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L’Indien dans le cinéma américain : l’histoire d’une reconnaissance…

L‘indien dans le cinéma américain : L’histoire d’une reconnaissance…

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Cœur de tonnerre)

  Au delà de son interêt proprement cinématographique, Cœur de Tonnerre, le film de Michael Apted permet d’évoquer un sujet récurrent surtout dans les westerns : l’image de l’Indien dans le cinéma américain. De ce point de vue, Cœur de Tonnerre s’inscrit dans un contexte précis : le renouveau du film pro-indien après la réussite inespérée du film de Kevin Costner, Danse avec les loups...Mais il présente en plus un aspect original par rapport à la production antérieure : le film de Michael Apted décrit des Indiens contemporains, en lutte pour la défense de leurs droits dans les années 1970.

Des Indiens humains
Auparavant, on peut rappeller les grandes étapes de la représentation de l’Indien dans la production holywoodienne.
Dans les temps « héroïques » du Muet, l’image de l’Amérindien est sans doute plus nuancée qu’on a longtemps cru (voir à ce sujet les analyses de Jean-Louis Leutrat et de Georges -Henri Morin ou la rétrospective organisée par la Cinémathèque sur les westerns des années 1910 en novembre 1997). Comme l’écrit Claudine Kaufmann, « l’Indien y est traité à l’égal des Blancs, il est même souvent paré de vertus qui font cruellement défaut à ces derniers ». Beaucoup de ces productions ont souvent une dimension ethnologique, comme ces Indian Stories réalisés entre 1900 et 1914 et qui prétendent reconstituer la vie et les coutumes des Indiens (d’autant qu’il existe encore quelques survivants de l’époque héroïque…). David W. Griffith présente des personnages d’Indiens qui bénéficient d’un traitement plutôt favorable : ce sont des incarnations du bon Sauvage dans la tradition du XVIII° (ce n’est alors pas le cas des Noirs représentés dans les films du réalisateur de Naissance d’une Nation…) ; Thomas Ince est un admirateur de la race indienne et essaie de donner une image juste et sensible des Peaux Rouges ( The Great Massacre en 1912, The Way of the mother en 1913) : il n’hésite pas à recruter de véritables Indiens, d’ailleurs habitués au spectacle (ils ont souvent participé au Wild West Show de Buffalo Bill). Dans les années 1920, on peut aussi relever plusieurs films qui affichent un parti-pris pro-indien. Ainsi, The Silent Enemy de H.P Carver (1930) décrit les activités d’une tribu isolée dans les forêts canadiennes, un peu à la manière d’un Robert Flaherty évoquant les mœurs des Esquimaux dans Nanouk of The North (1920).

L’Indien , un obstacle à la conquête de l’Ouest
Mais progressivement , le discours sur les Indiens change de ton : « l’avènement du Parlant et l’élargissement du marché du western ont contribué à canoniser cette image négative de l’Indien sanguinaire que nous connaissons tous » (Raphael Bassan, revue du Cinéma, n° 435). C’est en effet l’époque où un certain nombre de réalisateurs prestigieux (John Ford, Cecil B.DeMille, Raoul Walsh, King Vidor,…) élabore la forme classique du western. Or, la mythologie de l’Ouest mise au point par ces cinéastes est sans pitié pour les premiers occupants du continent américain : les Indiens deviennent un obstacle à éliminer, dans la marche irrésistible vers l’Ouest. Il n’est pas question qu’ils puissent entraver le « destin manifeste » du peuple américain et ils s’apparentent aux divers fléaux naturels comme la grêle ou l’orage, que les colons devaient affronter dans la Prairie.
Aussi, leur image dans la production hollywoodienne se dégrade sérieusement : les Indiens apparaissent comme une masse anonyme de sauvages hostiles et cruels (quand un personnage indien est individualisé, il est souvent incarné par un acteur à l’aspect patibulaire, comme Wallace Beery en Mangua dans le premier Dernier des Mohicans, ou comme Boris Karloff en chef des Senecas dans Les Conquérants du Nouveau Monde de Cecil B. DeMille…). On s’intéresse fort peu à leur manière de vivre : le village indien apparaît surtout lors de la classique scène où le Blanc est torturé au milieu de Peaux-Rouges hurlants (Gary Cooper dans Les Aventures de Buffalo Bill du même Cecil B.DeMille). Ils frappent brusquement, apparemment sans (bonne) raison, et ne l’emportent sur les Blancs, que lorsqu’ils profitent d’une supériorité numérique écrasante ( comme par exemple dans la séquence de Little Big Horn dans La Charge fantastique de Raoul Walsh).
Il existe bien sûr des exceptions et les cinéastes que nous avons cité ont souvent assez de talent pour ne pas apparaître trop manichéens. King Vidor par exemple raconte dans NorthWest Passage l’odyssée d’une troupe de Rangers qui ravage avec sauvagerie…un village indien. William Wellman évoque dans Buffalo Bill (1944) l’histoire d’un des personnages les plus illustres amis en trace un portrait nuancé :le héros qu’il nous présente est plutôt fragile ,au point de culpabiliser d’avoir tué son ami Cheyenne, le chef Main Jaune.
Mais, en général le western classique laisse peu d’espace aux Amérindiens. Le Mythe de l’Ouest n’est pas prêt d’être remis en cause, d’autant, que, dans ces années 1930, l’Amérique s’est mise à douter d’elle-même après le krach économique et qu’elle a grand besoin d’un fondement idéologique solide…

Vers la reconnaissance
La période des années 1950 est celle du doute. Certes, l’idéologie maccarthyste fait peser une chape de plomb sur la production hollywoodienne, mais certaines questions se posent en termes différents. Au moment où la lutte des Noirs pour leurs droits s’intensifie, certains réalisateurs s’attachent à présenter les Indiens comme des êtres humains sensibles et surtout doués de valeurs morales. Dans le très célèbre film de Delmer Daves Broken Arrow (1950), le chef Apache Cochise est un honnête homme, qui préfère une bonne paix à une mauvaise guerre ( ce film a la réputation, un peu usurpée, d’être le premier western pro-indien…). Les personnages indiens commencent à être « aimables », c’est à dire susceptibles de provoquer l’amour des Blancs comme Sonseeaharay qui attire James Stewart dans le film de Delmer Daves ou la jeune Indienne Teal Eye qui séduit le compagnon de Kirk Douglas dans La Captive aux yeux clairs d’Howard Hawks (1952) (on remarquera quand même que les réalisateurs n’osent pas encore proposer le schéma inverse : une jeune femme blanche attirée par un Indien…).
Mais cette représentation nouvelle, qui témoigne d’une réelle sympathie des cinéastes pour la cause indienne, a quand même ses limites. D’abord, les personnages d’Indiens sont encore interprétés par des acteurs…blancs, comme Jeff Chandler, Anthony Quinn, Robert Taylor, Burt Lancaster…Surtout, on fait la différence entre le « bon » Indien qui veut traiter avec les Blancs et s’intégrer à leur monde, et le Peau-Rouge extrémiste qui refuse toute concession, genre Geronimo (on retrouve cette opposition dans le film de Delmer Daves). Dans La Porte du Diable , Anthony Mann évoque justement les difficultés de Lance Poole (Robert Taylor), métis Indien qui a combattu dans les rangs de l’Union, à trouver sa juste place dans le monde des Blancs…

Une image retournée
Dans les années 1960-1970, la représentation de l’Indien évolue encore, à un moment où l’Amérique connaît d’importants mouvements politiques et sociaux. : la contestation à la guerre du Vietnam s’étend, en particulier dans la jeunesse étudiante, le mouvement noir se radicalise, après les déceptions des actions non-violentes (Malcom X et la Nation of Islam, les Black Panthers). C’est à cette époque qu’un mouvement original apparaît dans la communauté amérindienne : En 1968, est fondé à Minneapolis (Minnesota) l’American Indian Movement (AIM), qui tente de fédérer l’ensemble des tribus du continent. Plusieurs actions spectaculaires sont entreprises, comme les occupations de l’ile d’Alcatraz (1969) et du site de Wounded Knee (1973), ou la longue marche de San Francisco à Washington entre février et juillet 1978. Une lutte juridique acharnée est aussi menée pour empêcher certaines grandes compagnies d’énergie, soutenues par l’État fédéral, de mettre la main sur les richesses minérales situées dans les réserves indiennes ( dans ces territoires, se trouvent 30% du charbon des États-Unis, 30% du pétrole, 90% de l’uranium…). C’est justement toutes ces luttes qui constituent le contexte historique dans lequel évoluent les personnages de Cœur de Tonnerre
A cette époque, une nouvelle génération de cinéastes souvent « libéraux » (c’est à dire aux États-Unis plutôt à gauche voire à l’extrème-gauche…) représente les Indiens de manière radicalement nouvelle (on donne parfois à l’ensemble des films qu’ils ont réalisé, le nom de wilderness cycle cycle de la vie sauvage– car la plupart évoquent une époque où l’Ouest est encore sauvage…).
D’abord, comme à l’époque du Muet, la vie quotidienne des Indiens est montrée de manière réaliste : les acteurs sont cette fois vraiment Indiens (le savoureux Chief Dan George dans Little Big Man, Will Sampson dans Josey Wales), les coutumes décrites avec précision (par exemple la Danse du Soleil dans Un Homme nommé Cheval d’Elliot Silverstein). Certains dialogues sont même interprétés en langue indienne ( dans Les Cheyennes de John Ford…). Surtout, le monde indien apparaît comme largement supérieur à celui des Blancs et les héros ne cachent pas leur préférence (comme le personnage interprété par Dustin Hoffmann dans Little Big Man). Les Indiens vivent en harmonie avec la Nature, ne tuant les animaux que par nécessité et leur vie sexuelle semble épanouie (la représentation des villages indiens présente plus d’une analogie avec celle des communautés hippies…). A l’inverse, les Blancs ont une image particulièrement négative : ils sont violents, cruels, hypocrites, attirés par l’appât du gain. Certains personnages légendaires sont dépeints avec férocité, comme le général Custer présenté comme un fou mégalomane dans Little Big Man. Pour la première fois, des réalisateurs américains évoquent avec précision des épisodes du génocide des Indiens, comme le massacre de Sand Creek dans Soldier Blue ou celui de la Washita dans le film d’Arthur Penn. Ces séquences devaient d’ailleurs rappeler aux spectateurs américains de l’époque d’autres atrocités commises par l’armée des États-Unis, mais cette fois dans des villages vietnamiens (comme la destruction du village de My Lai en 1968).
Ainsi, des années 1930 aux années 1970, l’image de l’Indien a été presque « retournée » : l’Amérindien n’a plus le rôle négatif d’antan, il est devenu le symbole d’un « Paradis perdu », saccagé par l’arrivée intempestive des Blancs sur le continent…

   Au cours de la période suivante, l’image de l’Indien s’estompe dans le cinéma américain…D’abord parce que le genre du western connaît un déclin peut-être irréversible (le nombre de films de ce genre diminue de façon sensible : une demi-douzaine entre 1980 et 1990 contre plus de quarante dans la décennie précédente…). Les « grands » cinéastes du genre se font rares : la carrière de Sam Pekincpah s’achève, alors que celle de Clint Eastwood démarre, mais celui-ci ne tourne qu’un western, Pale Rider à cette époque…Le contexte politique a aussi changé : le mouvement de contestation des Indiens a été étouffé par la répression brutale du FBI, notamment après l’occupation de Wounded Knee. Signe des temps, Michael Cimino réalise en 1980 La Porte du Paradis, qui décrit l’âpreté des luttes sociales lors de la Conquête de l’Ouest…Mais cette vision est trop dérangeante pour le public américain comme pour les studios hollywoodiens et le cinéaste subit un échec cinglant…

Autour de Danse avec les loups
Aussi, le succès du film de Kevin Costner en 1991 constitue presque un paradoxe : il intervient en effet dans une Amérique post-Reagan, qui prône le retour aux valeurs traditionnelles. Le président Républicain, lui-même acteur dans plusieurs westerns, ne manquait pas de donner en exemple le courage et la volonté de ces pionniers de l’Ouest. Le film de Kevin Costner, qui se situe bien dans la lignée des films pro-indiens des années 1960-1970, obtient donc un succès qui surprend la profession (la maison de production Orion tergiverse longtemps avant de financer le projet…). D’autant que l’acteur-réalisateur ne semble faire aucune concession. Il s’assure de la caution scientifique d’un universitaire Sioux, Albert White Hat, qui lui fournit tous les détails nécessaires à une reconstitution authentique : en particulier, le spécialiste a traduit les dialogues interprétés par les personnages indiens en langue Lakota et un tiers du film est présenté en version originale Sioux sous-titrée , une hérésie, aux États-Unis… Costner, qui ne s’était pas fait une réputation d’acteur engagé, n’a pas caché ses intentions : « le film décrit un chapitre de l’Histoire américaine que tout le monde connaît mais refuse d’appeler un génocide. On a exterminé les Indiens et détruit toute leur culture pour posséder leur terre ». C’est après le succès reconnu par toute la profession (Danse avec les loups a reçu 7 Oscars…) qu’Hollywood s’est intéressé à un thème si prometteur de bénéfices…Désormais « L’Indien apparaît sous les dehors les plus sympathiques qui soient : il est naturel, il est bio, il est light » (Bernard Geniès, Nouvel Observateur, 1992). En d’autres termes, il est devenu « historiquement correct » et parfaitement consommable…Plusieurs des réalisateurs « blancs » apprécient en particulier l’écologie « naturelle » des peuples indiens.. Kevin Costner, Michael Apted ou Val Kilmer, qui sont parfois eux-mêmes des militants de la cause écologiste, apprécient le respect que portent les Amérindiens à leur environnement…Ils sont sensibles aux luttes menées dans les réserves contre l’exploitation intensive des matières premières par certaines grandes entreprises privées…

