un programme «d’aide sociale» , censé la remettre dans le droit chemin. Tous les jours, elle devait faire 3 heures de route aller et retour pour se rendre sur son lieu de travail, dans une ville située à 120 km de son domicile, pour gagner 5,5$ de l’heure. Pour compléter ses revenus, elle avait dû prendre un deuxième emploi dans une chaîne de restaurants… Ainsi, elle ne pouvait voir ses enfants de toute la journée, alors qu’elle travaillait 70 heures par semaine. Sans excuser le geste du petit garçon, Michael Moore montre bien la perversité du système d’aide sociale aux Etats-Unis, passé en quelques années du Welfare de l’époque de Roosevelt au Workfare au temps de Ronald Reagan. Déjà, sous le mandat du président républicain, est voté l’Omnibus Budget Reconcilation Act,qui aboutit à une baisse de 25% des crédits pour l’aide sociale. Pendant la présidence Clinton, le congrès à majorité républicaine fait voter en 1996 le Personal Responsibility and Work Opportunity Act, qui instaure un système plus contraignant : les allocations sont réduites et limitées dans le temps, assorties de conditions souvent draconiennes. Les pouvoirs locaux sont en charge de distribuer les aides sociales et on insiste sur la dimension morale (la famille et le mariage doivent être préservés). Pour percevoir certaines aides, les mères célibataires qui ont moins de 18 ans doivent demeurer chez leurs parents. Cette dureté envers les plus déshérités de la société américaine est d’autant plus choquante que les inégalités sociales n’ont cessé de se creuser dans les deux dernières décennies : en 1979, les 5% des ménages les plus riches gagnait 10 fois plus que les 20% les plus pauvres. En 1999, le rapport est passé à 19 fois plus… En 1980, un patron d’une grande entreprise américaine touchait en moyenne 42 fois le salaire de son ouvrier : en 2000, 691 fois plus… Même si le taux de pauvreté a reculé pendant les années 1990, le phénomène reste massif : 32 millions de personnes sont concernées, et de plus en plus des femmes et des enfants (40% des enfants noirs sont pauvres).

Des causes complexes
Au moment d’avancer une explication, Michael Moore semble hésiter et multiplie les pistes. Le père d’une des victimes du massacre avoue son désarroi: «je ne sais pas» finit-il par lâcher, après avoir envisagé plusieurs hypothèses. Dans une autre séquence, le cinéaste aligne, en très courts extraits des «opinions d’experts» en général conservateurs, qui invoquent pèle-mêle, le laxisme à l’école, la télévision, et même South Park, Marylin Manson et le rock gothique… Michael Moore s’empresse d’aller interroger les personnes incriminées mais reste perplexe. Les auteurs du célèbre feuilleton télévisé disent s’être beaucoup inspirés de Littleton, «cette ville de bouseux débiles», pour créer leurs personnages. Le chanteur de rock estime qu’il est une cible bien pratique : « je suis un symbole de la peur. Je représente ce que tout le monde redoute ». Le cinéaste ne se contente pas non plus de réponses toutes faites. Quand Charlton Heston affirme que l’histoire des États-Unis a été violente, Michael Moore lui fait remarquer que d’autres peuples ont eu, eux aussi, un passé sanglant, comme l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, ou la France et que pour autant, ces pays n’ont pas le même taux effrayant d’homicide (lors d’une autre séquence du film, il illustre l’histoire de ces états par quelques images d’archives).

En fait, Michael Moore voit dans toute cette violence l’expression d’une paranoïa, surtout ressentie par la communauté blanche du pays (cf textes de Michael Moore sur la culture de la peur dans ce même dossier). Selon lui, dès les premiers temps, les Américains ont eu peur d’ennemis réels ou potentiels: peur des Indiens, des Noirs, des immigrés clandestins et c’est cette crainte permanente, alimentée par les médias, utilisée par les politiciens, qui est à l’origine de ce désir de se protéger des autres… Dans la société américaine, le modèle intégrateur américain, s’il n’a jamais existé, est en panne : le melting pot a cédé la place au salad bowl (la salade composée ) et les WASP (White Anglo Saxon Protestants) sont sur la défensive. Les rapports entre les communautés se sont détériorées, au point qu’en 1990, le FBI a créé un indice spécial , les «crimes de haine» (hated crimes), qui recensent ce type de délinquance (en 1997, 9861 infractions, 70% contre des personnes,les deux tiers étant des noirs).A l’extérieur, les Etats-Unis ont toujours eu tendance à diaboliser leurs adversaires : on se souvient de la fameuse formule de Ronald Reagan, qui qualifiait le camp soviétique d’ « Empire du mal » ou plus récemment de George W. Bush, désignant Saddam Hussein comme le nouveau Satan. Cette peur de l’Autre pourrait être la clef de la crispation de la société américaine.
Michael Moore trouve au Canada le contre-exemple qui lui semble appuyer ses arguments. Le voisin américain est un pays dont les habitants sont aussi très bien armés, mais où le taux d’homicide est nettement inférieur. La principale raison tient, selon le cinéaste, aux relations pacifiées qui règnent au sein de la société : des habitants si peu craintifs qu’ils ne ferment pas leurs portes à clef (Michael Moore va s’en assurer!), des rapports cordiaux entre les races, un système social qui profite à tous, des quartiers pauvres tout à fait «convenables»…

Une Amérique qui se protège
Dans le climat d’angoisse qui prévaut aux États-Unis, il ne faut pas s’étonner de l’arsenal de mesures protectrices qui n’a cessé de s’étoffer au cours des dernières années. Déjà, l’Amérique est une nation en armes : 200 millions d’armes circulent dans le pays. Les deux tiers des personnes qui détiennent une arme à feu, en ont plusieurs et 12 millions d’armes sont vendues chaque année. 25% des 70 millions des détenteurs d’armes à feu affirment les garder toujours chargées. Cette situation est favorisée par le fait qu’il est assez facile d’acheter une arme, même les plus puissantes: si la législation a été renforcée pour les achats dans les armureries, on peut toujours s’approvisionner dans les «foires aux armes» (guns shows) ou sur Internet (certaines des armes utilisées par Harris et Klebold à Littleton ont été achetées de cette façon). Le prix de ces armes est assez abordable : en 1999, il faut débourser 350 $ pour un pistolet mitrailleur Tec.9, 450 $ pour un fusil d’assaut AK 47 . Michael Moore commence d’ailleurs son film sur ce thème : il obtient un splendide fusil juste en ouvrant un compte dans une banque locale (le cinéaste peut ironiser en remarquant qu’il n’est peut-être pas très prudent de distribuer des armes à feu dans un tel établissement). Un peu plus tard, il s’insurge, avec deux victimes de Littleton, de la vente libre de munitions 9 mm dans les magasins K-Mart (grâce à une pression médiatique, il parvient à faire reculer la direction). Mais ce surarmement ne suffit pas ou plus. Dans tout le pays, les gated communities se sont multipliées, permettant à la classe moyenne blanche de se calfeutrer dans des quartiers réservés, très bien protégés… En 1995, près de 4 millions d’Américains habitent déjà dans ce type d’endroits, surtout en Floride et en Californie et tous les urbanistes estiment que ce nombre va continuer d’augmenter : Disney a prévu de construire en Floride Celebration, la plus grande ville privée des États-Unis (8000 logements pour 20 000 habitants). La répression contre la criminalité a aussi été durcie. Les lois ont été modifiées de telle sorte que la délinquance soit sévèrement punie dès les premiers actes et que les criminels ne bénéficient d’aucune tolérance excessive (c’est le sens de la fameuse règle de base-ball «three strikes and you’re out» c’est à dire « trois fautes et tu es éliminé», que certains ont voulu appliquer sans états d’âme dans le domaine de la délinquance). A New York en 1993, lors du mandat de Rudolph Giuliani, la police a mis en place une politique de répression implacable, traquant les plus petits délits (stratégie dite de «la vitre cassée» : on n’hésite pas à punir les actes les plus anodins, afin de prévenir une criminalité plus importante). Ce durcissement a abouti à une véritable explosion du nombre de détenus : depuis que Bill Clinton a été élu Président, l’effectif des prisonniers a doublé pour atteindre aujourd’hui près de 2 millions de personnes… Selon Loïc Wacquant, professeur à l’université de Berkeley (Californie,) cette tendance n’est pas seulement une réponse à l’insécurité, elle correspond aussi à une peur sociale. Ce grand «renfermement» des «classes dangereuses», comme au XIX° siècle, est la conséquence de la progression de l’idéologie néo-libérale aux États-Unis depuis depuis une vingtaine d’années. On assiste «à la mise en place d’une politique de criminalisation de la misère qui est le complément indispensable de l’imposition du salariat précaire et sous-payé ainsi que le redéploiement des programmes sociaux dans un sens restrictif et punitif». On sait enfin que la peine de mort est appliquée avec sévérité dans nombre d’états américains (38 à ce jour) : deux à trois cent condamnations à mort sont prononcées chaque année (une centaine d’exécutions ont eu lieu en 1999) et plus de 3000 détenus attendent dans les «couloirs de la mort» (au Texas, l’état du gouverneur George W. Bush, 150 personnes ont été exécutées entre 1995 et 2000 et 450 sont en attente). Les autorités du FBI ont même réfléchi aux signes avant-coureurs qui permettraient de déceler les adolescents «tueurs-nés» (cf article dans ce même dossier): à partir de l’étude de 18 cas de massacres survenus en milieu scolaire, ils ont établi une liste de symptômes qui devraient alerter les responsables adultes (cette idée de repérer les criminels potentiels rappelle le scénario du film de Steven Spielberg, Minority Report). Mais, malgré toute cette panoplie répressive, les progrès sont limités (même si le recul de la criminalité est spectaculaire à New York) et la société américaine est encore une des plus violentes au monde.

Vers une prise de conscience?
Depuis quelques années, l’opinion publique américaine varie, au rythme des massacres les plus médiatisés. En général, la population se montre favorable à un contrôle sur les armes à feu à chaque nouvel incident. Ainsi, en juin 1999 (quelques semaines après Littleton), un sondage indique que 73% des personnes interrogées se prononcent en faveur d’une limitation des armements. De nombreuses villes (Chicago, Detroit, Philadelphie, Miami, San Francisco ou Washington) ont porté plainte contre les fabricants d’armes, en les accusant de ne se pas préoccuper de la distribution de leurs produits (en février 1999, 15 fabricants d’armes ont ainsi été condamnés par un jury fédéral de Brooklyn). Plusieurs de ces agglomérations ont mis en place des programmes afin de récupérer les armes en circulation : une certaine somme d’argent est versée à toute personne qui remet ses armes à la police (guns for cash). Le 14 mai 2000, des centaines de milliers de femmes, blanches et noires, défilent à Washington afin d’obtenir des lois beaucoup plus sévères quant à la vente d’armes à feu (Million Mom March). Au cours de ses deux mandats, le président Clinton, sans doute sincèrement ému par ces massacres, a tenté à plusieurs reprises de faire voter des textes limitant la vente et l’utilisation d’armes à feu… Son attitude contraste avec la «timidité» des présidents républicains qui l’ont précédé (Bush père en particulier ne se résout à adopter une législation plus restrictive à propos des armes de guerre que sur l’insistance de sa femme, après la tuerie de Stockton en 1988…). Deux lois sont votées sous l’administration du président démocrate. La loi « Brady Handgun Violence Prevention Act » (1993) exige que les armuriers demandent à leurs clients leur casier judiciaire avant de leur vendre une arme. 250 000 personnes sont ainsi écartées (soit 2% des ventes). De même, le Congrès vote en 1994 le Violent Crime Control and Law Enforcement Act, qui déclare illégale la possession d’armes à feu pour les mineurs de moins de 18 ans. Après le massacre de Littleton, Clinton tente de profiter de l’émotion soulevée par le carnage mais ne réussit à faire voter qu’un modeste amendement par le Congrès.

   En fait, l’opinion est aussi travaillée par les puissants lobbies hostiles à toute limitation des armes à feu. Le plus célèbre et le puissant de ces groupes est bien sûr la National Rifle Association, présidée à partir de 1998 par l’acteur Charlton Heston. Cette association est fondée en 1871, par des vétérans de la guerre civile, notamment pour assurer «la promotion de la sécurité des citoyens». La base fondamentale sur laquelle s’appuie la NRA est le fameux deuxième amendement, notamment invoqué par Charlton Heston lors de son entretien avec Michael Moore. L’acteur estime qu’il s’agit «d’un des droits transmis par les blancs qui ont inventé ce pays». Ce texte voté en 1789, ratifié en 1791, indique : « une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes». La jurisprudence reste ambiguë car elle précise rarement s’il s’agit d’une autorisation individuelle ou collective… Reste que la NRA s’appuie constamment sur ce texte pour empêcher le vote de toute loi restrictive à l’acquisition et à la détention d’armes (dans de nombreux états, cet amendement est considéré comme un «droit sacré»). L’association s’appuie sur un réseau très dense d’adhérents (autour de 3,5 millions de personnes en 2000) et bénéficie du soutien financier considérable …des fabricants d’armes (Colt, Browning,…). Dans les années 1990, alors que les massacres se multiplient, la NRA semble en perte de vitesse (le nombre d’adhérents aurait baissé : il serait passé de 5,7 millions en 1980 à près de 4 millions en 1995-1997) et doit se défendre de soutenir les tueurs (son principal argument est de dire que ce sont les hommes qui tuent, non les armes…). C’est d’ailleurs à cette époque que Charlton Heston est porté à la tête de l’association, afin de redorer son blason et de mener une campagne médiatique plus active (comme le remarque Michael Moore, la NRA organise systématiquement des réunions dans les villes où ont eu lieu des massacres, comme à Littleton ou à Flint). C’est au cours de ces meetings que l’on peut voir le célèbre acteur brandir un fusil au dessus de sa tête, en s’écriant : «s’ils le veulent, il faudra me passer sur le corps» (Charlton Heston a été reconduit à la tête de l’organisation en 1999 et en 2000).
Mais son pouvoir de nuisance reste redoutable. La NRA dépense des sommes considérables pour soutenir les hommes politiques qui sont favorables à ses idées : les républicains au Congrès auraient ainsi reçu annuellement une somme de 1,5 millions de dollars de l’association et ont bloqué certaines des initiatives de Bill Clinton. Juste après le massacre de Littleton, un texte sur la délinquance juvénile (The Juvenile Crime Bill) est voté par le Sénat en mai 1999 (il prévoyait notamment de contrôler les antécédents judiciaires des acheteurs lors des «foires aux armes» (guns shows). Mais la loi est rejetée dès le mois suivant à la Chambre des Représentants, en majorité républicaine, grâce à l’action des partisans du lobby des armes. Plus récemment, certains attribuent même l’échec d’Al Gore dans certains états lors des dernières élections présidentielles (Arkansas, Virginie, Tennessee) à l’influence de la NRA . L’association n’a caché pas sa joie quand elle a appris la candidature de George W. Bush : «ce sera comme si nous avions un bureau à la Maison Blanche», affirme alors l’un des principaux responsables. Après l’élection du président républicain, un autre dirigeant s’est félicité: «avec la nouvelle équipe, nous allons travailler activement et évincer les bureaucrates anti-armes au cœur du gouvernement fédéral». D’ailleurs, le nouveau ministre de la justice, John Ashcroft, ne tarde pas à montrer quel est son camp : «le texte et l’objectif originel du deuxième amendement garantissent clairement le droit des individus de porter des armes à feu». Une nouvelle loi est en préparation, qui interdirait de porter plainte contre les sociétés responsables de la fabrication et de l’importation d’armes à feu. Aujourd’hui, la plupart des politiciens des États-Unis semble avoir renoncé à toute volonté de contrôle des armes à feu : selon Erich Pratt (Gun owners of America), «il serait politiquement suicidaire de défendre le contrôle des armes».

   Ainsi, quatre ans après le drame de Littleton, on ne peut que partager le pessimisme de Michael Moore à la fin de son film. D’autant que l’actualité récente semble illustrer les propos qu’il tient dans Bowling for Columbine : «le gros avantage d’un peuple terrorisé, c’est que les hommes d’affaires et les hommes politiques peuvent se permettre presque n’importe quoi»…La façon dont l’administration républicaine a utilisé la menace terroriste pour faire adopter le Patriot Act en témoigne: ce texte, voté à une écrasante majorité au Congrès le 25 octobre 2001, restreint de manière conséquente les libertés individuelles auxquelles les Américains se disent si attachés. Il n’est plus vraiment question de limiter l’accès aux armes alors que la psychose des attentats est encore bien présente. La tragédie de Littleton semble bien oubliée…
Reste une interrogation que le cinéma américain retourne dans tous les sens : comment se fait-il que de jeunes adolescents blancs, gâtés par la vie, se livrent à de tels déchaînements de violence? Les derniers films de Gus Van Zant (Elephant) ou de Larry Clark (Ken Park) montrent que le sujet n’est pas clos.

 

Kingdom of Heaven, un film « politiquement correct »…

Kingdom of Heaven, un film de Ridley Scott

États-Unis, 2 heures 25, 2005

Interprétation :  Orlando Bloom, Eva Green, Jeremy Irons,
Liam Neeson, Brendan Gleeson, Marton Csokas, Ghassan Massoud
Edward Norton

Synopsis :

   France, 1187 : Balian, un jeune forgeron qui vient de perdre sa femme et son fils, en vient presque à douter de sa foi. Alors qu’il pleure leur disparition, un chevalier Godefroy
d’Ibelin , baron du roi de Jérusalem, vient le trouver et lui révèle qu’il est son père : il lui demande de l’accompagner jusqu’à la Ville sainte. Balian accepte, mais Godefroy tombe dans une embuscade. Juste avant de mourir, le père transmet à son fils son titre et ses terres à Jérusalem.
Entre la deuxième et la troisième croisade, une paix fragile règne alors sur la Ville sainte, grâce aux efforts de son roi Baudouin IV et à la modération du légendaire chef musulman, Saladin. Les habitants de confession chrétienne, musulmane et juive coexistent pacifiquement. Malade, les jours de Baudouin sont comptés et le fanatisme, l’appât du gain et la jalousie menacent la trêve. D’une intégrité sans faille, Balian se retrouve en terre étrangère, au service d’un roi déclinant. Il y rencontre aussi Sibylle, la sœur du roi mourant, une jeune femme aussi belle qu’énigmatique, au cœur de toutes les intrigues et à la veille d’une lutte décisive entre Croisés et Musulmans…

Kingdom of Heaven, un film « politiquement correct »…

   Sans doute, Ridley Scott n’est pas connu pour ses engagements politiques de « gauche ». Ses réalisations précédentes ont surtout démontré son réel talent à mettre en scène des films à grand spectacle (Alien, Blade Runner, Gladiator…) et certaines œuvres ont une dimension vraiment originale (la vision apocalyptique d’une métropole du futur dans Blade Runner, l’étrange road-movie presque féministe de Thelma and Louise). Par contre, La chute du faucon noir, réalisé peu après les attentats de 2001, a laissé un goût amer à certains critiques. Il apparaît effectivement que le cinéaste a obtenu le soutien intéressé du Pentagone pour réaliser l’adaptation à l’écran du livre de Mark Bowden : l’US Army a fourni troupes et matériel à Ridley Scott et elle s’est montrée enchantée du résultat…Un officier américain estime que « les valeurs de l’armée sont bien représentées : le professionnalisme, l’héroïsme ». De fait, le metteur en scène britannique s’attache surtout à décrire les aspects techniques du sauvetage d’une poignée de soldats américains face à une foule déchaînée et fanatique : il occulte complètement les dimensions politiques de la présence américaine en Somalie. En cela, il rejoint les objectifs patriotiques de son producteur Jerry Bruckheimer. Comme l’écrit Samuel Blumenfeld, à la fin du film, « les soldats américains apparaissent triomphants, harassés mais convaincus de la haute valeur de leur mission. Sûrs d’eux-mêmes, dominateurs, éclatants, ils sont désormais de taille à affronter les forces maléfiques de cet « axe du Mal » défini par le président George W. Bush et qui menace l’Amérique de l’après 11 septembre » (Le Monde, 20 février 2002).

Des musulmans de bonne volonté
Aussi, de ce point de vue, Kingdom of Heaven marque une évolution du cinéaste et l’on sent bien que le « message » de son nouveau film ne se situe pas dans le même registre. Les moyens imposants sont bien sûr au rendez vous  mais la vision du cinéaste semble avoir évolué… Déjà, et les spécialistes n’ont pas manqué de le relever, Ridley Scott et son scénariste William Monahan, ont noirci à dessein les personnages de certains chrétiens, les Templiers et en particulier les nobles Renaud de Châtillon et Guy de Lusignan… A l’inverse, la figure de Saladin est traitée avec ménagement, sans insister outre mesure sur certains détails peu glorieux de sa biographie (notamment les massacres auquel il s’est livré après la prise de Jérusalem). Le cinéaste a au contraire privilégié les personnalités presque « humanistes », réelles ou inventées pour la circonstance : Balian, jeune forgeron vite monté en grade, le sage Tibérias, conseiller de Baudoin IV, le roi lépreux lui-même qui se désole de voir s’envenimer les rapports entre communautés de différentes religions dans la Ville sainte….La conception des mentalités de l’époque peut apparaître anachronique (les doutes métaphysiques du jeune Balian semblent d’un autre temps, Saladin est présenté plus comme un pragmatique que comme inspiré par Dieu…). Cette façon de renvoyer dos à dos les fanatiques des deux bords est clairement assumée par le cinéaste anglais et il invoque la réalité historique. Comme il l’explique au Monde, « nous avons fait un film (si) équilibré. Je déteste l’expression « politiquement correct », mais c’est en fait ce que nous avons réussi. C’est un équilibre qui vient de l’histoire, qui n’est pas là parce que nous nous y sommes efforcés à tout prix ». En tout cas, ce film a été salué par certains critiques français qui ont relevé l’évolution du cinéaste, après la réalisation de La Chute du faucon noir. Jean-Luc Douin estime que « Ridley Scott se dédouane dans Kingdom of Heaven de toute suspicion d’être le porte-parole de la Maison Blanche et du Pentagone ». Et de noter qu’on peut rapprocher le fanatisme des Chrétiens des Croisades et celui de Bush et des néo-conservateurs d’aujourd’hui : « les faucons américains s’apparentent aux Templiers du film (la cupidité de Châtillon renvoyant à celle des affamés de pétrole). Il arrive qu’Hollywood se pose vis à vis de l’État en contre-pouvoir ».