Une brèche est ouverte dans laquelle vont s’engouffrer quelques cinéastes, sincèrement sympathisants de la cause indienne (sans oublier certains acteurs comme Robert Redford qui ont mené un long combat pour réaliser ou produire des oeuvres courageuses… ). Leur démarche a aussi l’interêt d’évoquer les problèmes les plus contemporains des Amérindiens. C’est ainsi en 1992 que Michael Apted réalise avec l’aide de Redford , deux films qui évoquent dans des registres différents (un documentaire et une fiction) des incidents qui se sont produits dans la réserve indienne de Pine Ridge au Dakota du Sud. Incidents à Oglala est une enquête minutieuse sur la mort de deux agents du FBI survenue dans ce territoire…Le film met en évidence la misère de ces populations laissées à l’abandon et les manupilations du FBI dans sa lutte acharnée contre les militants de l’AIM…Dans Coeur de Tonnerre, un agent du FBI d’origine indienne, interprété par Val Kilmer, est envoyé dans la réserve sioux pour élucider un meurtre : il s’oppose à des responsables Indiens corrompus et dévoile une conspiration montée pour s’emparer des richesses situées sur le territoire indien…En passant, il renoue avec les valeurs de son peuple…C’est la même année qu’est réalisé Dark Wind par Errol Morris, une adaptation d’un des célèbres romans de Tony Hillerman (le héros de ses livres est un policier Navajo Joe Leaphorn) , ainsi que Le Dernier des Mohicans réalisé par Michael Mann . Dans ce dernier film, Le cinéaste adopte d’ailleurs une démarche assez voisine de celle de Costner : il se dit sensible à « l’injustice faite aux Indiens » (…) On les a exterminés, on a annihilé leur culture et l’idéologie coloniale qui les a anéantis est loin d’être morte ». Le principal héros indien du Dernier des Mohicans, Chingachook, dit à son fils adoptif Œil de Faucon : « la frontière avance avec le soleil et elle chasse l’homme rouge hors des forêts sauvages. Jusqu’au jour où il ne restera plus rien. Plus de frontière…Alors notre race n’existera plus ou ne nous ressemblera plus ».
Ces cinéastes ont aussi récupéré comme interprètes des vétérans des luttes de l’AIM des années 1970, comme s’ils avaient voulu donner une garantie de plus de leur sincérité…John Trudell, qui joue dans les deux films de Michael Apted comme témoin et comme acteur, a été l’un des principaux militants du Red Power. Il a participé à tous les actions d’éclat (Alcatraz, Wounded Knee,…) et présidé le mouvement pendant plusieurs années…Il l’a d’ailleurs payé cher : le FBI l’a longtemps pourchassé et sa famille a disparu dans un incendie suspect…Russel Means, qui interprète Chongachook dans Le Dernier des Mohicans, est l’un des cofondateurs de l’AIM et porte parole des Indiens lors de l’occupation de Wounded Knee.
Mais cet engouement pour le monde indien semble déjà retombé : certes, des personnages amérindiens sont apparus dans quelques films récents (Dead Man de Jim Jarmush en 1996, Sunchaser de Michael Cimino en 1996, The Brave de Johnny Depp en 1997). Geronimo de Walter Hill est même consacré totalement aux derniers temps du chef Apache ( ce film a notamment le mérite de dénoncer la manipulation historique qui consistait à présenter le méchant Geronimo opposé au bon Cochise, en oubliant d’évoquer la déportation tragique des Apaches en Floride…). Mais, les Amérindiens ont considéré ces films réalisés par des Blancs avec une méfiance certaine. Russel Means est sans indulgence pour les films de Michael Apted et dénigre Danse avec les loups, sorte de « Lawrence des Plaines », qui permet au public américain de « ne pas se sentir coupable ». Un autre film PowWow Hihgway réalisé à la même époque par Jonathan Wacks (1989) a aussi choqué certains membres de la communauté car il présentait des personnages trop stéréotypés d’Indiens ivrognes et violents. Graham Greene, qui a joué dans Danse avec les loups et Cœur de Tonnerre, dénonce les nouveaux clichés des cinéastes blancs à propos des rôles qu’on donne aux Amérindiens : « maintenant que nous sommes plus les « méchants » ou les « nobles » de service, les réalisateurs se sentent presque tous obligés de faire de l’Amérindien un être mystique, forcement en quête de ses racines »… Les producteurs d’Hollywood restent aussi prudents et hésitent à confier des rôle de premier plan à des acteurs indiens : le personnage de Jim Chee dans Dark Wind est interprété par Lou Diamond Phillips connu pour sa prestation dans La Bamba, et Val Vilmer s’est donné bien du mal à faire la preuve de la pureté de son ascendance indienne. Enfin, on peut constater, qu’à l’inverse des Afro-américains, les réalisateurs indiens ont du mal à faire entendre leur différence. Leur existence est avérée mais peu connue du grand public. Ces cinéastes indiens émergent après les luttes des années 1970 mais sont surtout des documentalistes. Par la force des choses, car la réalisation d’une fiction suppose un budget conséquent, en général inaccessible…On peut ainsi citer Victor Masayesva, Phil Lucas, Chris Spotted Eagle, qui a dénoncé les conditions de vie des détenus indiens dans The Great Spirit Within The Hole (1983). Plusieurs d’entre eux sont d’origine canadienne comme Alanis Obomsawin (elle a pu tourner, avec l’aide de l’Office National du Film de Montréal une enquête sur les incidents qui avaient opposé les Indiens Mic-Mac et les autorités du Québec…). Les œuvres de fiction sont rares mais on peut mentionner le film de Bob Hicks, Return of the Country (1982), première œuvre de ce genre réalisée par un Indien. Le ton est aussi original car ce court-métrage est une satire décapante, où l’un des personnages imagine un monde à l’envers : un Président Indien, une réserve blanche…Mais la diffusion de ces films reste confidentielle (en général, des festivals ou des chaînes de télévision spécialisées) et aucun cinéaste indien n’a réussi le cross-over (c’est à dire être entendu au delà de sa propre communauté), comme ont pu le faire des réalisateurs afro-américains comme Spike Lee ou Mario Van Peebles…Comme l’écrit Paul-Louis Thirard, « le sort du peuple indien est fort différent (comme le montre le cinéma aussi, reflet du réel) de celui du peuple noir, différemment opprimé, différemment contestataire. En théorie, rien n’empêcherait la « mise en spectacle » de l’exploitation indienne de donner lieu à la même commercialisation que celle de la vie de Malcom X. Mais malgré quelques échos, on ne semble pas (pas encore) en être là » (Positif, n° 383, janvier 1993). Peut-être les Indiens payent-ils leur refus de s’intégrer à la société blanche…Leur présence à l’écran reste marginale comme leur existence dans l’Amérique d’aujourd’hui…
Au terme de cette rapide étude, on mesure à quel point l’image de l’Indien a varié et a été sensible à la conjoncture idéologique. Cette évolution est presque cyclique : d’une vision quasi rousseauiste dans les films du Muet, on est passé à une représentation de l’Indien presque diabolique…Après guerre, est venu le temps des remises en cause et de la réhabilitation. Au bout de près d’un siècle, les Indiens ont quand même obtenu du cinéma américain qu’il reconnaisse leur différence..On peut même estimer que certains de leurs auteurs, chanteurs, et même cinéastes d’origine indienne sont parvenus à faire entendre leur différence : Sherman Alexie et Jim Welsh dans la littérature, John Truddel dans le rock ou encore Chris Eyre, qui réalise en 1998 Phoenix Arizona , film entièrement mis en œuvre par des Indiens .

 

FILMOGRAPHIE (TRÈS ) SÉLECTIVE :
L’époque du Muet :
Le Dernier des Mohicans (The Last of the Mohicans) : Maurice Tourneur, Clarence Brown (1920)
The Silent Enemy : HP Carver (1930)

Le Western classique :
Une aventure de Buffalo Bill (The Plainsman) : Cecil B. DeMille (1936)
La Chevauchée fantastique (Stagecoach) : John Ford (1939)
La Charge Fantastique (They Died with tier boots on) : Raoul Walsh (1942)

Les années 1950 :
La Flèche brisée (Broken Arrow) : Delmer Daves (1950)
La Porte du Diable (Devil’s Doorway) : Anthony Mann (1950)
La Captive aux yeux clairs (The Big Sky) : Howard Hawks (1952)
Bronco Apache (Apache) : Robert Aldrich (1954)
Le massacre de Fort Apache (Fort Apache) : John Ford (1947)
Les Cheyennes (Autumn Cheyenne) : John Ford (1964)

« Le cycle de la sauvagerie » :
Willie Boy (Tell Them Willie Boy Is Here) : Abraham Polonsky (1969)
Soldat Bleu (Soldier Blue) : Ralph Nelson (1970)
Un Homme nommé Cheval (A Man Called Horse) : Elliot Silverstein (1970)
Little Big Man : Arthur Penn (1971)
Jeremiah Johnson : Sidney Pollack (1972)

Les années 1990 :
Danse avec les loups ( Dancing With The Wolves) : Kevin Costner (1991)
Le Dernier des Mohicans (Last Of the Mohicans) : Michael Mann (1992)
Incident à Oglala : Michael Apted (1992)
Cœur de Tonnerre (Thunderheart) : Michael Apted (1992)
Geronimo : Walter Hill (1993)
Dead Man : Jim Jarmush (1996)
Sunchaser : Michael Cimino (1996)
The Brave : Johnny Depp (1997)
Phoenix Arizona (Smoke Signals) : Chris Eyre (1998)

Bertrand Tavernier et l’Histoire

 Bertrand Tavernier et l’Histoire

(cet article a été rédigé pour le dossier sur La vie et rien d’autre)

Bertrand Tavernier a toujours clairement indiqué son goût pour l’Histoire. Il dit s’être initié très jeune au roman historique (Balzac, Zola, Hugo, Dumas, etc.) et s’être intéressé plus tard aux mémoires, chroniques, journaux de personnages de différentes époques, autrement dit à la « matière brute » de l’historien.
La filmographie de Tavernier témoigne de son intérêt . On peut citer au moins cinq œuvres dont le sujet est historique : Que la fête commence (1974), Le juge et l’assassin (1975), La passion Béatrice (1987), La vie et rien d’autre, La Guerre sans nom (1991). Même dans ses autres longs métrages, il ne laisse jamais ses personnages sans références historiques. Comme son maître, John Ford, il semble répugner à cadrer « serrer » et préfère cadrer « large » : « J’ai besoin de savoir ce qu’il y a autour des personnages, ce qui les conditionne, ce qui les fait vivre ». Ainsi, Coup de torchon n’est-il pas seulement l’adaptation réussie de « 1275 âmes« , de Jim Thompson, c’est aussi une description grinçante de la société coloniale de l’Afrique, entre les deux guerres.

Tavernier appartient aussi à une génération de réalisateurs que l’Histoire a passionnée et inspirée (René Allio, Franck Cassenti, Jean-Louis Comolli…). Il fait ses premiers pas de cinéaste (L’horloger de St-Paul, en 1973) à une époque où le film historique est en plein essor. Dans les années 1970, le genre est abondamment représenté : des Camisards de René Allio en 1971, à L’ombre rouge, de Jean-Louis Comolli en 1981, en passant par bien d’autres films : Stavisky, d’Alain Resnais (1974), Lacombe Lucien de Louis Malle (1974), Les guichets du Louvre de Michel Mitrani (1974), Souvenirs d’en France d’André Téchiné (1975), Section spéciale de Costa-Gavras (1975), Moi, Pierre Rivière de René Allio (1976), Monsieur Klein de Joseph Losey (1976), sans compter les œuvres réalisées par Tavernier lui-même.
Ces cinéastes ont bien sûr des visions différentes de l’Histoire, mais la même démarche initiale. D’abord, ils veulent rompre avec les cinémas « historiques » qui les ont précédés ou qui les suivent : ils rejettent le film à costumes, anecdotique et centré sur un grand personnage (par exemple, Si Versailles m’était compté de Sacha Guitry, ou Austerlitz d’Abel Gance) et aussi le genre comique-troupier (La Grande vadrouille de Gérard Oury, ou pire encore, la série de la Septième compagnie). Les plus convaincus d’entre eux (Allio, Cassenti, Comolli) sont aussi sensibles aux thèmes développés par les historiens de « la Nouvelle Histoire », qui commencent alors à se faire connaître (les plus éminents représentants de cette école sont reçus sur le plateau d’Apostrophes, de Bernard Pivot, en février 1979). Cette nouvelle approche de l’Histoire leur paraît féconde, notamment pour renouveler le genre du film historique : l’intérêt de la Nouvelle Histoire pour les mentalités, pour les oubliés de l’Histoire, pour une approche plus sociale, tout cela séduit ces réalisateurs. Certains y voient même l’occasion de mettre en pratique leurs convictions politiques (la plupart sont de sensibilité soixante-huitarde, avec toute l’ambiguïté que ce terme recouvre…). Franck Cassenti affirme ainsi que, « comme Georges Duby, l’Histoire qui l’intéresse c’est l’Histoire sociale, et que cette Histoire est toute l’Histoire » .
Bertrand Tavernier participe pleinement à ce renouveau du film historique, comme en témoignent plusieurs aspects de son œuvre. Ainsi, comme les autres cinéastes de son époque, il refuse les héros officiels, les grandes figures obligées de l’Histoire. Par le choix de ses personnages, il montre une attirance pour les seconds couteaux, les héros plus anonymes : le magistrat et le vagabond « fou de dieu », le seigneur crève-la-faim, le commandant pacifiste… Il n’hésite pas à faire intervenir les masses, les foules anonymes qui reprennent l’Histoire à leur compte : Que la fête commence se termine par une révolte paysanne, et Le juge et l’assassin par une grève ouvrière. Même quand Tavernier choisit un « grand » comme personnage principal, il prend un quasi-inconnu du grand public, maltraité par le cinéma, mais aussi par l’historiographie. Il s’agit bien sûr du Régent, Philippe d’Orléans, héros de Que la fête commence. Tavernier le décrit comme un homme moderne, par son désir de réforme, mais aussi par son mal de vivre..
Par le choix des périodes qu’il traite, le réalisateur montre aussi son goût pour les périodes de transition, où un monde finit, alors que le suivant n’est pas encore commencé. D’une certaine manière, comme les représentants de la Nouvelle Histoire, il évite la chronologie des grands événements imposés par l’Histoire officielle. Il nous décrit ainsi les lendemains du règne du Grand Roi, la dureté des luttes sociales dans la France de la Belle Époque, l’Afrique coloniale dans les années 1930, la France de la Guerre de cent ans… En somme, des avant ou des après-guerres, des moments où l’histoire a un goût souvent amer.