Hollywood, du patriotisme au regard critique
En fait, le film de Ridley Scott s’inscrit dans un contexte politique différent. Dans la période juste après les attentats de 2001, les studios ont senti que l’heure était au patriotisme, d’autant qu’ils avaient été accusés d’avoir inspiré les terroristes avec leurs scénarios–catastrophes (par exemple, Couvre feu d’Edward Zwick, sorti en 1998, qui évoque des attentats à New York, perpétrés par des extrémistes islamiques …) Robert Altmann déclare alors: « les films ont donné l’exemple et ces gens-là n’ont fait que les copier. Personne n’aurait jamais songé à commettre une telle atrocité sans l’avoir vue auparavant dans un film ». Le producteur Jerry Bruckheimer renonce à son projet World War III, montrant les villes de Seatle et de San Diego ravagées par une charge nucléaire mais s’engage dans celui du film La chute du Faucon noir. D’autres films sortis en 2002, comme Bad Company de Joel Schumacher ou La somme de toutes les peurs d’Andrew Robinson font directement allusion aux forces de « l’axe du mal », dénoncées par George W. Bush. Collateral Damage d’Andrew Davis, réalisé avant le 11 septembre, est complété lors de sa sortie en salle, par une séquence où un leader terroriste s’en prend aux « criminels de guerre américains ».
Mais depuis la dernière campagne présidentielle aux États-Unis, le ton a changé dans la communauté du cinéma américain: on se souvient de l’écho rencontré auprès du public par le documentaire engagé de Michael Moore Farenheit 9/11, sorti en 2004. Plusieurs films « engagés »  tournés depuis confirment que certains producteurs ont pris leurs distances avec l’action du gouvernement républicain : Syriana de Stephen Gaghan sur la politique américaine au Proche-Orient, Jarhead de Sam Mendes à propos de la première guerre en Irak, ou Good night and Good luck de George Clooney qui évoque le MacCarthysme, témoignent que le cinéma américain a évolué. Certains critiques français ont relevé qu’Hollywood renouait avec l’engagement politique. Aux « libéraux » déjà connus tels Tim Robbins, Sean Penn, et Susan Sarandon, se sont joints de nouveaux acteurs et producteurs, désireux de « réfléchir à certains problèmes », comme le dit George Clooney, un des membres les plus actifs de cette « nouvelle vague » (il est réalisateur de Goodbye and Good luck, producteur et acteur du film Syriana). Dans ce nouveau contexte, Ridley Scott n’a pas tort d’estimer que son film Kingdom of Heaven, qui ne diabolise pas les musulmans adversaires des chrétiens, est « politiquement correct »…
Même si on peut estimer ce changement a des arrière-pensées opportunistes (commercialement, il n’est jamais bon d’aller à l’encontre d’un courant de pensée devenu majoritaire), il est quand même significatif d’un nouvel état d’esprit dans l’industrie du cinéma : Hollywood ne part plus en guerre mais se pose des questions. Il est en tout cas en phase avec l’évolution de l’opinion publique aux États-Unis.

 

Trois enterrements : Quand l’Ouest cherche ses valeurs…

Trois enterrements, un film de Tommy Lee Jones

États-Unis, 2 heures, 2005

Interprétation : Tommy Lee Jones , Barry Pepper, Julio Cédillo
Dwight Oakam, January Jones , Melissa Leo, Vanessa Bauche
Mel Rodriguez, Levon Helm

Synopsis :

Le corps de Melquiades Estrada est retrouvé en plein désert, où il a été rapidement enterré après son assassinat. Les autorités locales, sans chercher à trouver les raisons de ce crime, ont précipitamment fait enterrer Melquiades au cimetière public.
Pete Perkins, contremaître dans la région et meilleur ami de Melquiades, va lui-même mener l’enquête et découvrir le meurtrier. Seul garant d’une réelle humanité dans cette étrange région du Texas, il va obliger l’assassin à emmener son ami vers son Eldorado natal, le Mexique, lui offrant son plus beau voyage, celui de son troisième enterrement…

Trois enterrements :
Quand l’Ouest cherche ses valeurs…

   Le film de Tommy Lee Jones est étonnant à plus d’un titre : il était difficile d’imaginer que l’acteur, si performant au box-office (du Fugitif à Men in black), réalise une œuvre aussi personnelle. Son regard sur l’Ouest est profondément original et lucide quant à l’état moral de la société texane contemporaine. Et de fait, Tommy Lee Jones a vraiment tenu à parler de ce qu’il connaît : « c’est mon pays, c’est ce que je comprends le mieux » (l’acteur a vécu dans le sud du Texas depuis son enfance, non loin de San Antonio, et il possède un ranch de plusieurs milliers d’hectares dans la région).

Un monde bi-culturel…
Comme il le dit lui-même, Tommy Lee Jones vit dans une société bi-culturelle , qu’il a voulu décrire dans son film : « l’idée a été de faire un film qui était quelque part une étude sur les contrastes sociaux entre la rive Nord et la rive sud de la rivière, comment les choses sont les mêmes et sont différentes, ce que sont les éléments sociaux, moraux, émotionnels, éducatifs qui créent un passeport entre les communautés des deux côtés ». Pour développer cette approche multiple, le réalisateur américain a demandé à un auteur mexicain de rédiger le scénario, Guillermo Arriaga, qui avait déjà travaillé pour les films Amours chiennes et 21 grammes. Le premier jet a d’ailleurs été écrit en espagnol puis traduit pour Tommy Lee Jones (par trois personnes différentes !). Les intertitres du film sont d’ailleurs rédigés dans les deux langues…
Le cinéaste insiste sur l’osmose qui existe entre les populations qui vivent des deux côtés de la frontière : «  mêmes vêtements, même histoire, même nourriture, même langue, même économie, tout est semblable »…De fait, les deux rives se ressemblent : les paysages sont les mêmes des deux côtés du Rio Grande et le film offre quelques magnifiques panoramas de vastes étendues de collines sèches, de déserts, de falaises abruptes ( Tommy Lee Jones avoue bien volontiers s’être inspiré de séquences équivalentes entraperçues dans les films de Ford et d’autres réalisateurs de westerns…). L’élevage y est pratiqué de la même manière (Mel dans le film n’a pas de mal à trouver du travail car il exerçait le même métier au Mexique…). Surtout, la pratique de l’espagnol est courante au Texas (Pete semble bien le maîtriser et ne s’adresse que dans cette langue à son ami Melquiades). Le vieil aveugle , croisé par Pete et Mike, s’avoue sensible au charme de l’espagnol, qu’il ne comprend pourtant pas…De même, dans les localités mexicaines proches de la frontière, les habitants répondent facilement en anglais à Pete qui recherche le village natal de son ami (comme lui dit une jeune fille, « on a tous travaillé de l’autre côté »..).

Une Amérique vide de sens…
Mais si les deux mondes ont des points communs, le milieu des gringos semble avoir perdu , en tout cas en bonne partie, ses références morales. Tommy Lee Jones et son scénariste Guillermo Arriaga dressent une galerie de portrait d’Américains moyens assez terrifiante…Le shérif Belmont semble impuissant dans beaucoup de domaines. Il se montre incapable de satisfaire Rachel, et ne veut surtout pas d’histoire à propos de la mort d’un simple clandestin sans famille. Gomez, qui commande les gardes frontières, n’est pas plus acharné à découvrir le coupable (d’autant qu’il le sait assez rapidement et qu’il craint que cet incident ait des conséquences pour la réputation de son service…). Rachel a une vie sentimentale et sexuelle plutôt complexe : elle multiplie les liaisons (vénales ?), avec Belmont, Pete mais elle n’est pas décidée à quitter son mari…Surtout le couple Lou-Ann/Mike semble l’incarnation même de la middle-class américaine : ils sont d’anciennes vedettes de leur lycée de Cincinnati mais leur mode de vie est particulièrement médiocre. Leurs revenus sont trop modestes pour qu’ils puissent acquérir la maison de leurs rêves. Lou-Ann ne pense qu’à se rendre dans des grandes surfaces (elle évoque avec nostalgie la beauté de Cincinnati en automne, « plein de centres commerciaux »…). Elle rechigne à fraterniser avec des voisins peu aimables et s’abrutit à regarder des feuilletons télévisés en attendant le retour de son mari…Quant à Mike, il semble être un éternel insatisfait de bien des façons. Sa vie de couple se réduit à des rapports brutaux devant la télévision, debout sur le comptoir de la cuisine et il se  console avec des revues pornographiques…Il est violent et se fait reprendre par le capitaine Gomez quand il frappe brutalement des clandestins qu’il pourchasse…Le film insiste d’ailleurs sur le lien entre ses pulsions sexuelles et sa propension à tirer sur tout ce qui bouge…
Dans cet univers médiocre, la relation entre Pete et Mel est une bouffée d’oxygène…L’Américain apprécie les qualités du jeune Mexicain : sa modestie (quand il se présente, il dit simplement : « soy un vaquero, no màs »), sa compétence, sa fidélité à la famille…Au cours d’une séquence en flash back, il montre à son ami gringo des photos de sa charmante femme Evelia, de ses deux filles et de son petit garçon, qu’il n’a pas vus depuis cinq ans. Mel offre même son propre cheval à Pete en gage d’amitié, un témoignage d’affection qui compte dans ce milieu d’éleveurs…Dans l’autre sens, Pete essaie de distraire son ami mexicain de sa vie monacale en l’entraînant dans une virée avec Rachel et Lou-Ann.. Le jeune Mexicain est assez proche de son ami américain pour lui demander un service très personnel. Mel n’a pas envie d’être enterré aux États-Unis. Il fait promettre à Pete de ramener son corps au Mexique : « si je meurs ici, ramène-moi à ma famille et enterre moi dans mon village. Je ne veux pas être enterré de ce côté, sous les panneaux de pub »…Et il trace, à l’intention de son ami, un itinéraire très précis pour qu’il puisse retrouver le hameau de Jimenez dont il est originaire…

Sur l’autre rive
Aussi, lorsque Pete se rend compte que les autorités américaines ne feront rien pour rendre justice à son ami assassiné, il veut la rendre lui-même, à sa manière, c’est à dire celle des hommes de l’Ouest. Il enlève Mike, l’auteur du meurtre et l’oblige à ramener avec lui le corps au Mexique, dans le village natal du jeune mexicain. Commence alors pour le jeune policier, un véritable « chemin de croix » : entravé et bousculé par Pete, il doit déterrer le corps puis subir toutes sortes d’épreuves…Il est ainsi obligé de dormir auprès du cadavre en décomposition : après avoir essayé de s’enfuir, il est mordu par un serpent et soigné par une clandestine qu’il avait arrêté quelques temps auparavant…Celle-ci le frappe violemment quand il est remis sur pied…Au terme du voyage, il enterre le corps de Melquiades dans un village abandonné, mais semble enfin pris d’un vrai remords : il s’effondre en s’excusant devant Dieu et en demandant pardon au Mexicain…On peut d’ailleurs remarquer que cette évolution est inattendue : Lou-Ann, sa propre épouse, estime que Mike « est irrécupérable » et elle décide de retourner à Cincinnati (la phrase en anglais est plus précise : « this son of a bitch is beyond redemption »…). Cette attitude qui semble sincère est en tout cas appréciée par Pete, qui lui laisse la vie sauve et lui accorde son pardon : il ajoute même  : « tu peux garder le cheval, fils », autant dire que la boucle est bouclée. Et il s’éloigne tel un cow-boy solitaire, avec la satisfaction d’une mission accomplie…