Comme d’autres cinéastes des années 1970, Tavernier veut aussi dépoussiérer le film historique, aller contre une représentation costumée du passé. Il explique ainsi sa démarche: « Je voulais casser le côté antiquaire, le côté musée. Trop souvent, les metteurs en scène font jouer les comédiens avec notre décalage culturel. Ils les font s’extasier devant les tableaux. Or, à l’époque, on passait devant une toile de Watteau sans s’arrêter : j’ai même appris que les gens jouaient aux fléchettes sur les tableaux »… Pour la préparation de ses films, Tavernier fait ainsi preuve d’une grande rigueur dans la recherche documentaire. Jean Cosmos, scénariste de La vie et rien d’autre, affirme qu’avec « des cinéastes comme Bertrand Tavernier, certains acquis de la Nouvelle Histoire ont été assimilés ». Le recours aux sources brutes et aux ouvrages de référence les plus sérieux devient la règle. Tavernier consulte les travaux de Le Goff et Duby pour réaliser La passion Béatrice et ceux de Pierre Goubert pour La fille de d’Artagnan (en particulier, la séquence où le jeune roi reçoit sa dernière leçon de Mazarin). Cosmos a raconté les difficultés que Tavernier et lui-même avaient rencontrées pour trouver les renseignements sur les disparus de la guerre de 1914-18, et finalement, le véritable travail de recherche qu’ils avaient dû effectuer (un ancien combattant témoin, René Vincent, a d’ailleurs été sollicité tout au long du tournage). D’autres cinéastes adoptent la même démarche : ainsi, Allio consulte-t-il l’historien J.P. Peter pour Moi, Pierre Rivière et Médecin des lumières ; ainsi Comolli utilise-t-il les écrits de l’Italien Rossi pour évoquer une communauté socialiste au Brésil dans La Cécilia. Bertrand Tavernier met un point d’honneur à soigner la reconstitution du cadre historique, « en l’état des connaissances », sans enjoliver la réalité. A propos de La fille de d’Artagnan » il explique : « Je me suis dit qu’une rue de Paris de l’époque devait ressembler à une rue de New Delhi aujourd’hui : nous avons donc mis 200 personnes dans un décor très étroit, très boueux ». Dans La passion Béatrice, il nous présente un Moyen-Age « vu de l’intérieur », comme l’a écrit Jean-Luc Douin. Dans les scènes domestiques, il ne manque rien : la façon de manger, de se coucher, de prendre un bain, jusqu’au peigne en os authentique qui traîne négligemment sur la table de Béatrice… Mais dans ce film ambitieux, Tavernier cherche aussi à nous représenter la mentalité des gens de l’époque, la « religiosité frémissante du temps » (la poupée qu’on confie à une apprentie sorcière, la recluse enfermée dans sa cabane, les orties qu’on se frotte sur la langue en pénitence, etc.), la conception médiévale de la femme (« les garces n’ont pas d’âme »). Le cinéaste affirme souvent qu’il veut s’immerger dans les époques qu’il évoque. Il précise ainsi ses intentions à propos de Que la fête commence : « Je voulais qu’on oublie que les personnages étaient en costume, que l’on se sente proche d’eux, aussi proche que s’ils étaient en complet veston ». Selon la formule de Jean Rochefort, « faire comme si la caméra avait été inventée en 1778 ».

Là où Tavernier rejoint également les cinéastes de sa génération (mais se distingue des historiens de la Nouvelle Histoire…), c’est dans sa volonté d’affirmer ses engagements. Il se plaît à citer Brecht : « La pluie tombe de haut en bas et tu es mon ennemi de classe ». L’opinion de Tavernier est toujours clairement lisible, visible sur l’écran. Les séquences finales de Que la fête commence et du Juge et l’assassin ne laissent aucun doute sur les convictions du réalisateur (ces épilogues ont d’ailleurs indisposé certains critiques ou historiens, comme Leroy-Ladurie, qui parle de « chromo soviétique » à propos de la fin du Juge).
De toute façon, il est impossible, selon Tavernier, d’évoquer l’Histoire sans qu’il y ait retour sur le présent : « Je ne vois pas comment on peut traiter l’Histoire sans la relier à notre sensibilité actuelle » (cette lucidité a dû ravir Marc Ferro…). Il ne se prive pas de souligner les analogies plus ou moins évidentes entre les périodes qu’il traite et la situation contemporaine. Parlant de Que la fête commence, Tavernier précise que « ces traits sociaux et culturels apparaissent étrangement contemporains, sans que nous ayons besoin de les actualiser : l’inflation, la colonisation, le régionalisme breton »… Le discours critique contre la bourgeoisie du Juge, en plein triomphe du libéralisme giscardien, n’a pas échappé aux critiques de l’époque. Même La passion Béatrice, dans sa façon d’évoquer la religion au Moyen-Age, a intéressé les journalistes américains, qui y ont retrouvé certains comportements de leurs compatriotes.
D’ailleurs, Tavernier n’aime pas seulement l’Histoire au passé, mais, si l’on peut dire, « l’Histoire qui se fait », et ses films ont souvent traité des sujets d’actualité : les rapports parents-adolescents dans L’horloger de Saint-Paul, la déprime des enseignants dans Une semaine de vacances, l’affairisme immobilier dans Les enfants gâtés, ou plus récemment, le problème de la drogue et de sa répression dans L 627 (depuis, Tavernier a tourné actuellement L’appât, qui raconte l’histoire de trois jeunes délinquants).

Mais Tavernier a une vision quelque peu différente des cinéastes les plus engagés dans la Nouvelle Histoire (on pense en particulier à René Allio, dont la démarche semble d’une implacable rigueur). Ainsi, il n’a jamais caché son goût pour le genre « films de cape et d’épée », à la Ricardo Freda (auquel il rend constamment hommage : La passion Béatrice lui est dédié et Freda est l’auteur du projet initial de La fille de d’Artagnan). Tavernier semble notamment être obsédé par la crainte de « faire ennuyeux », « didactique » : il affirme ainsi à Jean-Luc Douin dans Télérama qu’il veut « parvenir à ce que les gens ne voient pas ses films comme des cours d’Histoire ». Son rêve semble être de réussir la synthèse entre la rigueur historique et la distraction populaire (La fille de d’Artagnan pourrait être le modèle de cette tentative). D’où son goût pour les détails piquants, amusants, qui vont retenir l’attention du public. Que la fête commence, surtout, multiplie les clins d’œil : le médecin nommé Chirac, les autonomistes bretons qui barrent les routes en déversant des pommes, le ton libertin des dialogues… De même, si Tavernier, on l’a dit, refuse de porter à l’écran les grands personnages de l’Histoire, il ne suit pas jusqu’au bout la démarche d’un Allio ou d’un Comolli, qui mettent en scène le peuple comme un « héros collectif » de leurs films (les paysans protestants dans Les camisards, d’Allio, la communauté socialiste dans La Cécilia, de Comolli). Tavernier, lui, s’arrête à mi-chemin ; il prend un personnage anonyme, mais n’en prend qu’un, approfondit son caractère et le fait interpréter par un acteur à forte carrure (il s’agit souvent de Philippe Noiret). Il ne prend pas le risque qu’évoquait ainsi René Allio : « Si vous décidez de ne pas passer par un héros central, il ne peut pas y avoir de vedette, donc il faut un autre financement (que les circuits habituels). On peut facilement représenter les classes dominantes, il est beaucoup plus difficile de représenter les classes populaires ».
Cette démarche de Tavernier lui a d’ailleurs été reprochée, surtout pour le film Que la fête commence. Frédéric Vitoux regrette ce goût pour « l’anecdote racoleuse », même si elle est authentique : « Les gens qui font pipi dans les seaux, à Versailles, on se dit que c’est le détail piquant auquel personne n’avait pensé, mais en même temps, le propos historique est distrait par un tel détail ». De même, le personnage de Pontcallec est tellement tourné en ridicule qu’il est difficile de prendre au sérieux cette révolte de la petite noblesse bretonne. En fait, ce mal-être nobiliaire correspond bien à une réalité et s’est traduit à la fin du XVlllè siècle par la fameuse « réaction seigneuriale ». Toujours à propos de ce film, certains reprochent à Tavernier la pauvreté du discours historique. Manfred Engelbergt, dans « Les Cahiers de la cinémathèque« , estime que la scène finale est « plaquée » artificiellement, que cette révolte « tombe du ciel », alors que le peuple a été peu présent dans le reste du film. Et de conclure que cette approche est typique des hésitations idéologiques de la génération d’après 1968, d’une « intelligentsia bourgeoise, prise dans une crise de modernisation mal comprise, entendue comme une révolution » (ce genre de critique renvoie à celle adressée par François Dosse à la Nouvelle Histoire, dans son livre « L’Histoire en miettes »).
De fait, Bertrand Tavernier semble avoir évolué dans sa manière de réaliser des films historiques. Si les premières œuvres sacrifient encore à quelques tics racoleurs, le réalisateur a largement épuré son style dans les films suivants, en particulier La passion Béatrice et La vie et rien d’autre (sans parler de son film d’entretiens sur la guerre d’Algérie, réalisé avec Patrick Rotman, qui échappe à tout reproche de démagogie par sa rigueur, sa sobriété, et même sa longueur…).
La vision de l’Histoire de Tavernier est stimulante : par le choix de ses personnages, il donne la parole aux gens réputés sans histoire » ; par son engagement et même ses a priori, il reprend à son compte l’idée de Michelet : « Pour traiter de l’Histoire, il faut désapprendre le respect ». Non pour céder à un révisionnisme à la mode, mais pour amener le public « à douter d’une version officielle de l’Histoire », et ainsi, « à le faire douter de la réalité contemporaine : il faut donc tirer des leçons du passé pour comprendre le présent ». Même s’il s’en défend, Tavernier fait ainsi un « cinéma de professeur », ce qui n’est pas si honteux…

Cette analyse, rédigée en 1994, ne prend pas en compte certains films plus récents de Tavernier, comme Capitaine Conan.

Roman Polanski, cinéaste de l’absurde

Roman Polanski, cinéaste de l’absurde

Roman Polanski est né à Paris en 1933, de parents polonais. Mais sa famille retourne en Pologne avant le début de la seconde guerre mondiale. A Varsovie puis à Cracovie, l’enfant subit alors les persécutions qui frappent la communauté juive du pays. La mère est emmenée en 1941 (elle ne reviendra pas) et son père déporté à Mathausen en 1943. Lui-même est hébergé clandestinement dans des familles catholiques de Cracovie. Après le conflit, alors que son père et sa soeur sont rentrés des camps, le jeune Roman suit les cours de l’école des Arts de Cracovie puis de l’école nationale de cinéma de Lodz. Dès son adolescence, il commence une -modeste- carrière d’acteur dans plusieurs films polonais de l’époque (dont La fille a parlé, d’Andrzej Wajda). Quand il est encore étudiant, il réalise plusieurs courts-métrages (notamment Deux hommes et une armoire), qui sont primés dans certains festivals internationaux. Son premier long métrage, Le couteau dans l’eau réalisé en 1962, obtient le Prix de la critique du festival de Venise et le fait connaître dans les milieux du cinéma.
Dès lors, il entame une carrière internationale, qui le mène en Angleterre, aux États-Unis, en Italie et en France. Les deux films qu’il réalise sur le territoire britannique (Répulsion, Cul de sac) sont encore marqués par son goût pour l’absurde et sa nature pessimiste, déjà apparents dans ses réalisations polonaises (ils marquent aussi le début de sa collaboration avec le scénariste Gérard Brach). Il tourne ensuite Le bal des vampires, une parodie de film d’épouvante, avant d’être sollicité par Hollywood pour réaliser le film Rosemary’s baby, qui connaît un grand succès, critique et public. Mais, la vie de Roman Polanski connaît un tour tragique : sa femme Sharon Tate est assassinée en août 1969 dans leur résidence californienne. Certains médias américains estiment que le climat angoissé des films de Polanski ne sont pas étrangers au drame… Le cinéaste poursuit sa carrière américaine, en réalisant Macbeth puis un excellent film policier, Chinatown, avec Jack Nicholson dans le rôle principal.
Le réalisateur se rend ensuite en Europe pour tourner des films plus personnels, où il peut mettre en images ses angoisses et ses fantasmes : Quoi? est une comédie surréaliste et débridée. Le Locataire, réalisé en France d’après une nouvelle de Roland Topor, est l’histoire cauchemardesque d’un personnage traqué par les voisins de son immeuble. A la suite d’une affaire trouble survenue aux États-Unis (il est accusé de viol à l’encontre d’une mineure), Polanski vient s’installer à Paris et prend la nationalité française. Il réalise alors Tess avec Nastassia Kinski, qui connaît un succès certain (plusieurs Oscars, le César du meilleur film et de la meilleure mise en scène). Par la suite, le cinéaste a encore tourné 5 films , dans lesquels il démontre à la fois son professionnalisme et son goût pour les histoires étranges ou fantastiques. D’une certaine façon, Le pianiste est plutôt un retour aux sources de son enfance, en un temps où l’absurdité du monde est à son comble.
Il faut pas oublier que Roman Polanski a aussi mené une carrière de metteur en scène d’opéras et d’opérettes (Lulu d’Alban Berg, Rigoletto de Verdi, Les contes d’Hoffman d’Offenbach…), de metteur en scène de théâtre (notamment Amadeus, de Peter Schaffer) et d’acteur, soit dans ses propres films ou dans ceux des autres (Une pure formalité de Giuseppe Tornatore, Une grosse fatigue de Michel Blanc, Zemsta d’Andrzej Wajda).

Filmographie de Roman Polanski :
Le couteau dans l’eau (1962)
Répulsion (1965)
Cul-de-sac (1966)
Le bal des vampires  (1967)
Rosemary’s baby (1968)
Macbeth (1971)
Quoi? (1972)
Chinatown (1974)
Le locataire (1976)
Tess (1979)
-Pirates (1986)
-Frantic (1988)
-Lunes de fiel (1992)
La jeune fille et la mort (1994)
-La neuvième porte (1999)
-Le Pianiste (2002)

L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet : du kitsch au réalisme poétique

L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet
Du kitsch au réalisme poétique

   Né en 1953, Jean-Pierre Jeunet commence sa carrière de cinéaste presque confidentiellement : avec son complice Marc Caro, il réalise plusieurs vidéo-clips ou courts métrages surtout connus de quelques cercles d’initiés (en particulier Le Bunker de la dernière rafale, film nourri de la culture expressionniste punk des années 1980, recréant un monde d’objets, de décors et de personnages étranges…) . Leur premier long-métrage Delicatessen sorti en 1991 connaît un certain succès critique : cette œuvre , qui raconte les aventures d’un clown amoureux de la fille d’un boucher sanguinaire , se distingue par le soin accordé aux décors (une maison aux multiples recoins), aux couleurs, aux personnages souvent extravagants…le film obtient quatre récompenses aux Césars de 1992 (dont celui de la première œuvre). Après le relatif échec de La cité des enfants perdus tourné en 1994, Jeunet continue seul sa carrière de cinéaste…à Hollywood, pour y réaliser une nouvelle version de la série des Alien (Alien, la résurrection, avec Sigourney Weaver et Winona Ryder…), sortie en 1997. De retour en France, le réalisateur rencontre un immense succès, national et international, avec la sortie du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, interprété par Audrey Tautou (un million de spectateurs dès sa première semaine, 8 millions sur l’année 2001 soit le plus gros succès de l’époque). Le long-métrage, qui fédère un public très large, est considéré alors comme un véritable phénomène de société (Jacques Chirac se le fait projeter à l’Élysée) et il obtient 4 Césars (meilleur réalisateur, meilleur film, meilleure musique, meilleur décor) . Il est également nominé à 5 reprises pour les Oscars en 2002. Enfin, Jean-Pierre Jeunet adapte le roman de Sébastien Japrisot Un long dimanche de fiançailles, qui provoque à sa sortie en 2004 de nombreuses polémiques « annexes » (la véritable nationalité du film, produit par la Warner, le « racisme anti-corse » …). Ce dernier film obtient 5 récompenses aux Césars 2005 et un important succès populaire (4 millions de spectateurs six mois après sa sortie)…
Mais si l’audience des films de Jean-Pierre Jeunet est incontestable, par contre la critique est plus partagée sur la qualité de son œuvre. Surtout à propos du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, certains ont dénoncé l’aspect « publicitaire » de son style cinématographique, ont regretté une nostalgie complaisante et démagogique. Le critique de Libération, Philippe Lançon écrit en juin 2001 : « Amélie Poulain braille à tout bout de camp/contre-champ, c’était mieux avant ! Et alors qu’une œuvre se doit affronter le présent, voire le proche futur, Jeunet dirige son regard en arrière toute. » Dans la même veine, Baptiste Roux dans Positif (n°487, septembre 2001) commente : « le triomphe d’Amélie donne à voir l’image d’une France encore peu préparée à la mondialisation (…) soulageant ses craintes en se livrant impunément à l’ivresse de la régression infantile, bénéfique si elle sait demeurer raisonnable ». Un long dimanche a aussi subi des attaques du même genre, par exemple de Pascal Mérigeau qui estime qu’il s’agit d’un « cinéma de clichés », qui se laisse aller à l’esthétique publicitaire
Mais d’autres n’ont pas hésité à considérer que le cinéma de Jeunet est dans la filiation de l’école du réalisme poétique. Cet héritage est d’ailleurs revendiqué par le réalisateur lui-même qui ne cesse de citer les « Grands Anciens » des années 1930 (notamment Marcel Carné, Julien Duvivier). Et de fait, certains aspects de ses films renvoient au style de cette époque : le goût des dialogues ciselés et humoristiques (Guillaume Laurant, scénariste et dialoguiste du cinéaste fait explicitement référence à Jacques Prévert), l’attention aux décors reconstitués (et en particulier plusieurs quartiers de Paris), le travail sur les couleurs (une manière de retrouver la magie des films noir et blanc), l’importance accordée aux personnages secondaires (dès le début, les films de Jeunet sont envahis d’une foule de « trognes » pittoresques : Dominique Pinon, Jean-Claude Dreyfus, Ticky Holgado, Rufus, Jamel Debbouze, Albert Dupontel…). En fait, comme Jeunet le dit lui même, il « ne peut pas supporter l’idée de reproduire le quotidien sans le décaler », ce qui est une assez bonne définition du réalisme poétique ( selon Vincent Pinel, « un mode de représentation qui emprunte des éléments à la réalité pour s’en éloigner délibérément »). En tout cas, le cinéaste a trouvé sa place dans le cinéma populaire, en créant un univers et un style qui ne laissent pas indifférents.

 

Le petit monde de Ken Loach

Le petit monde de Ken Loach

(cet article a été rédigé pour le dossier sur le film La part des anges)

   Depuis les débuts de sa carrière de réalisateur, Ken Loach n’a jamais caché son engagement politique et son empathie pour les « petites gens » (il est membre d’une organisation d’extrême-gauche, RESPECT) : plus d’une douzaine de films sont consacrés à la description des milieux populaires du Royaume-Uni :de Family Life en 1971 jusqu’à It’s a free world en 2007, en passant par Looks and Smiles (1981), Riff Raff (1991), Raining stones (1993), Ladybird (1994), My name is Joe (1998), The Navigators (2001), Sweet sixteen (2002), Looking for Eric (2009), La part des Anges (2012)…
Il n’est d’ailleurs pas le seul cinéaste anglais à s’intéresser à ce monde ouvrier , malmené au cours des années Thatcher : ainsi, dans les années 1990, des films comme Les Virtuoses de Mark Herman, The Full Monty de Peter Cattaneo, ou The Snapper et The Van de Stephen Frears témoignent de la sensibilité particulière des réalisateurs britanniques aux problèmes sociaux (beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait leurs armes en tournant des documentaires, souvent pour la télévision).

Une peinture des classes populaires
Les personnages que nous présente Ken Loach dans ses films ont un profil socio-professionnel bien marqué : ce sont tous des membres des classes populaires, plus ou moins bien intégrés dans la société : un ouvrier du bâtiment dans Riff Raff, des cheminots dans The Navigators, un conducteur de tramway dans Carla’s Song mais aussi une longue théorie de travailleurs précaires, abonnés à l’aide sociale ou en chômage de très longue durée : ce sont Bob et Tommy dans Raining stones, Joe dans My name is Joe, Liam dans Sweet sixteen. Éric le postier dans Looking for Eric, Robbie dans La part des anges. Loach a d’ailleurs pris soin de confier les rôles principaux à des acteurs qui avaient connu une vie professionnelle en dehors du cinéma (Robert Carlyle, qui joue dans plusieurs films du cinéaste, a été peintre en bâtiment et tapissier, Ricky Tomlison était plâtrier…).
On peut relever que la géographie des films de Ken Loach correspond très exactement aux grandes zones industrielles traditionnelles du Royaume-Uni : la région de Sheffield est le cadre de huit longs métrages , celle de Manchester de 5 et celle de Glasgow de 5 également, avec La part des anges…Ce sont justement ces régions qui ont fait les frais de la politique de Margaret Thatcher dans les années 1980, qui applique un libéralisme dogmatique et qui ne craint pas les dégâts sociaux que cela peut causer dans certaines de ces zones : Ken Loach a réalisé deux documentaires reconnus sur les mouvements sociaux qu’ont provoqués la politique de la « dame de fer » : Which side are you on? sur les mineurs du Yorkshire en 1995 et The Fliskering Flame sur les dockers de Liverpool en 1995…Ainsi, au travers des films de Ken Loach, on a un panorama assez complet des régions et secteurs en crise à la suite des mesures libérales des gouvernements conservateurs : les docks de Liverpool, les chantiers navals de la Clyde, les chemins de fer britanniques…
Outre les problèmes de chômage et de précarité, les personnages de Ken Loach ont souvent de graves soucis privés, souvent liés à leur situation sociale : Joe dans My name is Joe s’est réfugié dans l’alcoolisme et a du mal à stabiliser sa relation avec Sarah, l’assistante sociale….Liam dans Sweet sixteen aimerait bien que sa famille soit rassemblée à nouveau (sa mère est en prison), la Maggie de Ladybird doit batailler contre les administrations pour tenter de récupérer ses quatre enfants. D’ailleurs, les femmes souvent les « hommes forts «  des films de Ken Loach : Carla, Sarah, Maggie…
Quant à La part des Anges, la petite bande de Robbie est un bel échantillon de laissés pour compte de la société, à commencer par Robbie lui-même, toujours empêtré dans des histoires de bagarre, et qui ne parvient pas à trouver d’emploi, car son aspect laisse deviner son caractère violent : ses amis ne sont pas beaucoup mieux lotis: Mo, qui vole tout ce qu’elle peut (y compris un perroquet!), Rhino qui vandalise les monuments publics, Albert buveur invétéré…

Les voies détournées de la lutte des classes
la classe ouvrière ne va pas au paradis, mais elle se débrouille…

   Face à toutes ces difficultés, les personnages de Loach se défendent comme ils peuvent, d’autant que les institutions politiques et sociales ne leur sont pas d’un grand secours…Les syndicats ou les partis sont généralement présentés comme peu efficaces et même parfois corrompus.
Dans les derniers films que Loach a réalisés, on peut même penser qu’il est devenu plus pessimiste sur la capacité de résistance de ces milieux populaires en Angleterre: ainsi, Liam dans Sweet sixteen ne parvient pas vraiment à ses fins et se heurte à l’ingratitude bornée de sa mère : les cheminots de The Navigators semblent accepter la libéralisation en marche dans leur profession : ils sont désarmés lorsqu’on leur assène : « le marché dicte sa loi ». A la fin du film, leur esprit de solidarité baisse d’un ton et chacun s’en va de son côté. Le personnage d’Angie dans It’s a free world est aussi ambigu :cette jeune femme trentenaire, licenciée pour avoir refusé de subir les mains baladeuses de son employeur, semble être à la fois une victime mais aussi un bourreau : pour parvenir à ses fins (élever au mieux son enfant), elle est prête à utiliser des moyens discutables, en l’occurrence d’exploiter durement la main d’œuvre clandestine venue d’Europe de l’Est. Le personnage est ainsi contradictoire et suscite une sympathie mitigée. Par contre, si Loach est désabusé quant à la possibilités de résistance sur le sol britannique, il reste fasciné par les combats menés en d’autres temps, dans d’autres pays et dans d’autres continents : la guerre d’Espagne dans Land and freedom (1995), les luttes au Nicaragua dans Carla’s song (1996), les grèves des femmes de ménage mexicaines en Californie dans Bread and roses (2000)…

   Mais dans le Royaume-Uni d’aujourd’hui, que reste-t-il donc aux ouvriers britanniques, de plus en désemparés face à la mondialisation et au triomphe de l’individualisme petit-bourgeois ?
D’abord, ils pratiquent une forme d’humour, parfois brute mais qui leur permet de tenir (le cinéaste parle de « humour of survival », l’humour de survie) et il est bien évident qu’ils n’ont pas la langue dans la poche : ainsi , dans The Navigators, une séance hilarante voit le contremaître ânonner péniblement les nouvelles règles imposées par la compagnie privée, alors que les cheminots ne cessent de lui lancer vanne sur vanne…Selon Francis Roussselet, « derrière ce rire, il y a toujours une volonté de vengeance sociale, même si elle semble dérisoire ».
Ils peuvent aussi s’appuyer sur leurs réseaux de solidarité, soit familiale soit amicale…Les films de Loach sont peuplés de potes, de copains, de bandes , de couples d’amis qui se réconfortent et se soutiennent dans les moments difficiles s’organisent (le groupe de maçons dans Riff Raff, Joe et ses copains footballeurs dans My name is Joe, Bob et Tommy dans Raining stones, …) En fin de compte, les personnages du cinéaste sont aussi parfois tentés par la délinquance, à des degrés divers : ainsi, les deux compères de Raining stones dérobent , avec bien des difficultés, des moutons en pleine campagne, et même des morceaux de gazon du club des conservateurs du coin (!). Liam, dans Sweet Sixteen, se livre au trafic de drogue, afin de préparer la sortie de prison de sa mère : il est bien clair pour le cinéaste anglais trouve toutes les excuses à ses personnages…Dans Looking for Eric, c’est grâce à ses amis supporters (et au soutien discret de son idole) qu’Éric réussit à rétablir la situation : ses copains affublés d’un masque de Cantona réussissent à intimider le caïd local et la vie privée du postier prend une tournure nettement plus favorable…

   Comme nous l’avons dit, dans son dernier film, La part des anges, Loach dénonce encore une fois la misère du sous-prolétariat britannique, ici en Écosse , souvent réduit à traîner ou à aller de petits boulots en petits boulots. Le cinéaste britannique parvient à rendre très sympathique cette bande d’ éclopés de la vie : pour le réalisateur marxiste, ce sont plus des victimes du système que des coupables, les délits qu’ils ont commis ne relèvent pas de la grande criminalité . Toute la séquence d’ouverture du film présente quelques cas typiques de délits liés à la pauvreté : en particulier, le tribunal doit juger une femme qui a -soit disant- « triché » en occupant un emploi alors qu’elle continue à percevoir des allocations, qu’on peut supposer infimes… Pour Ken Loach et son scénariste Paul Laverty, la petite arnaque montée par Robbie et ses amis doit sembler bien anodine par rapport aux méfaits du capitalisme financier anglo-saxon…A la limite, on peut voir ce film comme une métaphore sur la redistribution des richesses : comme il est écrit dans le dossier que Les Grignoux consacre au film, la part prélevée par Robbie et ses amis sur le fût de whisky peut être assimilé à une espèce de…taxe Tobin ! : « (Ce prélèvement) est si minime qu’il est imperceptible : il se fait sur un bien qui a une valeur considérable (la valeur du fût de whisky est de 1,1 millions de £, soit 1,5 million d’euros) : il profite aux personnes les moins favorisées de la société »…La part des anges, en quelque sorte…Encore une fois, l’humour n’est pas absent dans ce film : on rit des maladresses d’ Albert inculte et maladroit mais aussi capable d’astuce (c’est lui qui a l’idée de se déguiser avec le costume traditionnel écossais…pour passer inaperçu). Et comme dans ses films précédents, Loach insiste aussi sur l’importance de l’entraide pour les plus démunis : les déshérités peuvent s’en sortir par la solidarité du groupe…

A une époque de plus en plus individualiste, Ken Loach estime que les déshérités n’ont pas beaucoup de voies de sortie : dans ces derniers films, il traite d’ailleurs la lutte des classes sur un ton plus léger, presque de comédie (La part des Anges fait d’ailleurs penser aux comédies sociales des cinéastes italiens des années 50-60, comme Il Bidone de Federico Fellini, Le pigeon de Mario Minicelli ou L’argent de la vieille de Luigi Comencini ). Pour le réalisateur engagé, il n’est plus vraiment question de « grand soir » mais il s’agit plutôt de s’opposer au système par des actions sans doute délictueuses mais bien ciblées contre les nantis de la société.
Certes, on peut estimer que ses personnages en sont réduits à des solutions minimalistes : dans La part des Anges, le happy end consiste simplement en ce que Robbie retrouve Leonie et son fils, une solution plutôt individualiste donc. Mais ce vieux rebelle de Ken Loach doit sûrement penser, en son for intérieur, que la lutte continue ainsi, même si elle se poursuit par des voies détournées …