Une ambiguïté quand même…
Mais cette histoire très linéaire et somme toute classique de rédemption et de pardon se complique car Tommy Lee Jones et son scénariste prennent plaisir à brouiller les pistes. En effet, il semble bien que Mel se soit inventé une famille et un village d’origine : dans la région où Pete et Mike débarquent avec le cadavre, personne ne connaît le jeune Mexicain : si la jeune femme dont Mel détenait une photo existe bien, elle s’appelle en réalité Rosa et elle est mariée avec un autre homme. Mel s’est donc crée un Eldorado imaginaire, avec une famille idéale habitant une vallée qui est « un des plus beaux endroits du monde »…Mais au fond, peu importe pour Pete : le village est sûrement là puisque son ami lui en parlé : il suffit de le voir au bon endroit…(on pense à la fameuse réplique du film de John Ford, « dans l’Ouest, quand la légende devient un fait, c’est la légende qu’il faut imprimer »…). Ce qui est clair, c’est que c’est au sud du Rio Grande que l’Ouest va retrouver son âme et ses valeurs perdues. Certes, le chemin est inhabituel : le passeur mexicain est tout étonné d’avoir à faire traverser le fleuve dans ce sens…Mais, comme l’écrit Pascal Sennequier dans la revue Positif, « le Mexique est encore empreint de cette dimension sacrée qui a déserté le sol américain, rappelant à chacun qu’on ne possède jamais rien en ce bas monde ». Ainsi, une société entièrement basée sur la propriété des biens matériels devient vide de sens. Comme le souligne le critique, les Etats Unis se résument à quelques images superficielles : celles des femmes nues des magazines pornos, celles des shérifs avec le costume et le chapeau de cow-boy, …Les Américains s’accrochent à quelques formules toutes faites glanées dans les séries TV : « il y aura toujours un Red River Valley pour nous »…

   Pour Tommy Lee Jones, il n’est pas question de juger mais de constater cette érosion des valeurs, à un moment où les États-Unis sont en proie au doute…Avec modestie et une efficacité certaine, Trois enterrements pose des questions importantes à la société américaine.

 

Monsieur Batignole : de l’indifférence à l’engagement…

Monsieur Batignole, un film de Gérard Jugnot

France, 1 h 40, 2001

Interprétation : Jules Sitruk, Gérard Jugnot, Michèle Garcia,
Jean-Paul Rouve, Alexia Portal, Violette Blanckaert, Daphné Baiwir, Götz Burger, Elisabeth Commelin

Synopsis :

Paris, 15 juillet 1942 : la capitale est occupée depuis près de deux ans et la vie des habitants est rendue très difficile par le rationnement imposé par les Allemands. Par contre, Edmond Batignole, charcutier de son état, semble bien profiter de la situation et sa boutique ne désemplit pas…Tout bascule lorsque la famille Berstein, qui vit deux étages au dessus, est arrêtée par la Gestapo, dénoncée par Pierre-Jean, le fiancé de la fille du commerçant, un collaborateur fanatique… Alors qu’il s’est installé avec sa propre famille dans l’appartement des Juifs déportés, Edmond est bien embarrassé quand le jeune fils Simon Berstein sonne à la porte. Le charcutier, qui ne voulait pas « faire de politique », est face à un choix : il va bien être « obligé de prendre parti et d’agir »…

Monsieur Batignole : de l’indifférence à l’engagement…

   Comme bien d’autres films de Gérard Jugnot, le dernier long métrage du réalisateur, Monsieur Batignole raconte l’histoire d’un Français moyen touché par la grâce…Depuis ses débuts, le cinéaste s’est en effet attaché à présenter des personnages plutôt ternes, voire antipathiques, mais qui dans des circonstances particulières, sont capables de se transformer en héros…Jugnot est d’ailleurs très au courant de l’évolution de la représentation de cette période dans le cinéma français. Il a bien remarqué que les films sur la seconde guerre mondiale ont d’abord présenté les Français comme ayant tous résistants. Puis, « dans les années 1970, tout le monde était salaud, collabo… ». Aujourd’hui, il estime à juste titre qu’on a plus de recul et qu’on a une vision plus nuancée sur cette période…Et Gérard Jugnot s’inscrit clairement dans cette dernière tendance…

« Ici, on ne fait pas de politique »…
Au début du film, M. Batignole apparaît comme un personnage très peu sympathique. Il se montre à la fois lâche et profiteur… Il ne cesse de répéter « qu’il ne veut pas d’ennui », par exemple lorsque Pierre-Jean lui propose de profiter de l’arrestation des Berstein… Quand une cliente s’en prend à « ceux qui dénoncent les Juifs » , il rétorque sèchement « qu’ici (dans la charcuterie), on ne fait pas de politique ». A Simon qui l’interpelle sur les persécutions que subissent les Juifs, il répond piteusement que ce n’est pas lui « qui fait les lois »…Mais cela ne l’empêche pas de profiter de la situation, bien au contraire…Il se livre au marché noir, en liaison avec son frère resté en Normandie , il élève des animaux dans sa cour et dans sa cave…Ses affaires semblent propsères, si on en juge par les files d’attente qui s’allongent devant sa boutique…Sa femme et lui semblent la réincarnation des odieux personnages inventés par Jean Dutourd dans son livre Au bon beurre…Le charcutier semble même reprendre à son compte quelques clichés antisémites que lui assène Pierre-Jean à longueur de journée…Quand il discute avec M. Berstein, il laisse apparaître sa hargne : « comme le dit mon gendre, si on vous en veut à ce point, doit y avoir des raisons. Il n’ya pas de fumée sans feu »…
Mais son attitude reste prudente, pusillanime, et sa femme, sa fille, et même le colonel SS lui en font reproche. Marguerite en particulier ne cesse de le harceler pour qu’il s’engage plus clairement dans le camp des vainqueurs et se plaint de son « manque d’ambition » : « le problème de mon mari, c’est qu’il n’a jamais su saisir sa chance. Et Dieu sait que l’on pourrait se faire de l’argent par les temps qui courent »…Cette petite bourgeoise aigrie savoure leur revanche : « le malheur des uns fait le bonheur des autres (…) Chacun son tour, comme à confesse… » assène-t-elle à une cliente exaspérée par une longue attente… Elle ne cache pas sa joie à l’idée de profiter du grand appartement des Berstein, et d’échanger leur minable 20 m² contre le vaste 200 m² qu’ils vont désormais occuper…On peut relever que Gérard Jugnot semble s’être en partie inspiré de sa propre mère pour construire ce personnage. Comme il le raconte dans l’entretien reproduit dans ce même dossier, celle-ci regrettait que le grand père du cinéaste , qui était boucher, n’ait pas su mieux se débrouiller : « pourtant, à l’époque, il y avait de quoi faire ! » Et ce brave homme de faire faillite en 1947 : sans doute un des seuls commerçants à s’être ruiné par la période de l’ Occupation…
Quand M. Batignole reproche à sa fille Micheline sa liaison avec Pierre-Jean, collaborateur fanatique, la jeune fille lui répond qu’elle est surtout intéressée par les relations du journaliste (« il connaît le tout-Paris »)…Elle fait remarquer à son père : « on vit à l’heure allemande et tu es bien bête de ne pas en profiter »… Quant au colonel SS qui veut faire d’Edmond le traiteur officiel de la Gestapo, il l’encourage : quand le charcutier lui avoue qu’il fait « un peu de marché noir », Spreich lui conseille : « Voyez grand ! »…
Mais, malgré toutes ces pressions, Edmond ne s’engage pas complètement : un vieux fond « anti-boche » qui date de la guerre de 14-18 l’empêche de « faire du gringue » aux Allemands, comme il l’explique à sa fille…Il s’est quand même battu quatre ans contre eux et en gardé une blessure à la cuisse…C’est peut-être aussi une certaine réticence à prendre parti dans un conflit qui le dépasse…Il conseille ainsi à une cliente : « faites comme moi, pensez pas trop ! »…

Les petits cailloux…
Mais son univers bascule quand Simon Berstein fait sa réapparition. Il se plaint bien sûr amèrement (« c’est toujours sur moi que ça tombe », ne cesse-t-il de répéter…). Mais il ne peut se résoudre à laisser ce gamin dans la nature, d’autant qu’il est sans illusion sur le sort des parents Berstein (Pierre-Jean lui a fait comprendre qu’ils ne risquent pas de revenir…). Batignole se sent aussi vaguement coupable, à la fois des conditions de l’arrestation de cette famille juive et d’avoir profité de l’occasion pour récupérer leur appartement…Progressivement, le charcutier prend conscience du sort des Juifs. Lorsque Simon lui raconte leur détention après leur arrestation, surtout quand il énumère toutes les lois antisémites qui frappent les Juifs, on sent qu’Edmond est ébranlé…Son indifférence se lézarde et il se rend bien compte qu’il ne peut plus fermer les yeux…Le petit garçon met les choses au point : ce ne sont pas seulement les Allemands qui sont responsables mais aussi les Français…Il lui rappelle « qu’il y a la guerre »…Surtout M. Batignole s’aperçoit que les explications officielles ne tiennent pas…Quand Simon lui demande si les enfants dans les « camps de travail » vont aussi casser des cailloux, il répond : « oui, ils vont casser des petits cailloux, avec des petits marteaux »…Devant le regard incrédule de Simon, il se rend compte immédiatement de la stupidité de ses propos…
Mais Edmond prend aussi conscience progressivement de l’avidité de tous ceux qui profitent de la situation, à commencer par sa femme, son « gendre » Pierre-Jean et tous les acolytes divers, comme Lucien Morel le passeur, l’antiquaire ou l’administrateur provisoire…Bien sûr, les Allemands ne sont pas en reste et le charcutier est épaté par les biens confisqués aux Juifs et amassés dans le dépôt où ils attendent d’être envoyés en Allemagne…
Ainsi, Batignole s’engage de plus en plus : il cache et nourrit Simon, cherche à le faire passer, retrouve ses cousines… alors qu’en surface, il gave les occupants et leurs amis…Et il finit par ne plus supporter cette double vie : lors d’un repas familial, il rompt brutalement avec sa femme qui le harcèle une fois de trop : « c’est toi qui me fait honte », lui lance-t-il et quelque temps plus tard, il n’hésite pas à se débarrasser de son gendre devenu encombrant et dangereux…Il est allé jusqu’au meurtre pour défendre ses protégés…La vie du charcutier bascule alors complètement dans la clandestinité car il ne peut plus reculer. Recherché par la Gestapo, il quitte Paris pour le Jura avec les trois enfants, afin de trouver un passage vers la Suisse….