Bibliographie :
-Francis Rousselet, Ken Loach, un rebelle, Cerf, 2002
-Erika Thomas, Ken Loach, cinéma et société, l’Harmattan, 2009
La part des Anges, dossier les Grignoux

 

My Son the Fanatic, de l’intégration ethnique à la désintégration familiale

My Son the Fanatic, un film de Udayan Prasad

Royaume-Uni, 1 heure 28, 1997

Interprétation : Om Puri, Akbar Kurtha, Gopi Desai,
Rachel Griffiths, Stellan Skarsgard

Synopsis :

   Parvez a immigré du Pakistan, vingt cinq ans auparavant, avec son ami Fizzy. Il s’est très bien adapté à son nouveau pays : il apprécie le whisky, les disques de jazz, une certaine liberté…Chauffeur de taxi à Bradford, il gagne difficilement sa vie et il a tout misé sur son fils Farid, qui fait de brillantes études de comptabilité et va bientôt épouser Madelaine, la fille du commisaire de police de la ville…
Parmi ses clients habituels, Parvez s’est pris d’amitié pour Bettina, une jeune prostituée avec qui il aime bien bavarder… il lui confie ses espoirs, surtout à propos de son fils. Mais Farid semble évoluer étrangement : il rompt ses fiançailles, débarrasse sa chambre de tous ces objets « occidentaux »…Le chauffeur de taxi envisage même que son fils soit devenu drogué…
Il prend aussi en charge un homme d’affaires allemand, M. Schitz, tout prêt à s’encanailler avec Bettina…Parvez est de plus en plus inquiet à propos de Farid il confie à la jeune prostituée ses inquiétudes. Ses rapports avec la jeune femme prennent une tournure plus intime, alors que son fils s’engage résolument vers l’islamisme…

My Son the Fanatic, de l’intégration ethnique à la désintégration familiale

   Le film d’Udayan Prasad témoigne de la vitalité du cinéma anglais qui n’hésite pas à s’intéresser aux sujets sensibles de la société britannique. Depuis plusieurs années en effet, plusieurs réalisateurs, dont certains issus de l’immigration, ont évoqué dans leurs films les problèmes et parfois les joies de ces communautés. Udayan Prasad lui-même a déjà tourné en 1996 Brothers in trouble qui racontait les difficultés des immigrés du sous-continent indien à leur arrivée sur le sol britannique. Tout dernièrement encore, Joue la comme Bekcham (Bend it like Beckham) de Gurinder Chadha a obtenu un grand succès populaire outre Manche, en contant les aventures d’une petite indienne passionnée de foot. My Son the Fanatic, tiré d’une nouvelle d’Hanif Kureichi, aborde de front le problème de l’intégration des immigrés pakistanais en Grande-Bretagne et de certaines tentations islamistes de la jeunesse anglo-pakistanaise (le film a été réalisé bien avant les attentats du 11 septembre…)…Il relève aussi que le problème de l’intégration ne se pose pas dans les mêmes termes pour les pères et les fils…

Une immigration ancienne et massive
D’abord, comme le montre le film, cette immigration est massive et ancienne. Parvez (Om Puri) raconte aux clients de son taxi qu’il est arrivé en Angleterre 25 ans auparavant avec son ami Fizzy « juste pour nourrir sa famille » comme il l’avoue simplement à Bettina…En fait, ils ont trouvé facilement du travail dans les industries textiles de Bradford, alors en plein essor. Mais les conditions de travail étaient dures pour ces jeunes immigrés…Ils « turbinaient » alors « sept jours sur sept », comme le dit Parvez à M. Schitz, son client allemand…
Le film nous rappelle ainsi que le Royaume-Uni est un des pays européens de forte immigration (avec l’Allemagne et la France). Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un flux migratoire constant et important s’est mis en place depuis les anciennes colonies britanniques vers leur ex-métropole. Venant en particulier d’Asie, ces immigrés sont alors surtout des ruraux, très peu qualifiés mais attirés par les salaires plus élevés que dans leurs pays d’origine. Dans la communauté pakistanaise en particulier, une véritable chaîne d’immigration est en place à partir des années 1960 : les premiers arrivés préparent l’accueil et le soutien logistique des suivants. Cette organisation s’appuie sur une structure patriarcale très hiérarchisée ainsi que sur une unité religieuse et linguistique très homogène (parfois même régionale : un nombre important d’immigrés pakistanais vient de la région du Pendjab). Ce mouvement continue au cours des années 1970 avec notamment la pratique du regroupement familial quand il devient évident que le séjour en Grande-Bretagne sera plus long que prévu (dans le film My Son the Fanatic, Parvez a fait venir sa femme Minoo qui semble d’ailleurs le regretter amèrement…).

La communauté pakistanaise
Parvez, Minoo, et Fizzy appartiennent à la communauté pakistanaise, un des groupes les plus importants de l’immigration au Royaume-Uni. En 1991, les immigrés comptaient 3,3 millions de personnes, soit 5,9% de la population totale (ils étaient 2 millions en 1981). Les Indiens sont les plus nombreux (27% du total) et les Pakistanais constituent le deuxième groupe (17%) juste avant les Antillais (15%). Ils se sont surtout concentrés dans les régions industrielles de la vieille Angleterre, Londres et Birmingham en particulier.. Bradford, où se déroule l’action du film, compte 68 000 immigrés dont les deux tiers sont Pakistanais (ils repésentent, avec les immigrés bengali, 15% des 488 000 habitants de la ville). Les plus xénophobes se plaignent de cette implantation massive et la ville est parfois surnommée par dérision Bradistan…

Un désir d’intégration ?
Dans cette communauté se pose bien sûr le problème de l’intégration des immigrés pakistanais à la société britannique, qui est un des thèmes essentiels du film de Prasad . Cette intégration n’est pas nécessairement souhaitée par les Britanniques eux-mêmes. Comme le remarquait un rapport récemment remis à Tony Blair, les communautés semblent « vivre parallèlement les unes aux autres ». Mais cet « apartheid » de fait arrange d’une certaine façon la Grande Bretagne. Selon Anand Menon, maître de conférence à Oxford, « contrairement au modèle républicain universaliste français, il ne s’agit pas pour les Britanniques de fondre les nouveaux arrivants dans un moule égalitaire et de les intégrer à la société. En Grande Bretagne, l’étranger est souvent ignoré mais toléré, à défaut d’être accepté ». Une doctrine de séparation qui se veut respecteuse des uns et des autres (equal but seperated , comme dans le sud des Etats-Unis…)
Mais du point des vue des immigrés eux-mêmes , la tentation est forte de s’intégrer à la société britannique et notamment pour s’élever dans l’échelle sociale. Parvez par exemple n’a aucune envie de « rentrer au pays », au contraire de sa femme…Il est bien trop séduit par certains aspects de la civilisation occidentale : le whisky, le jazz, les saucisses du petit déjeuner…Il se sent chez lui, à Bradford, au point de faire une visite guidée de la ville à ses clients, comme s’il y avait vécu depuis plusieurs générations. De fait, il considère que son dur travail dans les usines de la ville l’autorise à se revendiquer comme un citoyen de Bradford à part entière…Il envie aussi la réussite de son ami Fizzy , dont le restaurant « typique » semble connaître un grand succès (sa femme le trouve « âpre au gain »), alors qu’il est seulement chauffeur de taxi depuis des années pour des revenus apparemment modestes. Il veut surtout que son fils Farid réussisse sa vie. Il le pousse à faire des études de comptabilité et surtout, suprême honneur, espère bien qu’il va épouser une charmante jeune fille anglaise, Madelaine, fille du chef de la police local. Lors des fiançailles, il multiplie les photos avec les deux familles mélangées…
Il existe d’ailleurs des preuves d’un frémissements d’une intégration réussie : la trajectoire de certains membres des milieux intellectuels témoigne de la vitalité de ces communautés (Prasad lui-même, Om Puri, le principal interprète du film, Hanif Kureishi et V.S Naipaul, auteurs reconnus au Royaume-Uni ou même Kulvinder Ghir, producteur de Goodness Gracious me, célèbre émission de télévision sur les Indo-pakistanais…). Mieux encore, les jeunes immigrés d’origine asiatique semblent particulièrement studieux : 71% des adolescents indiens entre 16 et 19 ans sont encore dans le circuit scolaire (seulement 58% des jeunes « Britanniques de souche »…). Un quart des étudiants en médecine sont d’origine pakistanaise…

La xénophobie au Royaume-Uni
Mais ce désir d’intégration se heurte à un rejet certain d’une partie de la population britannique. Dans le film, Parvez est durement éprouvé quand il se retrouve dans une boîte de nuit aux côtés de M. Schitz et de Bettina et qu’il subit les sarcasmes racistes d’un soi-disant humoriste (celui-ci traite le chauffeur de taxi de « Saldam Rushdie », de « trou du cul satanique »…). De même, l’inspecteur de police Fingerhut, le père de la fiancée de son fils, paraît un peu « dégouté » par les manières trop démonstratives de Parvez (c’est du moins ce que Farid affirme à son père…).
De ce point de vue, il est certain que l’opinion britannique a montré parfois plus que des réticences… dans les années 1970, Enoch Powell, membre du shadow cabinet du parti Conservateur, exacerbe les sentiments contre les immigrés. Lors d’un discours retentissant à Birmingham en 1968, il s’en prend directement aux étrangers : « il est souhaitable que s’organise un flux régulier de rapatriement volontaire pour les individus qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s’intégrer (…). Ce pays ne sera plus digne d’être habité par nos enfants. Comme les Romains, il me semble voir le Tibre se couvrir de sang… » . Par la suite, les idées racistes vont s’incarner dans le mouvement skinhead de manière beaucoup plus violente surtout au cours des années 1970-1980. Leur détestation des Pakis est particulièrement forte : « ils ne sont rien, ni noirs ni blancs »…Ces décennies sont marquées par un regain de tension, des émeutes raciales nombreuses, qui concernent aussi les immigrés venus d’Asie (Notting Hill en 1977, East End de Londres en 1978, Londres à nouveau Manchester et Liverpool en 1981…) . Depuis cette mouvance a vu son influence décliner, en partie parce que le gouvernement Thatcher est arrivé au pouvoir et qu’il est apparu intraitable face à l’immigration, mais les tensions n’ont pas disparu. Mais ce sentiment xénophobe est sans doute partagé par une frange plus importante de la population… Selon des sondages récents, deux tiers de la population s’avoue raciste et ce sentiment de défiance est important envers les Pakistanais (30% des personnes interrogées disent s’en méfier…).

Les fraises et le curry
En tout état de cause, Farid , après avoir cédé pendant sa jeunesse aux sirènes de la civilisation occidentale, n’a pas de mots assez durs pour la rejeter de toutes ses forces. Il possède des atouts non négligeables : il parle très correctement l’anglais (au contraire de son père, qui a gardé un fort accent asiatique…) : il semble avoir été un élève modèle (« il n’avait que des A », selon Parvez)..Peur de l’avenir ? Peur de ne pas être admis réellement dans la société blanche ? Toujours est-il que le jeune homme coupe brutalement les ponts avec le british way of life, sous les yeux éberlués de son père…Il vide sa chambre de tous les objets « occidentaux » (photos de la fiancée, batte de cricket, guitare électrique…). Il reproche à la société britannique de « se noyer dans le sexe », de ne vivre que « pour les choses matérielles »…Il ne croit pas à une intégration possible et de toute façon, il ne le souhaite pas… : Répondant à son père qui évoque son mariage avec Madelaine, Farid affirme : « nos cultures ne peuvent pas se mélanger. Peut-on mélanger du curry avec des fraises ? ». Il va donc se réfugier dans l’islam le plus dur, rejoindre ceux « qui ne veulent plus de ce désordre », retrouver « la croyance, la pureté »…Il fait clairement allusion à un mouvement à la limite de la légalité, lorsqu’il évoque, au cours d’un dîner avec son père, « certains hommes en prison qui ont besoin de guide »…L’islam de Farid se revendique comme clairement antisémite et contre les « Blancs » (Farid reproche à son père d’avoir cédé « à la propagande judéo-blanche »). On peut aussi relever un rejet du système économique anglais (un soupçon de marxisme ?), quand Farid avoue à son père son intention d’arrêter ses études : « la comptabilité, c’est le capitalisme et l’exploitation ! ». Un peu plus tard, il décrit ainsi les usines de Bradford au guide spirituel venu du Pakistan : « cette grande cheminée est le symbole de l’ego démesuré des industriels britanniques du XIX° siècle »… Ce « mélange des genres » est d’ailleurs curieux : en général, l’islamisme est plutôt conservateur dans le domaine social. Faut-il y voir une réminiscence des idées autrefois marxisantes du scénariste ? Mais son islam est aussi très strict envers les femmes « qui manquent de foi et donc de raison »…Parvez est ainsi très choqué de s’apercevoir un beau matin que sa femme a été cantonnée dans sa cuisine par Farid et le « sage » venu de Lahore…de même, les deux hommes sont pleinement impliqués dans les manifestations organisées par les islamistes de ville contre les prostituées : ils assiègent une maison où se sont réfugiées les jeunes femmes, parmi lesquelles se trouve l’amie de Parvez, Bettina…
Le film de Udayanba Prasad correspond bien à une réalité. L’appartenance religieuse est fortement revendiquée par les immigrés pakistanais : 97% se réclament de l’islam et d’un islam d’autant plus « pur et dur » qu’il doit affronter un environnement hostile. En 1988, d’importantes manifestations ont eu lieu à Bradford contre le livre de Salman Rushdie : « Les versets sataniques » avaient été brûlés et des portraits de l’ayatollah Khomeiny brandis par la foule. Les Musulmans réclamaient alors une loi les protégeant du blasphème et des subventions pour leurs écoles…Selon Antoine Sfeir, les mouvements islamistes ont pris de l’ampleur depuis quelques années au Royaume-Uni. Par exemple, le groupe Tabligh et le Jama’at islami du Pakistanais Mawdoudi prêchent pour la constitution d’un état islamique…Les dirigeants du FIS algérien ont aussi trouvé refuge dans la capitale britannique. Le docteur Kalim Siddiki crée en 1992 un Parlement musulman, de stricte obédience. Le sheik Omar Bakri Mohamed installé à Londres, d’origine syrienne, rêve d’un califat qui s’étendrait jusqu’au Royaume-Uni, pour lui « territoire infidèle »…Il refuse totalement l’intégration : ses coreligionnaires ne sont pas « des Musulmans britanniques » mais des « Musulmans en Grande-Bretagne »…
En fait, tous ces mouvements ont longtemps bénéficié de la neutralité « bienveillante » des autorités britanniques : ils sont tolérés, « tant que ces islamistes ne menacent pas la sécurité nationale, ne participent pas à des opérations criminelles ou à des actes terroristes », comme l’affirme le ministère de l’intérieur.. Même depuis les attentats du 11 septembre, si la police a procédé à certaines arrestations et plusieurs enquêtes, l’heure est plus à la vigilance qu’à la répression. Comme l’écrit un journaliste du Times, « alors que la France est prompte à judiciariser les extrémistes, l’Angleterre préfère les sanctuariser. En d’autres termes, leur laisser une certaine liberté d’expression pour les surveiller et ne pas les les pousser vers la clandestinité »…On n’oubliera pas que l’argent islamique-voire islamiste-pèse d’un poids certain à la City : 4 000 associations charitables, 50 banques, 3 millions de livres perçues au titre de l’impôt musulman (Zakat) sans compter les dons volontaires, les sommes en jeu sont considérables…
Quoi qu’il en soit, les islamistes ont le vent en poupe et en profitent pour tenter de s’implanter dans les 500 mosquées que compte le Royaume-Uni, pour développer leur presse, pour infiltrer les associations de croyants déjà en place…Dans My Son the Fanatic, un incident oppose d’ailleurs à la mosquée ces jeunes islamistes aux imams traditionnels…En tout cas, leur propagande s’oriente surtout vers la jeunesse, et avec un certain succès. Un journaliste d’un hebdomadaire musulman londonien relève que « la première génération suit la loi islamique à la lettre, la deuxième a choisi de rechercher l’esprit de cette loi »…

Règlements de compte familiaux
Nul doute que l’engagement de Farid dans l’islamisme est une manière aussi pour lui de « régler ses comptes » avec son père… Déjà, il lui reproche sa soumission, de sa servilité envers des gens qui le haïssent..Il l’accuse de se « compromettre » avec la civilisation occidentale « décadente». En particulier, il lui en veut de fréquenter des prostituées, d’organiser des « partouzes » pour son client allemand…En quelque sorte, il inverse le rapport d’autorité traditionnelle si fort dans la communauté pakistanaise, qui veut que ce soit le père qui fasse la leçon à son fils, et sûrement pas l’inverse…Farid se sert de l’islam pour mettre Parvez en infériorité et celui-ci est désarçonné par cette tactique. Lors du dîner orageux dans le restaurant de Fizzy, le chauffeur de taxi se sent vaguement coupable quand son fils lui lance certaines accusations à la figure et il se se réfugie dans la boisson, augmentant ainsi le malaise (cf la séquence reproduite dans ce dossier : Une explication de famille). Un peu plus tard, à court d’arguments, il finit par frapper son fils pour le faire taire et Farid de répliquer : « alors qui est le fanatique ? »…

   En fait, Parvez est dans une situation difficile. Il se rend bien compte que le sort des Pakistanais à Bradford est loin d’être enviable. « Combien de nous sont-ils heureux ici ? », s’interroge-t-il en discutant avec M. Schitz…L’homme d’affaires allemand lui fait d’ailleurs remarquer qu’il ne maitrise pas encore parfaitement l’anglais après tant d’années passées au Royaume-Uni…Au début, Parvez est même presque soulagé lorsqu’il comprend que Farid s’est engagé dans la voie de la religion. Comme il le confie à Bettina, il est d’abord très inquiet car il craint que son fils ne soit devenu homosexuel ou drogué…Mais il est séduit par l’Angleterre. Il lui rappelle que les cultures ont déjà commencé à se mélanger depuis longtemps et qu’il faut s’adapter au pays où l’on vit…Il ne se fait pas faute non plus de montrer à son fils les hypocrisies de certains imams. Parvez lui même a été définitivement « guéri » de la religion islamque à cause du traitement qu’il avait subi dans sa jeunesse, quand il apprenait l’islam avec un soit-disant « homme de foi » plutôt sadique…Il rappelle au « sage de Lahore » qu’au « pays des Purs », il existe aussi des prostituées dans les grandes villes…Il ne manque pas d’informer Farid que le guide spirituel veut s’installer dans l’Occident « décadent » et qu’il lui a demandé de lui fournir des papiers (Parvez surprend d’ailleurs le « sage » en train de s’esclaffer devant un dessin animé qui passe à la télévision…). Il est d’autant plus « remonté » contre l’imam que celui-ci devient franchement envahissant et dépense sans compter (c’est Parvez qui doit régler des factures astronomiques pour le téléphone ou l’électricité…). Parvez a une attitude parfois paradoxale. Il veut laisser à son fils « son libre arbitre » comme cela se fait en Angleterre : en même temps, il se sert de l’autorité paternelle traditionnelle pour imposer à Farid un mariage arrangé…avec une Anglaise !

Parvez et Bettina…
Enfin , le film My Son the Fanatic aborde un thème cher à Hanif Kureishi, la constitution de couples mixtes, issus d’origines différentes (on le retrouve dans beaucoup de scénarios ou de livres écrits par l’auteur, lui même né d’un père pakistanais et d’une mère anglaise…). Visiblement, Parvez et Bettina se retrouvent car ils sont tous deux isolés dans leur propre communauté : la jeune femme utilise un prénom d’emprunt et semble vivre seule ; le chauffeur de taxi partage ses journées entre son travail et sa cave-refuge, où il peut boire tranquillement son whisky en écoutant des disques de jazz…Leur amour est une façon de joindre leurs deux solitudes…Quand ils se découvrent l’un l’autre, ils s’émancipent de leur entourage, des préjugés de leur communauté d’origine. D’ailleurs, leur liaison est mal vue : même Fizzy, l’ami de Parvez, n’accepte de l’aider que s’il rompt son idylle avec la jeune femme…Ils se comportent en êtres humains libres (sans doute Parvez a-t-il épousé Minoo, son épouse pakistanaise à la suite d’un mariage arrangé…). Mais le film est ambigu sur l’avenir de leur relation…

   A la fin du film, la rupture de la cellule familiale semble consommée : Minoo a quitté la petite maison sans doute pour rentrer au Pakistan, Farid a rejoint ses amis islamistes…Mais la dernière séquence montre que Parvez garde l’espoir, comme il l’a confié à Bettina. Allongé devant la porte de la chambre de Farid, un verre d’alcool à la main, il attend le retour du fils « égaré » sur les chemins de la foi…My Son the Fanatic pose bien le problème de la seconde génération : à défaut de s’intégrer, elle risque de basculer vers l’islamisme et l’ambiance depuis le 11 septembre n’a sans doute rien arrangé. Comme le redoute un journal britannique, « notre pays, longtemps terre d’asile, deviendra-t-il terre de fracture à cause d’un homme, Ben Laden s’étant fixé pour but d’organiser une guerre entre musulmans et non-musulmans ? ». Les émeutes au sein de la communauté pakistanaise qui ont eu lieu pendant l’été 2001 à …Bradford sonnent comme un avertissement. Le film de Prasad et Kureishi est,dans un sens, prémonitoire…

 

The Full Monty, une comédie sociale à l’anglaise

The Full Monty, un film de Peter Cattaneo

Royaume-Uni, 1 heure 32 , 1997

Interprétation : Robert Carlyle, Mark Addy, Tom Wilkinson
Paul Barber, Steve Huison, Hugo Speer

Synopsis :

   Sheffield, un des centres industriels les plus actifs de Grande Bretagne dans les années 1960. 25 ans plus tard et après une décennie de thatcherisme, la ville est en plein marasme et le chômage sévit. Gaz (Robert Carlyle), divorcé,sans emploi et vivant d’expédients, décide avec cinq autres laissés pour compte, de monter un spectacle de strip-tease masculin (à la manière des Chippendales, splendides jeunes gens qui exhibent leurs corps devant un public plutôt féminin…). Le problème est que les 6 chômeurs n’ont pas vraiment le physique de l’emploi et qui leur faudra trouver une attraction supplémentaire…

The Full Monty, une comédie sociale à l’anglaise

  A première vue, The Full Monty s’inscrit dans la longue tradition des comédies britanniques pas toujours réputées pour leur légèreté. Dans les années 1970, plusieurs films ont ainsi obtenu un réel succès en tablant sur le registre comique (A Fish Called Wanda avec John Cleese en 1988, bien sûr Four Weddings And A Funeral de Mike Newell en 1994…)…Cette veine a été aussi exploitée à la télévision britannique depuis les années 1960, pour le meilleur et pour le pire (des émissions des Monthy Python à Benny Hill, en passant M. Bean…). Le film de Peter Cattaneo mise à l’évidence sur ce tableau et la campagne promotionnelle est explicite : une braguette sur les jambes du M de Monty, un slogan plutôt racoleur, « la comédie anglaise qui dévoile tout »…Au point que le film a été classé dans la catégorie R aux États-Unis (Restricted, interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés), for the language et some nudity.... Le côté graveleux n’est pas occulté, c’est le moins que l’on puisse dire, au point de constituer le nœud de l’intrigue. Comme le dit John Cleese, « dans une comédie britannique, l’homme doit forcement baisser son pantalon »: c’est en quelque sorte la marque de fabrique du genre…

Dans l’Angleterre en crise…
Mais si The Full Monty a remporté un tel succès populaire, c’est qu’il témoigne aussi des préoccupations quotidiennes de la classe ouvrière anglaise. Le film est bien en 1997 dans l’air du temps. Comme l’écrit Derek Malcolm, critique du Guardian, « Quatre mariages, c’était la middle-class aisée avec pour seule préoccupation les intrigues sentimentales. The Full Monty, c’est la classe ouvrière ou ce qu’il en reste. Des hommes au physique moyen, la lutte pour la survie, les enfants du divorce. Le public populaire s’y est retrouvé ».
Et le film évoque à plusieurs reprises la crise qui a frappé si durement l’Angleterre industrielle ainsi que le désarroi de cette classe ouvrière autrefois reconnue.
Le générique s’ouvre sur un court film promotionnel tourné 25 ans auparavant, qui vante le dynamisme de Sheffield, « cœur de l’Angleterre industrielle, joyau du Yorkshire ». Le commentaire rappelle que la richesse de la ville repose avant tout sur la sidérurgie, qui « produit le meilleur acier du monde », qui fabrique les objets les plus variés, « des poutrelles de haute tension aux couverts inoxydables sur votre table ». Et d’insister en conclusion : « grâce à l’acier , Sheffield est vraiment une cité qui va de l’avant (on the move) ». Depuis le XIX° siècle, cette région du Yorkshire est un centre industriel pionnier, à l’avant-garde des nouvelles technologies du secteur. C’est à Sheffield qu’on utilise pour la première fois de nouveaux convertisseurs, qu’on produit les ferro-alliages, qu’on adopte les fours électriques pour les aciers inoxydables. Cette activité est « l’un des piliers de la prospérité anglaise des années 1960 ». Après la nationalisation de la sidérurgie par les Travaillistes en 1967 et la création de la British Steel Corporation, la production nationale d’acier est alors à son apogée en 1970, avec 28 millions de tonnes produites dans l’année.
Aussi, les séquences suivantes soulignent l’ampleur du déclin des industries de Sheffield : Gaz, son fils et son copain Dave errent dans de vastes hangars vides, laissés à l’abandon. Seule une fanfare continue à animer l’endroit et maintenir une présence ouvrière fantomatique ( cet orchestre fait bien sûr penser à celui du film Les Virtuoses, dont l’action se déroule aussi dans la région du Yorkshire…). Cette grave crise de l’industrie britannique est pour une bonne part dûe aux effets de la politique de Margaret Thatcher, qui devient Premier Ministre au début des années 1970. Comme l’explique Yann Le Chevalier dans un article du même dossier (cf Vingt ans de libéralisme en Grande-Bretagne), l’ultra libéralisme prôné par « la Dame de Fer » a provoqué la quasi faillite des industries traditionnelles britanniques, incapables de résister à la concurrence internationale. Les vieilles régions manufacturières connaissent alors un déclin irrémédiable et le cinéma social anglais s’en fait l’écho : Manchester dans Raining Stones, le Yorkshire dans Les Virtuoses et The Full Monty, Glasgow dans My Name Is Joe….
Gaz et ses amis connaissent bien évidemment le chômage et la plupart du temps, ils vivent d’expédients. Dans une des premières séquences, le héros du film entraîne son fils et son ami dans une aventure incertaine, qui consiste à récupérer des poutrelles d’acier pour les revendre…Il propose aussi à Nathan de regarder le match de Manchester United à travers une ouverture dans le grillage…Mais ces moyens s’avèrent insuffisants quand il s’agit de régler les arriérés de la pension alimentaire que Gaz doit verser à sa femme…Aussi pour échapper à cette vie minable, que son fils ne supporte plus, Gaz et ses copains vont se lancer dans l’aventure que l’on sait (la somme ramassée en une seule soirée par les Chippendales, soit près de 10 000 £, les a tous laissés rêveurs…). Les candidats aux auditions pour recruter de nouveaux danseurs sont souvent pathétiques : l’un d’eux, qui se déshabille sur la musique lascive de Serge Gainsbourg, avoue « qu’il est au bout du rouleau »…Les copains de Gaz fréquentent aussi souvent le « Job Club » où ils sont censés trouver de l’aide pour retrouver un emploi. Mais comme le fait remarquer Gaz, il y a bien un Club mais peu de Job….Un peu plus tard, ils viennent chercher leurs indemnités au bureau de chômage : une préposée interroge Horse avec insistance sur ses perspectives d’emploi (tout au long des années 1980, les gouvernements conservateurs vont durcir les conditions pour toucher les allocations ,et faire baisser ainsi le nombre de chômeurs dans les statistiques : en quelques années, les critères de recensement ont changé une dizaine de fois…!). On retrouve aussi dans The Full Monty le personnage peu sympathique du prêteur sur gage, le loan-shark, déjà repéré dans d’autres films sociaux des années 1980 (Raining Stones, Les Virtuoses, My Name is Joe…). Gerald surtout doit 120 £ et continue à s’endetter pour maintenir un certain train de vie. Après un premier avertissement, la sanction ne se fait pas attendre : sa maison est vidée de presque tout son mobilier, des nains de jardin à la télévision….
Mais Gaz et ses amis ne sont pas non plus prêts à accepter n’importe quel emploi. Le père de Nathan rejette les emplois qu’il juge méprisables. Par exemple, quand son ex-femme lui propose de devenir magasinier pour 2,5£ de l’heure …Il se moque de Dave qui a fini par prendre un poste de surveillant dans une grande surface..On sent bien leur amertume de ne plus être considéré comme des ouvriers qualifiés. Quand il voit l’héroïne de Flashdance s’essayer à la soudure, Dave s’amuse de sa maladresse…Ces steelworkers ont la fierté d’avoir appartenu à l’élite du prolétariat britannique, d’être les dépositaires d’un savoir-faire…
Ainsi, on peut interpréter leur projet comme une ultime révolte contre un système humiliant qui leur refuse un emploi mais aussi la reconnaissance de leur qualification. Comme l’écrit Pierre Murat dans Télérama, « les oppresseurs du monde entier commencent toujours par déshabiller ceux qu’ils veulent humilier. Ici, c’est en se dessapant que les héros retrouvent, pour quelques instants, leur dignité perdue ». On pousse ainsi la logique jusqu’au bout : vous nous avez tout pris, nous montrons tout ce qu’il nous reste…