Des rapports de classe
Certes, comme le fait remarquer Gérard Jugnot, les rapports entre le commerçant et le jeune enfant juif sont aussi des rapports « de classe », et ils appartiennent à deux mondes que tout oppose. Batignole a fait peu d’études, travaille très dur et n’a pas le temps de lire alors que Simon est un enfant brillant, excellent musicien (il a eu un prix de conservatoire) et polyglotte…Dans un premier temps, le charcutier reprend à son compte quelques clichés sur les Juifs « riches et arrogants » (il reproche à M. Berstein son mépris à son égard…). Il fait aussi remarquer à Simon, qui se plaint de la chambre de bonne mal chauffée, que ça ne dérangeait pas ses parents quand ils y logaient leur domestique…Mais Edmond est quand même touché par « ses » enfants : Simon enchanté quand il lui donne ses soldats de plomb, Colette qui veut lui tenir la main pour s’endormir…Surtout, il a bien conscience que c’est grâce à Simon il a donné un sens à sa vie. Quand l’enfant veut le remercier, il lui répond : « c’est moi qui doit te dire merci »…

Qui est le sous-homme ?
A la fin du film, M. Batignole a accompli sa métamorphose…Harcelé par le lieutenant de gendarmerie, il se range résolument dans le camp des persécutés et revendique une hypothétique judéité…Dans une longue tirade (reproduite dans ce même dossier), il évoque les persécutions antisémites, l’amertume des Juifs français rejetés par le pays qu’ils ont défendu pendant la première guerre mondiale, et qui prétend être la nation des droits de l’ »homme…Il apostrophe le gendarme : « qui est le sous-homme ? ». Quand ils sont à la frontière avec la Suisse, le charcutier n’hésite pas longtemps à accompagner les enfants dans ce nouveau monde : ils leur faut bien quelqu’un pour « parler le suisse »…

   Monsieur Batignole est donc allé au bout de son courage….Comme le dit le réalisateur, on a l’impression « qu’il se met délibérément dans les situations qui l’obligeront à bien agir ». Quand il récupère aussi Sarah et Guila, les cousines de Simon, il n’hésite pas à les prendre en charge. Mais le charcutier reste modeste. Quand Irène le félicite pour ce qu’il a fait, il se contente de répondre : « c’est le hasard »…Jugnot commente : « comme le courage est hasardeux, il fat se mettre dans la situation de l’obligation »…

   C’est donc à une réflexion que nous invite Gérard Jugnot. Dans les pires circonstances, même les plus insensibles apparemment peuvent se découvrir meilleurs qu’ils ne sont en réalité…Il se trouve d’ailleurs, comme l’affirme Serge Klarsfeld, que certains Français se sont montrés solidaires et ont évité l’extermination aux Juifs qu’ils ont cachés : malgré le zèle de Vichy et des nazis, la proportion des déportés en France s’élève à 25 % mais elle est bien plus importante dans d’autres pays européens…Le parcours de M. Batignole n’est donc pas impossible…Mais Jugnot se défend d’avoir voulu en faire un modèle moral, il ne veut pas être « un donneur de leçons » …Il veut juste « raconter le destin d’un homme », qui a « retrouvé sa dignité » et qui mérite bien d’être appelé « Monsieur » Batignole…

 

 

Juno, une autre vision de la famille américaine

Juno, un film de Jason Reitman

États-Unis, 1 h 31, 2007

Interprétation : Ellen Page, Michael Certa, Jennifer Gardner, Jason Bateman, Allisson Janney, J. K Simmons, Olivia Thirlby

Synopsis :

Âgée de 16 ans, Juno MacGuff se retrouve enceinte de son petit ami et camarade de classe, Paulie Bleeker. Malgré le soutien de ses parents, la jeune fille ne se sent pas prête pour une maternité. Après avoir envisagé l’avortement, elle part à la recherche de parents adoptifs pour son futur enfant, aidée par sa meilleure amie Leah. C’est ainsi qu’elle rencontre un couple fortuné et infertile, Vanessa et Mark Loring. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela…

Juno, une autre vision de la famille américaine

Dans la production cinématographique américaine récente, l’image de l’adolescent de la classe moyenne blanche oscille entre deux visions extrêmes : soit l’adolescent obsédé sexuel de la saga des American Pie, soit le jeune potentiellement criminel des films de Larry Clark ou de Gus Van Sant…
Dans la première série de films, les jeunes Américains apparaissent comme surtout préoccupés par la perte de leur virginité et dotés d’une libido exigeante…Ce schéma de base donne bien sûr lieu à des scènes scabreuses et graveleuses (les ébats du jeune héros diffusés sur Internet ou l’utilisation d’une tarte traditionnelle à des usages qui le sont moins…). Dans les trois films de la série, les parents se montrent compréhensifs (une des mères d’un jeune de la bande n’hésite pas à payer de sa personne…) et même un peu pesants (le père de Jim, héros principal de la série, a une fâcheuse tendance à intervenir au mauvais moment). La « morale » de ces films est sommaire : le sexe est indispensable mais c’est quand même mieux lorsqu’on est épris…On peut associer à ce corpus ce qu’Antoine de Baecque analyse dans son dernier ouvrage, L’histoire caméra, les Very Bad Films (les très mauvais films), dénommés ainsi par les adolescents américains : un des plus emblématiques de la série est Mary à tout prix des frères Farrelly, avec Ben Stiller et Cameron Diaz, sorti en 1998…On peut signaler aussi le film de Peter Berg, Very Bad Things, une version trash des American Pie. Leurs scénarios ( si l’on peut dire…) se déroulent souvent aux marges de l’adolescence et en tout état de cause, le comportement des personnages principaux les rattache clairement à un âge primitif…Pour le critique, tous ces films sont bien sûr ont des aspects vulgaires, laids, grotesques, scatologiques…mais surtout, ils sont « des satires au vitriol du mode de vie américain »…
Les films de Larry Clark (Kids, Bully, Ken Park) ou de Gus Van Zant (Elephant, Paranoïd Park…) sont d’une autre envergure mais présentent une vision tout aussi décourageante la jeunesse américaine. Les adolescents pratiquent une sexualité débridée (dans Ken Park, la jeune latino est loin d’être une jeune fille innocente, comme son père semble le supposer).
Mais surtout ils apparaissent comme très violents, même s’ils le sont parfois involontairement (Alex dans Paranoïd Park) : cette violence est souvent futile et gratuite (dans Bully, la victime est massacrée par ses copains pour avoir quitté brutalement une ex-petite amie…). Et que dire des deux personnages d’Elephant, inspirés des adolescents tueurs de Columbine, qui tirent à vue sur leurs camarades d’école avant de se suicider…Surtout tous ces adolescents semblent sans repères moraux ou familiaux : ils sont le plus souvent laissés à eux-mêmes, avec des parents absents ou fantomatiques… Dans tous ces films, le modèle familial américain est mis à mal. Son effondrement semble à l’origine de bien des dérives adolescentes, jusqu’au meurtre parfois. Dans Ken Park, trois jeunes sur les quatre protagonistes ont des parents qui n’assument pas leur rôle (une belle collection de pères frustrés, alcooliques, intégristes, incestueux…). Elephant de Gus Van Zant présente les personnages de deux adolescents meurtriers, Eric et Alex, qui semblent livrés à eux-mêmes, sans référence familiale. Ils n’ont aucun échange avec leurs parents, qui n’apparaissent même pas à l’écran. Alex, le « héros » du dernier film de Gus Van Sant, Paranoid Park, ne parvient pas à communiquer avec son père pour partager un secret trop lourd pour lui. Dans Thirteen, le film de Catherine Hardwicke, la mère Mélanie, interprétée par Holly Hunter, a bien du mal à reprendre en mains sa fille Tracy qui donne tous les signes d’une grave dérive : il faut dire que sa propre vie n’est pas non plus exemplaire…

    Dans ce contexte cinématographique , Juno, le film de Jason Reitman se démarque assez nettement. Par certains cotés, Juno est une jeune fille de son temps et de son milieu. Comme les jeunes déjà vus dans d’autres films, elle est préoccupée par sa virginité : elle s’exaspère d’ailleurs du langage codé des adultes qui parlent d’adolescents « sexuellement actifs » mais, pour franchir le pas, elle choisit son partenaire avec soin…Elle est aussi intéressée par la musique rock et les films d’horreur, des goûts pas franchement originaux dans sa tranche d’âge…Quand elle est confrontée à son « problème », elle a d’abord du mal à y croire, refaisant trois fois le test de grossesse. Elle renonce à se faire avorter après s’être rendue à la clinique, mais pas pour des raisons morales…Elle est franchement écœurée par l’ambiance pesante qui règne dans l’établissement (l’hôtesse d’accueil lui demande de répondre à tout le questionnaire, y compris aux questions les plus indiscrètes…et lui propose des préservatifs parfumés avec un air entendu). Juno n’est pas convaincue par les arguments pro-life de sa camarade Su Chin mais s’effraie quand celle-ci lui affirme que le bébé a déjà des ongles…

Illusions perdues
Cette grossesse imprévue oblige la jeune fille à se poser des questions qui ne l’avaient pas encore vraiment effleurées. En tout état de cause, comme elle le dit à ses parents, elle ne se sent pas « prêtre à être mère » et elle le redit quelques temps après, aux futurs parents adoptifs qu’elle a choisis : « je suis lycéenne, je ne suis pas prête… » . Son intention clairement affichée est d’ailleurs de laisser son enfant sans chercher à maintenir un lien qui serait superficiel : comme elle le dit à Mark et Vanessa, avec une certaine verve : « je ne veux ni photos ni compte-rendu. Je préfère la méthode à l’ancienne. Je mets le bébé dans un panier et je vous l’envoie comme Moise…Comme quand c’était plus rapide et plus crade ! ».
Cela ne l’empêche pas de choisir avec soin la future famille de son enfant : Juno explique à sa copine Leah qu’elle ne veut pas de famille trop saine, de gens trop « cadrés » : elle refuse ainsi une annonce : « couple éduqué et aisé, enfant pour compléter chaleureuse famille de cinq. Dédommagement prévu. Aidez nous à fermer le cercle de l’amour ». Avec bon sens, Juno remarque que « cela fait secte : ils ont déjà trois enfants, sales pervers ! »…la jeune fille veut des parents moins coincés , du genre « graphiste, la trentaine, avec amie asiatique, cool, sapé fashion, jouant de la basse ». Aussi est-elle sûre d’avoir le fait le bon choix en préférant Mark et Vanessa Loring : « ils étaient beaux, même en noir et blanc »…Elle est renforcée dans son intention quand elle découvre l’intérêt de Mark pour la musique et les films d’horreur, même si elle se dispute avec lui sur la période de l’apogée du rock…

   Finalement, Juno va progressivement comprendre que ce couple est presque trop lisse et trop parfait (les photos de Vanessa et Mark tout de blanc vêtus sont accrochées un peu partout dans leur maison, illustrant jusqu’à la caricature l’idéologie new age des années 1970-1980). De plus, la jeune femme témoigne d’une volonté presque excessive de « posséder » un enfant. Elle prépare l’arrivée du nouveau né, avec un soin méticuleux et presque obsessionnel…Comme elle le dit à son mari, « on est prêts. On a lu des livres, on a suivi des cours, la chambre est prête… ». Elle aménage la pièce où sera installé l’enfant pour préparer la « nidification ». Lorsqu’elle croise Juno enceinte dans la galerie commerciale, elle se montre très inquiète quand le bébé ne « la reconnaît pas » (c’est à dire qu’il ne bouge pas…) : elle est par contre enchantée quand elle sent ses mouvements.. Cette attitude démonstrative peut d’abord sembler à Juno presque ridicule , alors qu’elle même ne ressent aucune émotion particulière, y compris lorsque apparaissent les images de l’embryon au cours de l’échographie. Mais Mark semble beaucoup plus hésitant : dès le premier entretien avec Juno et son père, il se montre ironique quand on l’interroge sur son désir de paternité : « et comment ! Tout le monde veut être père, entraîner l’équipe de foot, aider au projet de technologie »…En fait, il semble beaucoup plus préoccupé de flirter gentiment avec Juno et surtout de pouvoir se consacrer entièrement à sa carrière musicale…Il considère que ce désir d’enfant chez Vanessa correspond à sa volonté de sauver leur couple, mais que cela ne suffira pas…Il finit par avouer, à sa femme et à Juno : « je ne suis pas prêt à être père »…Vanessa tente de bien de le rasséréner : « une femme devient mère quand elle est enceinte, l’homme devient père quand il voit le bébé »…Rien n’y fait et elle renonce devant les prétentions de son mari : « si je dois attendre que tu sois Kurt Corbain, je ne serai jamais mère »…Devant cette situation, Juno est hésitante mais de plus en plus lucide : quand Mark estime qu’elle trop jeune pour comprendre ce qui se passe, elle lui rétorque brutalement : « j’ai seize ans et je sais reconnaître les connards »…Finalement, elle comprend toute la sincérité de Vanessa et que c’est elle, la personne la plus responsable du couple…Aussi, elle peut lui laisser son enfant en toute confiance…