Vers un nouvel ordre sexuel…
Mais The Full Monty aborde un autre aspect de la psychologie de ces chômeurs : le désordre social s’accompagne d’un désordre sexuel qui peut se résumer ainsi : les femmes ne sont plus à leur place et ont même tendance à prendre la place des hommes …Au Job Club, Gaz et ses copains se lamentent sur ce bouleversement qu’ils constatent mais qu’ils ne peuvent endiguer. Le jeune chômeur est encore sous le choc de ce qu’il a vu dans les toilettes (pour hommes!) du night-club : « si les femmes se mettent à pisser comme nous, c’est cuit! » et les remarques amères fusent : »d’ici quelques années, (il n’y aura) plus d’hommes, sauf au zoo. (Nous sommes) des dinosaures, passés de mode ». Et de prédire un sombre avenir : « mutations génétiques, elles deviendront…nous! ».
Plusieurs personnages de la bande partagent un même « problème » : ils sont dominés par une femme. Gaz doit verser une forte somme pour la pension de son ex-femme et continuer à voir son fils. Dave vit aux crochets de son épouse et s’en veut de ne pas être à la hauteur. Gerald n’a pas réussi à avouer à sa femme qu’il est au chômage, et continue depuis 6 mois à faire comme si de rien n’était…Ainsi, leur impuissance économique est aussi « sexuelle » et le chômage a provoqué un renversement des rôles au sein des familles. Dans cet univers d’hommes en proie au doute, on peut aussi relever que le plus « masculin » d’entre eux, Guy, n’est pas vraiment tenté par les aventures féminines. Ce sont les femmes qui travaillent et qui détiennent le pouvoir correspondant…Elles peuvent bien sûr se montrer compréhensives : après le « pillage » de sa maison, la femme de Gerald lui avoue qu’elle a toujours détesté les nains de jardin et lui reproche surtout d’avoir manqué de confiance en elle. C’est Jean qui pousse Dave à affronter le public féminin et qui lui redonne un peu d’assurance. Mais le machisme naturel de ces ouvriers est quand même mis à mal (on est bien loin du personnage parfaitement odieux d’Andy Capp…). Le film montre aussi des femmes plus pragmatiques, qui s’adaptent plus facilement à la nouvelle flexibilité du marché du travail ( mais cette vision peut bien sûr se discuter…). En tout cas, le projet des 6 chômeurs peut apparaître comme une reconquête de leurs positions perdues : c’est en dévoilant leur « spécificité » que Gaz et ses amis comptent retrouver leur position dominante dans la guerre des sexes…

Une version light…
Mais si The Full Monty aborde des sujets graves, il ne les prend jamais complètement au sérieux. Un cirtique parle ainsi « d’une version light, colorée, souriante du cinéma anglais engagé… » Le ton du film est toujours décalé, ironique. Comme l’a relevé Samuel Blumenfeld, les objets et les lieux sont souvent « détournés »: un nain de jardin sert de cache-sexe, le Job Club se transforme en tripot dès que l’animateur a le dos tourné, le bureau de chômage devient une salle de danse alors que Donna Summer chante dans les haut-parleurs. Les scènes les plus dramatiques sont désamorcées par l’ironie ou l’humour. Quand Lomper essaie de suicider avec les gaz d’échappement de sa voiture, Dave toujours serviable, s’empresse de réparer son moteur avant de comprendre de quoi il retourne. Les scènes de répétition dans des hangars sinistres prêtent souvent à rire : Guy rate lamentablement son imitation de Singing In The Rain : les apprentis danseurs réussissent leur scénographie en appliquant les règles du hors-jeu pratiquées à Arsenal…Mais le film ne bascule jamais complètement dans la comédie. Le scénariste explique qu’il a voulu retrouver « l’alchimie bizarre de la vie » et qu’il a supprimé des scènes très drôles, « mais qui créaient un déséquilibre »….

Un plein succès
C’est d’ailleurs sans doute un des clés de la réussite du film : The Full Monty remporte un grand succès populaire, qui a sans doute surpris ses promoteurs : il reste trois mois au sommet du box-office, et fait mieux ainsi que 4 mariages et un enterrement. Il a connu aussi une forte audience aux États-Unis et en France…
Le film a d’abord bénéficié d’une production soignée : Uberto Pasolini qui a initié le projet, a été chercher aux États-Unis le financement auprès de la Fox et a pu disposer d’un budget de 3,5 millions de dollars. Il peut engager l’acteur alors en vogue, Robert Carlyle, qui vient de se faire connaître grâce à Trainspotting…Le scénariste, Simon Beaufoy , explique leur idée : « montrer comment des marginalisés par le système qui n’y ont plus leur place, trouvent le ressort pour rebondir et récupérer leur identité ». Nul doute que le public populaire n’ a pas eu de mal à s’identifier à ces personnages de chômeurs, ni beaux, ni riches, ni célèbres mais pleins d’énergie. Pour certains, le film est porteur d’espoir. Un député travailliste du Yorkshire explique ainsi : « The Full Monty montre que la société civile est si profondément ancrée ici que Maggie n’a pas réussi à détruire sa résistance et son sens de l’humour. Il décrit aussi la débrouille, le soutien mutuel et indique que la page de la récession est tournée, que les gens sont prêts à tout pour avoir un boulot ». Cette dimension politique n’est pas vraiment revendiquée par les auteurs du film. Le scénariste précise : Les Virtuoses est un film politique , avec in grand P. On y conspue Margaret Thatcher et c’est tant mieux. Nous , nous ne tenons pas de discours de ce type: le constat est avant tout social et humain »…
Mais l’impact du film a été au delà des intentions de ses créateurs. Sa sortie coïncide avec la lassitude de l’opinion anglaise envers les gouvernements conservateurs au pouvoir depuis 18 ans. : « The Full Monty, c’est vraiment la fin des années Thatcher-Major » (Robert Carlyle). David Roger, producteur, n’hésite pas à dire « que ‘le film » symbolise l’optimisme et que les gens se sentent mieux depuis l’élection de Tony Blair le premier mai. The Full Monty fournit une sorte d’espoir, d’amusement, même s’il est superficiel ». L’année même de la sortie du film, le parti travailliste remporte une victoire écrasante aux élections législatives, en obtenant 420 sièges des 659 de la Chambre des Communes. Reste à savoir si les spectateurs comblés de The Full Monty ne sont pas devenus des électeurs déçus de Tony Blair, tant les changements de la politique sociale ont été imperceptibles…

 

Le chemin de la liberté ou l’itinéraire d’une enfant volée…

Le chemin de la liberté, un film de Philip Noyce

Australie, 1 heure 34, 2001

Interprétation : Everlyn Sampi, Tianna Sansbury, Laura Mongaham
Kenneth Branagh, Ningali Lawford, David Gulpili

Synopsis :

   En 1931, à Jigalong, en Australie occidentale, près du désert de Gibson, trois fillettes métisses (leurs pères sont des blancs) vivent avec leurs familles au sein de la communauté aborigène : Molly (14 ans), sa soeur Daisy (8 ans) et sa cousine Gracie (10 ans). Mais M. Neville donne l’ordre d’emmener les trois adolescentes au camp de Moore River, à l’autre bout du continent.
Arrivées dans cet endroit peu accueillant, les fillettes ne supportent pas les conditions de vie contraignantes et surtout d’être séparées de leurs mères. Molly et ses deux compagnes décident de s’enfuir pour rentrer chez elles. Commence un long voyage semé d’embûches de près de 2000 km, le long d’une clôture à lapins providentielle…

Le chemin de la liberté
Ou l’itinéraire d’une enfant volée…

   En réalisant Le chemin de liberté, le cinéaste australien Philip Noyce a voulu rendre hommage à une communauté très longtemps brimée et persécutée dans son pays, celle des Aborigènes). Pour ce faire, il a raconté le destin extraordinaire d’une adolescente de 14 ans, Molly qui n’a pas supporté d’être enlevé à sa famille et qui a parcouru près de 2000 km avec sa sœur Daisy et sa cousine Gracie pour rejoindre sa région d’origine (cette odyssée exceptionnelle a été racontée par la propre fille de Molly, Doris Pilkington Garimara, dans son livre Follow the rabbit proof fence, publié en Australie en 1996).

Une jeunesse heureuse interrompue

   Au début du film, les premières scènes évoquent la vie apparemment heureuse de Molly et de ses deux compagnes au sein de leur communauté, les Mardus, installés près du poste de Jigalong proche de la fameuse clôture à lapins . En fait, Doris Pilkington nous apprend que l’histoire familiale de Molly est un peu particulière. Sa mère Maude, avait été promise à un homme de sa tribu mais qui l’avait reniée. La jeune femme, intelligente et débrouillarde, avait travaillé comme domestique au service du chef de poste M. Hawkins. Elle avait rapidement appris l’anglais et surtout était tombée enceinte d’un employé blanc, Thomas Craig, chargé de l’entretien de la clôture. C’est ainsi que Molly est conçue : quelque temps après, Daisy naît, elle aussi d’un père blanc. Le film laisse supposer que les pères de ces enfants métis ne se sont guère occupés de leur descendance (un des gardes précise : « ils ont foutu le camp depuis longtemps… ») mais Doris Pilkington suggère que Molly a quand même connu son père. En tout cas, il semble bien que tous ces enfants métissés aient été quelque peu tenus à l’écart par le reste de la communauté : Molly reste plutôt seule jusqu’à l’âge de 4 ans, et apprécie quand elle est rejointe par Daisy, sa petite sœur et Gracie, sa cousine. M. Kelling, le chef de poste, précise : « on ne leur donnait pas toutes leurs chances, car les Noirs considéraient que les métis leur étaient inférieurs ». En tout cas, leur situation est signalée aux autorités qui chargent l’agent Riggs de récupérer les fillettes afin de les envoyer au camp de Moore River, où elles seront « rééduquées » selon les principes développés par M. Neville (selon les thèses raciales alors à la mode, on doit pouvoir en quelques générations, effacer toute trace de leur origine aborigène). Nul doute d’ailleurs que ce enfants issus de relations sexuelles entre les deux « races » n’aient suscité alors un profond malaise dans la communauté blanche. Dans le film, M. Neville, lors d’un exposé face à un escadron de bourgeoises pincées, évoque la création « d’une indésirable troisième race » .
Quoi qu’il en soit, le film souligne bien l’intensité des liens familiaux qui existent entre les trois fillettes et leurs mères. Quand Martha, une des filles du camp de Moore River, parle de « tous ces bébés « qui n’ont pas de maman », Molly répond : « j’en ai une, moi ». Une autre séquence traduit aussi la force de cet attachement : au début de leur fuite, les fillettes posent leurs mains sur la clôture à lapins alors qu’à l’autre extrémité, fait le même geste, un sourire aux lèvres…
L’arrachement des trois fillettes à leurs mères est une scène bouleversante et l’arrivée au camp de Moore River ne peut renforcer la conviction de Molly qui veut s’enfuir à la première occasion (un rapport de l’époque prévenait d’ailleurs la direction du centre : « il est nécessaire de les surveiller pour les empêcher de s’enfuir »). Molly et ses deux compagnes sont choquées par tout ce qu’elles découvrent : la promiscuité des dortoirs, l’embrigadement religieux, les tâches qu’on veut leur imposer, le racisme imbécile des autorités (on leur interdit de s’exprimer dans leur langue), et même la brutalité de la répression dont sont victimes celles qui tentent de s’échapper (la jeune Olive partie retrouver son petit ami, enfermée au mitard, après avoir été retrouvée par le traqueur Moodoo). Aussi, l’adolescente prend rapidement sa décision : alors qu’elle rêve à sa mère, elle pense avec dégoût à ceux qui l’opprime, M. Neville et le traqueur : « ils me rendent malades, ces gens-là ».

Un chemin semé d’embûches

   Le périple qui est accompli par les trois fillettes est alors incroyable : près de 2000 km, pendant 9 semaines, dans une des régions les plus dures du monde. Les obstacles semblent presque insurmontables.
Déjà, ceux qui se lancent à leur poursuite sont puissants et tenaces. Moodoo, le traqueur aborigène, a déjà fait la preuve de son efficacité (il vient de ramener la jeune Olive). Il est aussi probable que les autorités lui font miroiter une liberté future (il veut retrouver sa famille dans une autre région), s’il fait la preuve de son zèle dans l’accomplissement de sa mission. M. Neville se montre aussi particulièrement acharné à retrouver les trois fillettes. Il craint déjà pour la réputation de son service, si elles n’étaient pas rattrapées. Il se croit en quelque sorte investi d’une mission sacrée envers les Aborigènes. A la fin du film, il se désole que ceux-ci ne soient pas plus coopératifs : « si s’ils voulaient bien comprendre ce que nous essayons de faire pour eux ». Aussi, il tente de mobiliser le plus de moyens possibles , notamment en policiers, pour réussir la traque des trois enfants.
Un autre obstacle évident est la région même dans laquelle se déroule la fuite des trois fillettes (cf article dans le même dossier) : elles doivent affronter la dureté du climat de cette partie de l’Australie, la végétation clairsemée du bush, la faible densité humaine alors qu’elles ne semblent avoir emporté que le strict minimum (elles n’ont pas de manteaux pour affronter le froid).
E    nfin, le groupe des trois fillettes a parfois du mal à rester soudé. Molly s’impose comme le chef naturel des trois gamines : elle est la plus âgée et la plus décidée et c’est elle qui prend la décision de quitter le camp de Moore River. Elle doit quand même faire face, à plusieurs reprises, aux doutes, au découragement, à la fatigue de sa petite sœur et de sa cousine (les deux plus grandes doivent porter la plus petite sur leur dos..). Elle ne parvient pas à dissuader Gracie d’aller rejoindre sa mère qui se trouve dans la ville de Wiluna (la fillette sera d’ailleurs reprise à ce moment-là par la police). Quand, à la fin du film, Molly se jette dans les bras de sa mère, elle se désole : « j’en ai perdu une ».