Le soutien familial
Dans cette prise de conscience , Juno peut compter sur son milieu familial. Sa mère est loin d’elle et a des rapports ambigus avec sa fille (elle lui envoie un cactus ( !) chaque année à la Saint Valentin…). Bren, sa belle-mère, ne la ménage pas non plus : elle la traite de sotte ou d’idiote et lui explique les sacrifices qu’elle a du consentir pour vivre avec elle (en l’occurrence, ne pas avoir de chien à la maison…). D’un autre coté, elle est sans doute assez fière de sa belle-fille : quand Juno leur apprend la solution qu’elle a finalement choisie (« tu es un petit viking »…), elle est satisfaite que quelqu’un puisse recevoir « le don de Jésus dans cette situation merdique »…De son coté, Juno apprécie aussi très certainement la colère de Bren lorsqu’elles se rendent ensemble pour réaliser une échographie. Sa belle-mère remet vertement l’infirmière à sa place, lorsque celle-ci se permet de donner des leçons de morale inopportunes (elle parle de « l’environnement toxique des adolescents »…).
Surtout, Juno sait qu’elle peut compter sur le soutien indéfectible de son père. Lorsqu’elle informe ses parents de sa grossesse, celui-ci semble presque rassuré : « je pensais qu’elle avait été virée ou arrêtée pour drogue ou conduite en état d’ivresse »…Il l’accompagne lors de la première visite de Juno chez Vanessa et Mark (il « se méfie des tarés en manque de bébés »). Il s’en veut de ne pas l’avoir mieux compris (« c’est de ma faute », dit-il, quand Juno avoue son problème…). Lors d’une grande discussion à la fin du film et que nous reproduisons dans ce dossier, Juno avoue à son père qu’elle est bien désemparée devant l’évolution de la situation : « j’ai réglé des problèmes qui dépassent ma maturité ».Et quand elle l’interroge sur ce qui fait sa solidité d’un couple, il n’ergote pas et répond sans détours, d’autant qu’il ne peut se présenter comme un père parfait (« je n’ai pas le meilleur casier du monde », avoue-t-il). Pour lui, l’essentiel de trouver quelqu’un capable d’aimer et de supporter l’autre en toutes circonstances…Juno se rend compte alors qu’elle a sans doute trouvé cette « perle rare »…Son père, ironique, lui dit qu’elle a en face d’elle… !
Cet apprentissage de la vie lui est alors bien utile, pour éclaircir ses relations avec son partenaire d’un soir…Car au début du film, autant Bleeker semble passionnément attaché à Juno, autant elle se montre distante et parfois même franchement désagréable avec lui! Lorsqu’elle lui apprend qu’elle est enceinte, il semble aussi désemparé qu’elle mais le montre bien davantage…Juno semble exaspérée par l’attitude hésitante du jeune homme : elle l’est encore plus quand Bleeker lui dit qu’il va se rendre au bal de fin d’année avec Katrina, une autre camarade de classe. Elle lui en veut clairement de son indifférence apparente et elle le lui fait payer par des vannes plutôt acides (elle fait l’amour avec lui parce qu’elle s’ennuyait…). Aussi, il se braque et l’envoie balader (« comme si j’allais me marier avec toi ! Tu serais la femme la plus méchante du monde »…). Mais après avoir vu l’évolution du couple –modèle formé par Mark et Vanessa, après les discussions avec son père, Juno finit par relativiser et apprécier l’amour sincère que Bleeker lui porte : il sera là lorsqu’elle accouchera, même si ce n’est pas l’enfant qu’ils élèveront…Comme le dit Juno, « il est le fromage râpé sur mes pâtes : je sais que les gens doivent s’aimer avant de se reproduire : la normalité, c’est pas notre truc ! ».

Un film « politiquement correct » ?
Finalement, ll n’est pas certain que Juno ait une morale aussi marginale qu’elle le croit…Cette philosophie de la vie de couple a des airs de déjà vu et même de « politiquement correct » : certains aux Etats-Unis ont approuvé le choix que Juno fait au début du film en refusant l’avortement…les militants pro-life, à l’instar de la belle-mère de la jeune fille, ont dû apprécier que ce « don de Jésus » ne soit pas perdu…Au bout du compte, elle incarne même une certaine image de la normalité : elle garde son enfant, elle fait plaisir à une femme qui désire un bébé et qui présente toutes les garanties possibles, elle découvre qu’elle est amoureuse de son partenaire d’occasion…Il ne manque plus que le mariage pour que le happy end soit complet…

   Cela dit, on doit aussi reconnaître que Juno est un film décalé par rapport à la production actuelle : on est loin des jeunes américains libidineux ou criminels de certaines œuvres vues récemment. Un peu comme dans Little Miss Sunshine, l’image que le film de Reitman donne de la famille et des adolescents américains est quand même rassurante ou réconfortante, dans une société américaine en plein doute…Encore un signe des temps, pourront dire certains.

 

La famille et les adolescents dans le cinéma américain récent : quelques exemples :
La saga American Pie :
American Pie 1 , Paul Weitz, Chris Weitz (1999)
American Pie 2, James B. Rogers (2000)
American Pie 3 : marions-les ! Jesse Dylan (2003)
Les films de Gus Van Zant
Elephant (2003)
Paranoid Park (2007)

Les films de Larry Clark
Kids (1995)
Bully (2001)
Ken Park (2003)
Wassup up rockers (2006)

Very Bad Things, Peter Berg (1999)
Thirteen, Catherine Hardwicke (2003)
Little Miss Sunshine, Jonathan Dayton, Valerie Favis ( 2006)

Frozen River ou l’envers du rêve américain

Frozen River, un film de Courtney Hunt

États-Unis, 1h 37, 2009

Inteprétation : Melissa Leo, Misty Upham, Charlie McDermott, Mark Boone Junior, Michael O’Keefe, Jay Klaitz, Bernie Littlewolf
Dylan Carusona

Synopsis :

Massena, une petite ville américaine dans l’état de New York, à la frontière avec le Canada. Ray peut enfin offrir à sa famille la maison de ses rêves et bientôt quitter leur mobil-home décati. Mais quand son mari Troy, joueur invétéré, disparaît avec leurs économies, elle se retrouve seule avec ses deux fils, TJ et Ricky, sans plus aucune ressource.
Alors qu’elle essaie de retrouver la trace de son mari, elle rencontre Lila, jeune mère célibataire d’origine Mohawk, qui lui propose un moyen de gagner rapidement de l’argent : faire passer illégalement aux États-Unis des immigrés clandestins, à travers la rivière gelée du Saint Laurent, située dans la Réserve indienne.
Comme elle a cruellement besoin d’argent juste avant Noël, Ray accepte de faire équipe avec Lila. Mais, les risques sont élevés : la police surveille les voitures suspectes , la glace est peu épaisse et peut céder à tout instant

Frozen River
ou l’envers du rêve américain

   Le film Frozen River est sorti en 2009, à une période intéressante : le cinéma américain semble à nouveau s’intéresser à ses pauvres…En fait, depuis les débuts du cinéma américain, les réalisateurs outre-atlantique ont toujours évoqué les laissés pour compte : de nombreux films, aux différentes époques du XX°, ont évoqué ces miséreux qui souvent ont « pris pour la route » à la recherche d’une vie meilleure : deux exemples célèbres sont Les Raisons de la Colère de John Ford dans les années de 1940 et l’Épouvantail de Jerry Schatzberg dans les années 1970 pour ne citer que deux œuvres reconnues en leur temps. La sortie du film de Courtney Hunt est emblématique du retour de ce thème dans le cinéma américain, à la fin de l’ère Bush, alors que la pauvreté progresse sensiblement dans le pays le plus riche du monde (les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ont augmenté de 5,4 millions entre 2000 et 2004, : ils se montent à 37 millions d’individus et représentent 12,3 % de la population totale).
En fait, plusieurs films réalisés récemment abordent aussi ce thème des laissés pour compte : ainsi, le Wrestler de Darren Aronofsky (2008) , avec Mickey Rourke comme interprète principal, raconte l’histoire d’un catcheur qui essaie de remonter sur le ring, en d’autres termes « un loser incarné par un acteur has been » (Télérama). Des femmes réalisatrices ont aussi tourné de beaux portraits de personnages féminins : Sherrybaby de Laurie Collyer sorti en 2006 ou plus récemment Wendy et Lucy de Kelly Reichardt (2008). Dans le premier film cité, Sherry est une toxicomane qui sort de prison et qui fait tout pour récupérer sa fille : selon Jean François Rauger, « le film décrit une Amérique déglinguée, fonctionnant sur le spectre de structures familiales déstabilisées ou disloquées par l’abandon, la faillite ou la veulerie des pères ». De même, Wendy et Lucy évoque l’histoire d’une jeune femme seule en route pour l’Alaska, mais qui tombe en panne dans une petite ville de l’Oregon : pratiquement sans ressources, elle perd sa chienne et la recherche partout.. « Le visage de Wendy exprime la volonté éperdue de résister à la dureté de la vie »…Wendy et Lucy filme, sans y toucher, la panne sèche de l’Amérique » (Jacques Mandelbaum).
On l’aura compris, ces jeunes réalisatrices ne sont pas vraiment intégrées au système hollywoodien (en général, leurs œuvres ont été connues grâce au célèbre festival du cinéma indépendant de Sundance). Courney Hunt elle-même a éprouvé les pires difficultés à monter son projet : elle réalise d’abord un court-métrage sur le sujet de Frozen River mais mais a eu beaucoup de mal à trouver un financement pour en faire un long métrage. Les studios auxquels elle s’adresse voulaient qu’elle change le scénario et même les actrices (Melissa Leo n’est sans doute pas une vedette assez « glamour » pour Hollywood…). Mais finalement, l’acharnement de Courtney Hunt paye : son film obtient le grand prix du Festival de Sundance en 2008 et le soutien un peu maladroit de Quentin Tarantino (ce dernier parle « d’une merveilleuse description de la pauvreté » -sic- et du « thriller le plus excitant de l’année »…),

Dans le monde glacial des laissés pour compte…
Toute l’action se déroule dans les paysages glacés du nord de l’état de New York, dans la petite ville de Massena toute proche de la frontière du Canada (« la ville de la quatrième côte », comme il écrit sur le panneau à l’entrée de l’agglomération…). Les conditions climatiques y sont particulièrement difficiles au cours de l’hiver (lors d’une séquence du film, le présentateur météo égrène sa litanie de mauvaises nouvelles : des chutes de neige entre 20 et 30 cm, des vents soufflant jusqu’à 70 km/h, une baisse des températures jusqu’à moins 34 degré…).
Dans ce cadre oppressant, le film présente « trois visages de la marginalité » ( Thomas Sotinel). D’abord, Ray elle-même, une femme sans âge et au visage déjà marqué par les épreuves…Elle a été abandonnée par son mari Troy, qui est dévoré par le goût du jeu et qui est parti avec l’agent mis de côté pour acheter une nouvelle maison. Elle doit s’occuper de ses deux enfants, encore à l’école, TJ un adolescent de 15 ans et Ricky, beaucoup plus jeune. Elle occupe un travail de vendeuse dans un magasin, où elle n’est employée qu’à temps partiel. Elle est obligée de tout acheter à crédit : la télévision, la nouvelle maison dans laquelle elle espère emménager…Elle est constamment sous la menace des employés ou des huissiers chargés de percevoir les règlements et qui ne lui font aucun cadeau…En ce sens, le film est une vision prémonitoire assez juste de ce qui va arriver lors de la crise des subprimes : comme l’écrit Thomas Sotinel, « on peut y déchiffrer le mécanisme de ces crédits toxiques accordés à des gens dont les banquiers savaient qu’ils n’étaient pas solvables ». Ray est par ailleurs très économe et elle est obligée de tout compter au cent près : l’essence qu’elle met dans son réservoir, l’argent qu’elle remet à TJ pour leurs repas à l’école…
Face à cette situation difficile, qui la classe dans la catégorie des « working poors », Ray se bat avec détermination. D’abord, il semble bien qu’elle ait elle-même chassé son mari, car « il jouait l’argent de la bouffe », au point même de lui tirer une balle dans le pied. Elle revendique auprès de son employeur Matt pour qu’il lui donne enfin un travail à plein temps, comme il le lui avait promis depuis deux ans (en fait, son patron estime qu’elle n’est pas assez « motivée » : il semble bien qu’il préfère l’autre employée Pat , nettement plus avenante même si elle arrive régulièrement en retard). Elle est aussi sensible au sort de ses deux garçons : elle refuse absolument que TJ quitte l’école pour travailler : elle souhaite qu’il poursuive ses études et qu’il s’occupe de son petit frère. Elle défend même l’image de son mari fugueur ( « c’est un bon père quand il ne joue pas » )mais son fils aîné n’est pas convaincu : « il nous dépouille et s’enfuit juste avant Noël ». Elle se décarcasse aussi pour que Ricky reçoive à Noël le circuit de voitures de ses rêves. Enfin, elle bascule dans l’illégalité quand elle est vraiment acculée en se livrant au trafic d’immigrés clandestins de part et d’autre e la frontière.
Pour se faire, Ray décide de participer aux activités auxquelles se livre Lila, jeune indienne Mohawk de la réserve. Celle-ci présente un visage constamment renfrogné car elle vit aussi une situation très difficile. Elle a perdu son mari et la garde de son enfant, « enlevé » par sa belle- mère dès qu’elle est sortie de l’hôpital. Elle est logée dans la caravane de son beau-frère, perdue au fond des bois. Elle a de plus de graves problèmes de vision, qui la rendent incapable d’assumer certaines tâches (comme caissière dans un magasin ou standardiste…). Pour survivre, elle s’adonne à différents trafics, de part et d’autre de la frontière, avec l’aide d’un réseau de passeurs : elle fait passer d’abord des cigarettes puis des immigrés clandestins. Elle semble d’ailleurs considérer que ce n’est vraiment pas un trafic. Pour elle, il n’y pas vraiment de frontière car tout le territoire, des deux côtés du Saint-Laurent, appartient aux Mohawks. : « c’est du libre échange entre nations », précise-t-elle à Ray. … Lila dépose l’argent ainsi récolté devant la maison de sa belle-mère, pour l’éducation de son bébé.
Enfin, les derniers marginaux, et sans doute les plus déclassés, sont bien sûr les immigrés clandestins qui passent par le Canada pour rejoindre le territoire des États-Unis. Pour une fois, le cinéma américain ne traite pas des flux migratoires du sud des États-Unis : de fait, le sujet a été plus abondamment traité ; du film d’Hebert Biberman , Le Sel de la terre, tourné en 1953 en passant par Lone Star de John Sayles (1996) ou Bread and Roses de Ken Loach (2000), jusqu’au long métrage de Tommy Lee Jones ,Trois enterrements, réalisé en 2005. Dans le film de Courtney Hunt, ces clandestins sont d’origine asiatique (Chinois ou Pakistanais) et ils ont accompli un très long périple : ils sont en plus durement exploités par leurs futurs employeurs, comme Lila l’explique à sa « complice » : le coût du passage est exorbitant et les malheureux sont obligés de travailler de longues années pour rembourser le prix de leur passage. Ray est d’ailleurs stupéfaite de constater leur acharnement à venir aux États-Unis : elle est bien placée pour savoir que le « rêve américain » n’est qu’une illusion… Quand Lila lui explique l’exploitation auxquels se livrent les « esclavagistes », Ray ne peut s’empêcher de s’exclamer : « putain, je rêve! ».

Les laissés pour compte de la société américaine :de la défiance à la solidarité
Mais Courtney Hunt veut aussi montrer que la solidarité entre ces déclassés ne va pas de soi, même s’ils ont les mêmes ennemis…Au début du film, Ray et Lila s’affrontent durement : elles ne se ménagent pas et éprouvent l’une envers l’autre, de solides préjugés. Ainsi, Ray tire un coup de feu dans la caravane de la jeune Indienne quand elle vient récupérer la voiture de son mari et lui confisque l’argent qu’elles ont gagné ensemble, après s’être battue avec elle. Elle ne se montre pas très tolérante à l’égard des Mohawks : elle estime par exemple que « c’est nul de ne pas fêter Noël » alors que cela fait tellement plaisir aux enfants…TJ, son fils aîné, semble d’ailleurs partager le même sentiment : il parle ainsi « d’aller casser du Mohawk » quand il apprend les déboires de sa mère.
De même, Lila est très hésitante au début du film à prendre Ray comme partenaire dans son trafic : « je bosse rarement avec des Blancs », lui précise-t-elle. Elle n’a pas la même conception de la légalité. Elle la traite aussi durement au début de leur relation : elle suggère méchamment que son mari est peut-être parti avec une femme plus jeune et plus jolie qu’elle… Ray est aussi peu sensible au sort des clandestins qu’elle transporte : pour elle, il s’agit de gagner de l’argent rapidement et rien d’autre. Elle devient même franchement paranoïaque quand elle apprend lors d’un voyage au Canada, que les deux personnes qu’elle doit prendre en charge, sont originaires du Pakistan. Victime sans doute du climat de peur aux États-Unis après le 11 septembre, elle les soupçonne clairement d’être des terroristes. C’est pour cela qu’elle jette leur sac « suspect » sur la rivière gelée (en fait, elle apprendra par la suite qu’il contenait l’enfant des deux Pakistanais).
Mais progressivement, les deux femmes vont se rapprocher. Ray en particulier se rend compte de la sincérité de l’amour maternel de sa partenaire : alors que Lila voit son fils avec sa belle-mère dans un restaurant, Ray peut ressentir la douleur qu’éprouve la jeune Indienne. Et petit à petit, elles vont échanger quelques confidences à propos de leurs familles respectives. Ray s’indigne quand Lila lui raconte que son fils lui a été enlevé par sa belle-mère mais celle-ci répond que ces affaires ne regardent pas la justice et se règlent à l’intérieur de la tribu. Les deux femmes subissent le même choc lorsqu’elles s’aperçoivent que le sac qu’elles ont jeté sur la rivière gelée contenait un enfant :elles font immédiatement demi-tour : elles éprouvent le même soulagement lorsqu’il revient à la vie. A la fin du film, alors que la police est à leurs trousses, les deux femmes sont prêtes à se sacrifier l’une pour l’autre. Ray hésite un peu et s’apprête à rentrer chez elle, mais, prise de remords, elle finit par se rendre aux autorités: elle se rend compte qu’elle risque nettement moins que la jeune indienne : elle est blanche, sans casier judiciaire, avec deux garçons à charge…elle ne devrait faire que quelques mois en prison…Elle prend conscience qu’elle s’est beaucoup rapprochée de Lila : quand le policier qui l’arrête lui demande à qui elle va confier ses enfants, elle peut lui affirmer qu’elle les laisse « à une amie »…
Certes, on peut estimer que les héroïnes du film ont des rêves bien petit-bourgeois : Ray tient avant tout à sa maison future (sur son lit, elle regarde sans cesse la brochure qui vante les mérites de son futur logement…Live a dream, comme il est écrit sur la couverture). Lila veut surtout récupérer la garde son enfant…Mais leur combativité est exemplaire : dans cette « lutte pour la vie », elles restent humaines et en plus, découvrent une solidarité qui les rend plus fortes.

    Ainsi, Frozen River est un beau portrait de femmes, au pluriel…Ces deux paumées, Ray et Lila, ont su trouver dans leur amitié et leur complicité la force d’affronter une vie difficile. Comme l’écrit le critique de Positif, Courtney Hunt a réalisé « un film de genre solidaire et féministe , sans tomber dans les pièges du naturalisme ». On peut d’ailleurs constater que certains cinéastes européens ont aussi été «inspirés» par la crise et ceux qu’elle a laissés sur le bord du chemin : des films comme It’s a free world de Ken Loach (2008), Welcome de Philippe Lioret (2008) ou Fish Tank de Andra Arnold (2009) sont de vraies réussites. Comme Frozen River, deux de ces films traitent aussi du problème particulier des clandestins, dont les migrations se sont développées avec la mondialisation. Une manière de montrer que le cinéma est capable d’aborder des sujets sociaux, avec de réelles qualités artistiques et sans tomber dans la mièvrerie…

 

Le colonel Chabert et la société de son temps

Le colonel Chabert, un film de Yves Angelo

France, 1 h 50, 1993

Interprétation : Gérard Depardieu, Fanny Ardant, Fabrice Lucini, André Dussolier

Synopsis :

Paris, février 1817, trois ans après la Chute de l’Empire, l’avoué Derville reçoit la visite d’un vieillard misérablement vêtu. Il assure être Le Colonel Chabert, passé pour mort, à la bataille d’Eylau en 1807. Il avait alors contribué à la victoire en conduisant une charge de cavalerie devenue célèbre. Le vieil homme raconte comment, se réveillant dans un fossé entre des cadavres, il a survécu à ses blessures. Il revient dix ans après et souhaite réclamer son titre, faire valoir ses droits et revivre avec sa femme. Celle-ci, durant son absence, s’est mariée avec Le Comte Ferraud…

Le colonel Chabert et la société de son temps

   Le roman de Balzac et le film d’Yves Angelo se déroulent dans une période particulière de l’histoire de France, un « temps mort » du XIX° siècle, à savoir la Seconde Restauration. Or la compréhension de cette époque est essentielle pour saisir l’arrière plan politique et social de l’intrigue…(le cinéaste et son dialoguiste ont été ainsi amenés à introduire une séquence au début du film, lorsque le comte Ferraud discute avec ses amis ultras, pour exposer le contexte politique…)
En décrivant la société française juste après les bouleversements de la Révolution et de l’Empire , Balzac, et le cinéaste à sa suite, montrent bien toutes les ambiguïtés de cette période charnière et la corruption morale qui règne alors dans l’élite de la société (Lénine, parait-il, appréciait le talent du romancier, pour sa peinture de la décadence des classes dirigeantes…).

La seconde Restauration
L’action du colonel Chabert se déroule donc en 1817 , c’est à dire pendant la seconde Restauration. Louis XVIII, le frère de Louis XVI, rentré d’exil en 1814, avait dû quitter le pays à nouveau pendant les Cent jours, alors que Napoléon 1er revenait au pouvoir..Il revient définitivement en 1815 après la défaite de l’Empereur à Waterloo, avec l’aide des ministres Talleyrand et Fouché . Mais ce ministère ne dure pas, tant les deux hommes sont marqués par leurs liens avec le pouvoir napoléonien (selon la célèbre formule de Chateaubriant, « le vice appuyé sur le bras du crime »). Aux élections d’août 1815, les électeurs envoient une large majorité de candidats royalistes à l’Assemblée (les 9/10 des députés!) : c’est « la chambre introuvable », selon les propres termes du Roi. Mais en 1816, le parti ultra connaît une forte baisse et l’instabilité politique règne jusqu’à la fin du règne de Louis XVIII.
Le frère de Louis XVI , qui est resté en exil en Angleterre jusqu’en 1814, est bien sûr marqué par l’idée de rétablir une forme de société d’ancien régime : la continuité temporelle de la monarchie est restaurée et le temps de la république et de l’empire est annulé : les actes officiels sont datés à partir de la dix-neuvième année de règne (c’est à dire de la mort de Louis XVII en 1795), comme si les évènements survenus entre temps n’avaient jamais existé…Les premiers temps de la seconde Restauration se déroulent dans une atmosphère pesante, de répression et de réaction : la « terreur blanche » en Languedoc et en Provence, l’exécution de certains généraux bonapartistes comme le maréchal Ney, « l’épuration » des fonctionnaires jugés peu fiables (6000 condamnés politiques, au moins un quart des personnels renvoyés).
Mais le roi reste prudent et prend vite conscience qu’un retour radical au système précédent est impossible (comme il l’écrit, « mon système se fonde sur cette maxime qu’il ne faut pas être le roi de deux peuples ». Il accepte la charte de 1814, fortement inspirée par Talleyrand ,et qui entérine certains acquis essentiels de la Révolution : le régime adopté est une monarchie constitutionnelle, avec un suffrage censitaire et un pouvoir législatif exercé par deux chambres (chambres des députés et chambres des Pairs). Le suffrage censitaire est progressivement élargi au cours du règne et quelques lois « libérales » sont adoptées, comme celle sur la conscription de Gouvion Saint Cyr en 1817, qui permet la constitution d’une armée nationale, au grand dam des « ultras »… Surtout, il n’est pas vraiment question de rendre les « biens nationaux » vendus au cours de la Révolution : Louis XVIII ne compte pas revenir au système féodal d’avant 1789 : dans la charte de 1814, il est écrit expressément : « la noblesse ancienne reprend ses titres, la nouvelle conserve les siens. Le Roi fait des nobles à volonté mais il ne leur accorde que des rangs et des honneurs sans aucune exception des charges et des devoirs de la société ».Le gouvernement Villèle propose quand même l’indemnisation des nobles émigrés sous la forme d’une rente versée aux « victimes » (le fameux « milliard des émigrés » ).

La chambre des Pairs
Une des innovations du nouveau régime est la création de la chambre des Pairs dès 1814 par la Charte constitutionnelle. Elle est clairement inspirée de la Chambre des Lords qui existe en Grande Bretagne, où ont séjourné nombre de nobles émigrés. Dans l’esprit de Louis XVIII, cette chambre doit être en harmonie avec la monarchie restaurée et représenter une classe sociale, l’aristocratie. Aussi, les membres devaient être nobles ou le devenir en entrant dans cette instance. Selon plusieurs ordonnances, la chambre des Pairs est composée de membres « de droit » (les Princes du sang) et des membres choisis par le Roi, qui doivent se constituer un majorat (c’est à dire des biens immobiliers ou de rentes qui produisent un revenu fixé en fonction du titre de noblesse). Le titre est aussi héréditaire (« la dignité de pair est et demeure héréditaire, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture »). C’est dans cette institution que le comte Ferraud cherche à rentrer à tout prix : devenir pair serait pour lui l’aboutissement de sa réussite sociale…Mais son mariage avec la veuve Chabert pose quelques problèmes…

« Les vieux débris de la Grande Armée »
    Le colonel Chabert est aussi une évocation des vieux soldats de l’Empereur, encore très nombreux sous la Restauration et surnommés de manière peu élégante, « les vieux débris de la Grande Armée » (sans doute près d’un million est rentré dans ses foyers). Le colonel Chabert, le personnage principal, est évidement un exemple type, peut-être inspiré par des officiers de l’Empereur qui ont réellement existé (selon le dictionnaire Napoléon, la vie de certains officiers supérieurs de l’armée impériale ont pu nourrir l’imagination du romancier comme le colonel Chabert -1764-1851-, qui s’engage dans l’armée dès 1792 : il devient chasseur à cheval en 1805 et participe à plusieurs batailles de l’Empire comme la campagne de Russie en 1812). La plupart végètent dans des conditions misérables car les revenus alloués par l’état sont faibles. En particulier, 20 000 officiers et sous-officiers de l’armée impériale ont été mis en disponibilité et ne touchent qu’une partie de leur solde (ils sont surnommés les « demi-soldes ») : ceux qui ont participé aux Cent Jours ne touchent aucun revenu…. A part le colonel Chabert, Balzac s’est aussi inspiré de ces vieux combattants dans d’autres romans, comme Le Médecin de campagne, en créant les personnages de Goguelat et Gondrin. Dans le roman et le film, Chabert et ses compagnons d’armes (son ordonnance Boutin) vivent dans un dénuement certain : l’avoué Derville est atterré de découvrir les conditions de logement de son protégé, qui dort dans un taudis malodorant. Ces anciens soldats doivent tout à la Révolution et à l’Empire : dans le roman de Balzac, Chabert, enfant trouvé, doit sa gloire et sa fortune à son activité militaire au service de Napoléon Bonaparte : il est déjà à ses côtés lors de la campagne d’Égypte et se fait remarquer par son courage lors de la bataille d’Eylau..
Au cours des opérations auxquelles il participe, et à l’instar des officiers de la Grande Armée, il en profite pour arrondir sa fortune : il avoue d’ailleurs quelques pillages à Derville quand il évoque les objets d’art qu’il a rapportés lors de ses campagnes à l’étranger…Son titre nobiliaire lui a été concédé par l’Empereur lui-même (sous l’Empire, il est le comte Chabert).

La noblesse impériale
De fait, Napoléon 1er a aussi tenté de faire émerger une élite de privilégiés, dont il fera la fortune et qui lui sera toute dévouée. A cet effet, il met en place d’abord la Légion d’honneur en 1802 , et surtout la Noblesse impériale en 1808. Le système nobiliaire voulu par l’Empereur est rationnel et hiérarchisé (il comprend 4 niveaux de noblesse : prince, duc, comte, baron. Au total, près de 3300 titres seront décernés au cours de l’Empire). Il devait récompenser les personnes les plus dévouées à l’Empire, et en particulier les militaires qui se sont distingués sur le champ de bataille (plus de 60 % des titres seront accordés à des membres de l’armée). Napoléon 1er espère aussi rallier à lui une partie de l’ancienne noblesse…Comme on le sait, Chabert permet aussi à sa femme de connaître une ascension sociale fulgurante : il a d’abord connu Rose Chapotel dans une maison de passe du Palais-Royal : aussi, il accepte mal son air condescendant lorsqu’elle fait mine de ne pas le reconnaître..

Des aristocrates revanchards…
Le roman de Balzac et le film de Yves Angelo permettent aussi d’évoquer une autre catégorie sociale, surtout incarnée par le comte Ferraud., la noblesse d’Ancien Régime. Dans le livre , Ferraud est présenté comme le fils d’un conseiller au Parlement de Paris (c’est à dire la noblesse de Robe), qui émigre pendant la Terreur et qui doit abandonner tous ses biens (« s’il sauva sa tête, il perdit sa fortune »). Il revient à l’époque du consulat mais reste fidèle à Louis XVIII : dans le roman, Balzac écrit : « il appartenait à cette partie du Faubourg Saint Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon »…De fait, une partie de la noblesse revient sous l’Empire (en 1802, une amnistie est prononcée envers « tout individu prévenu d’émigration »). Mais les biens nationaux ne sont pas rendus et les aristocrates ont perdu à peu près la moitié de leurs propriétés foncières. Aussi, ils n’acceptent le régime impérial qu’à contrecœur : comme le dit le vicomte de Ségur, « Napoléon, c’est qu’un homme que personne n’aime mais que tout e monde préfère (…) Quel malheur qu’il ne soit pas légitime! » . L’Empereur utilise la séduction et l’intimidation (l’exécution du duc d’Enghein en 1804) : mais les ralliements sont peu nombreux ( Mme de Bouillé, de la Rochefoucauld, Ségur..). Les mariages dans la noblesse d’ancien régime son fortement endogamiques : les alliances mixtes , comme celle du comte Ferraud et de la veuve Chabert dans le roman, sont rares (Fouché, régicide et haut dignitaire du régime impérial, épouse Ernestine de Castellane). Par contre, certains nobles d’ancien régime continuent une opposition feutrée à l’Empereur : « on acceptait honneurs et argent mais on continuait à fronder », avoue le baron de Fremilly…
En tout cas, à l’époque de la Restauration, certains sont tentés par une attitude revancharde : dans le film, les amis ultras de Ferraud comme Chamblin, témoignent d’une hargne certaine à l’égard de Napoléon, à qui ils attribuent des qualificatifs peu amènes : « l’usurpateur », « le petit caporal », l’ogre »…Ils font aussi clairement comprendre à leur ami que son mariage avec la veuve Chabert risque de l’empêcher d’accéder à la Pairie : cette alliance leur semble contre-nature tant cette femme est marquée par son histoire. Comme ils l’expliquent au comte, « il s’agit de ce qu’elle représente, son passé, cette fortune acquise sous l’Empire… ». Ils montrent tout leur mépris envers ces parvenus qui ne doivent leur place qu’à leur lien avec l’usurpateur (« elle dansait avec des maréchaux qui ciraient nos bottes »). Aussi, ils suggèrent fortement à Ferraud de répudier son épouse et de s’allier à une héritière d’une grande famille au blason irréprochable, comme celle du baron de Courcelles qui a justement trois filles…Ferraud, qui ne néglige rien pour assouvir son ambition (il multiplie les rencontres avec les personnes qui pourraient lui être utiles), est embarrassé…Ainsi, en rentrant en France, le colonel Chabert se retrouve dans des luttes de pouvoir en qui le dépassent : on comprend que ce spectacle le dégoûte et l’amène à se retirer du monde, laissant à Derville le rôle du justicier.

  En tout cas, la description que Balzac (et le film) font de la société en France à l’époque de la Restauration est sans concession : les valeurs de loyauté et de courage sont peu de choses devant la brutalité des ambitions et il n’est pas sûr que la morale l’emporte., même si Rose Chapotel sera sans doute punie pour ses intrigues. Le film est donc bien fidèle à l’œuvre littéraire, en évoquant aussi la dimension historique du roman de Balzac : outre la qualité des dialogues et de l’interprétation, on peut estimer l’adaptation réussie aussi de ce point de vue.