Des atouts non négligeables
Malgré cela, les trois fillettes bénéficient de circonstances favorables. D’abord, à plusieurs reprises, elles sont aidées dans leur entreprise par les personnes qu’elles rencontrent sur leur chemin, qu’elle soient de la communauté blanche ou aborigène. Selon Doris Pilkington, il semble bien que les trois fillettes en aient profité tout au long de leur fuite : en général, Daisy et Gracie allaient à la rencontre des personnes susceptibles de les aider, alors que Molly restait en embuscade, pour avoir comment les choses allaient tourner. Sans doute sensible à la situation difficile des trois enfants, c’est une fermière blanche, au début de leur évasion, qui les nourrit, leur donne des manteaux et leur indique la direction de la clôture (dans la réalité, Mme Flanagan avertit aussi les autorités de la présence des trois fillettes en fuite). Un peu plus tard, c’est un des hommes chargés de l’entretien, qui leur indique comment couper à travers le bush pour rejoindre la clôture nord (involontairement, il permet ainsi à Molly et ses deux compagnes d’échapper à leurs poursuivants…). Les membres de leur communauté leur apportent aussi une aide précieuse : au début de leur fuite, elles croisent deux chasseurs aborigènes, qui quelques allumettes et une partie de leur gibier. Plus tard, une jeune domestique, qui a connu le camp de Moore River, les héberge pour une nuit et leur permet d’échapper à nouveau à la police.
Les trois fillettes bénéficient aussi des dissensions qui règnent dans le camp de ceux qui les pourchassent. Assez vite, l’inspecteur de police de Perth renâcle à accorder tout son soutien à M. Neville : la traque des Aborigènes coûte cher en hommes et en moyens financiers. Les policiers blancs ont aussi plus de mal que les indigènes à supporter la dureté du climat du bush : après trois semaines d’attente près de la clôture à lapins, c’est l’agent qui finit par se décourager et décide de lever le camp (« autant chercher une aiguille dans une botte de foin »). On peut aussi relever à ce propos l’ambiguïté de l’attitude de Moodoo, le traqueur aborigène. Certes, il a tout intérêt à réussir à rattraper les trois fillettes (M. Neville pourrait lui en être reconnaissant et le laisser repartir chez lui). Mais il est aussi en quelque sorte solidaire de Molly. Il est admiratif devant l’ingéniosité de l’adolescente à brouiller les pistes (« elle est intelligente, cette petite ») et il comprend parfaitement sa motivation, d’autant qu’il voudrait bien faire la même chose (« elle veut rentrer chez elle »). Quand le blanc décide d’abandonner les recherches, le traqueur esquisse un petit sourire.
Les trois fillettes semblent aussi très bien adaptées à la vie dans le bush, au contraire de certains de leurs poursuivants. Dans son livre, Doris Pilkington précise que Molly a été initiée dès son enfance à cette vie dans cette région, grâce à son beau-père. De toute façon, la communauté aborigène a , au cours de temps, accumulé tout un savoir-faire que les adolescentes ont reçu en héritage de leurs familles. Ainsi, la clôture à lapins, construite en 1907, est un point de repère connu et utilisé par toutes les tribus aborigènes d’Australie occidentale depuis une vingtaine d’années (ce n’est sans doute pas, comme le suggère le film, une idée géniale apparue dans le cerveau de Molly…). Les trois fillettes savent se repérer, chasser, marcher de longues heures sous le soleil, se nourrir de quelques herbes arrachées au désert…bref, elles sont capables d’une résistance physique hors du commun, due à une éducation précoce.
Mais, outre ce savoir-faire, les trois fillettes sont aussi animées d’une foi chevillée au corps. Comme nous l’avons déjà dit, elles veulent absolument retrouver leurs familles, avec qui elles sont en communion, pour ne pas dire en communication spirituelle (certaines scènes du film suggèrent l’intensité de ces liens familiaux). Elles se sentent comme poussées par leur foi et il leur semble que l’oiseau-esprit les guide et les protège à la fois (quand Molly et Daisy s’évanouissent dans le désert, c’est lui qu’elles aperçoivent quand elles se réveillent).

Le cinéma au service de la mémoire
La conclusion du film est amère. Si la détermination des fillettes finit par payer, c’est aussi l’acharnement des Blancs qui doit être relevé. Gracie, arrêtée alors qu’elle essayait de rejoindre sa mère à Wiluna, est renvoyée au camp de Moore River et ne reverra jamais Jigalong. Molly, qui s’est mariée et a donné deux naissance à deux petites filles, est à son tour reprise et également placée dans le centre d’où elle s’était enfuie (elle réussira d’ailleurs une seconde fuite avec sa fille Annabelle, neuf ans après la première!). le générique de fin nous apprend également que ces déplacement d’enfants aborigènes ont duré jusqu’en 1970… On mesure alors à quel point ce film est utile pour entamer l’indispensable travail de mémoire, à propos du sort réservé aux Aborigènes en Australie. Il était temps que le cinéma australien s’intéresse à ces « générations volées », dont Molly est une figure emblématique.

 

 

 

Ken Loach et la Révolution permanente

Ken Loach et la Révolution permanente

(cet article a été rédigé pour le dossier Bread and Roses)

    Comme on le sait, Ken Loach est devenu l’exemple incarné, en Angleterre et en Europe, du cinéaste engagé, au point d’être considéré, comme il le dit lui-même, comme « le travailleur social du cinéma britannique ».
Dès ses débuts en tant que réalisateur, il dénonce les injustices de la société britannique. En 1966, il réalise pour la télévision, Cathy Come Home, qui traite d’un sujet voisin de celui évoqué dans Ladybird : des parents misérables, à qui l’on retire le droit de s’occuper de leurs enfants. L’impact est considérable : le scandale est repris dans la presse, des députés interviennent au Parlement pour modifier la législation…Pendant les années Thatcher, le cinéaste engagé connaît une certaine traversée du désert, alors que ses films déplaisent (Looks and Smiles en 1991) ou que ses projets sont refusés (l’un sur la fermeture d’une usine à Manchester, l’autre qui dénonce la bureaucratie syndicale…). Ce n’est qu’au début des années 1990 qui peut à nouveau aborder ses thèmes de prédilection : les laissés pour compte du libéralisme thatcherien (Riff-Raff en 1991, Raining Stones en 1993, Ladybird en 1994, My Name Is Joe en 1998). Ses films sont de vigoureux plaidoyers contre le traitement infligé par la société britannique aux nouveaux pauvres (new poors). Pêle-mêle, sont dénoncés les patrons cyniques, les Conservateurs arrogants, les Travaillistes impuissants, les services sociaux inefficaces et inhumains, les malfrats usuriers, les petits chefs…Pour Ken Loach qui se situe à l’extrème-gauche du Labour, il s’agit bien de montrer la réalité de l’exploitation : « je ne montre pas seulement la surface de la société mais aussi les structures qui la composent. La fiction, la dramatisation de l’histoire, c’est l’aspect visible de l’iceberg, la politique en est la partie immergée ».
Mais le cinéaste semble sceptique à propos des chances d’une véritable (r)évolution dans son propre pays… Ses héros populaires sont chaleureux, sympathiques, débrouillards et pratiquent volontiers la stratégie de « l’expropriation révolutionnaire » : les deux compères de Raining Stones « confisquent » à peu près n’importe quoi, des moutons égarés dans la lande au gazon du golf des Conservateurs…Joe laisse piller un magasin de sport pour équiper les footballeurs qu’il entraîne. Mais ces révoltes, bien compréhensibles selon le réalisateur, restent des actes isolés et individuels, non des mouvements collectifs. Ken Loach semble presque reconnaître la victoire de ses adversaires : « Thatcher avait un vrai sens de la lutte des classes, une marxiste inversée. Elle était convaincue que le capitalisme ne pouvait être sauvé qu’en écrasant la classe ouvrière ». D’autant que le cinéaste ne se fait guère d’illusion sur l’action du parti Travailliste : « la gauche soutient le Labour comme la corde soutient le pendu. Les socialistes ne prennent pas le pouvoir, ils l’abandonnent ».

   Aussi, Ken Loach a depuis quelque temps élargi son champ de vision pour s’intéresser aux mouvements révolutionnaires dans d’autres époques et d’autres espaces. Land and Freedom (1995) relate l’engagement d’un jeune Anglais dans la guerre d’Espagne ; Carla’s Song (1996) raconte l’histoire d’une jeune militante sandiniste et de son ami écossais au Nicaragua. Enfin, Bread and Roses évoque la lutte d’employés latinos d’une société de nettoyage contre leurs patrons en Californie. On notera que ces trois films mettent en scène des personnages hispaniques, comme si l’espoir révolutionnaire était plus facile à vivre sous d’autres latitudes. Dans Land and Freedom, Loach souligne la justesse du combat anti-fasciste mais s’indigne aussi de liquidation de la Révolution espagnole par les Staliniens (il évoque en particulier la dure guerre civile en Catalogne entre miliciens du POUM et les armées républicaines contrôlées par les Soviétiques…). Lors d’une séquence très didactique, il met bien en scène les conflits entre révolutionnaires à propos de la stratégie à adopter pour la collectivisation des terres…Dans Carla’s Song, le réalisateur anglais ne s’embarrasse pas de nuances pour dénoncer les Contras du Nicaragua et leurs alliés américains. Cet engagement lui sera reproché mais le cinéaste s’en explique à travers le personnage de Bradley, ancien membre de la CIA, écœuré par les méthodes de ses anciens patrons et qui a rejoint les Sandinistes : il se livre au cours du film à un vibrant plaidoyer tiers-mondiste que Ken Loach pourrait sans doute reprendre à son compte : « leurs richesses (du peuple du Nicaragua) sont aspirées vers le Nord et ici les gens ont dit Non ! Ils ont dit Non ! Ils ont rompu avec l’histoire. Ils ont rêvé et se sont battus pour que ça change(…) Ils sont devenus une menace parce qu’ils donnent le bon exemple. Que se passera-t-il si 300 millions de personnes commencent à dire Non ? Que se passera-t-il si le Brésil dit Non ? Si le Pérou dit Non ? Si le Mexique dit Non ? » On n’est pas loin des théories de Che Guevara à propos de la multiplication des foyers révolutionnaires. Dans Bread and Roses, la lutte syndicale est aussi clairement rattachée à toute une tradition de lutte. Lors que les grévistes sont arrêtés par la police américaine, ils déclinent ainsi leur identité : Emiliano Zapata, Pancho Villa…Et de s’amuser de l’ignorance de leurs gardiens…Les personnages « occidentaux » du cinéaste anglais n’ont pas le même engagement militant et ne font que passer dans les luttes. David quitte l’Espagne, déçu par l’ampleur des luttes intestines. George s’apprête à repartir du Nicaragua alors que Carla a retrouvé son ami torturé. Quant à Sam Shapiro, le quasi-fonctionnaire syndicaliste de Bread and Roses , il est sans doute sur le point d’aller animer d’autres combats, après la réussite de l’action entreprise avec les femmes de ménage..
Dans ces films, on peut aussi relever que les personnages qui incarnent le mieux l’esprit de révolte sont des femmes : Blanca dans Land and Freedom, Carla dans Carla’s Song, Maya dans Bread and Roses…Elles sont souvent l’élément moteur, qui montre la « juste voie ». Dans le film sur la guerre d’Espagne, Blanca est bien plus lucide que David sur les enjeux des combats internes au camp républicain. Et quand elle est tuée lors d’un accrochage entre la milice du POUM et l’armée régulière, « avec elle, meurt une certaine idée de la liberté » (Philippe Pillard). Outre leur engagement révolutionnaire, ces femmes doivent aussi lutter dans des sociétés dominées par le machisme. Elles affirment toujours leur liberté sexuelle quant au choix de leurs partenaires (Blanca qui séduit David dans Land and Freedom, Maya qui charme Sam malgré les attentions de Ruben). Le double combat des personnages féminins de ses films ne pouvait que séduire Ken Loach

   Ainsi, le cinéaste anglais reste fidèle à ses engagements, même si certains critiques lui reprochent la manière trop didactique de ses démonstrations (on a parfois parlé de « réalisme socialiste »…de façon bien excessive !). Peut-être est ce un combat d’arrière garde, mais à l’heure de la mondialisation triomphante, on peut être sensible à « la petite musique » de Ken Loach, qui sait nous rappeler , que malgré certaines prédictions, l’Histoire (des luttes) n’est pas finie…

 

Gérard Jugnot : un cinéaste pour le peuple

Gérard Jugnot : un cinéaste pour le peuple

   Quand Gérard Jugnot entame sa carrière dans le monde du spectacle, son itinéraire semble bien balisé. Né en 1951 à Paris, il rencontre au lycée Pasteur de Neuilly, Thierry Lhermitte, Christian Clavier et Michel Blanc…Il les suit dans l’aventure du café-théatre du Splendid au début des années 1970…Il apprend les ficelles du métier et commence à être repéré par les directeurs de casting, qui trouvent facilement des seconds rôles pour cet acteur au physique si typé : il va incarner, à longueur de films, le Français moyen, ronchon, patriotard, pas très futé, parfois émouvant…Il participe aux premiers pas de la bande du Splendid dans le cinéma : la série des Bronzés en 1978 et 1979, l’adaptation cinématographique de leur pièce Le Père Noël est une ordure (1982) …Déjà, il est impliqué dans l’écriture du scénario de plusieurs films…A ce stade, on aurait pu craindre une carrière formatée de « comique français », à la Christian Clavier…Heureusement, Jugnot montre vite, en s’émancipant de la troupe du Splendid, qu’il est capable de faire mieux que certaines comédies « franchouillardes» dans lesquelles il s’est illustré. Déjà, en 1987, il montre ses talents d’acteur en interprétant le partenaire de Jean Rochefort dans le film de Patrice Leconte, Tandem…. A cette occasion, Jugnot prouve qu’il est aussi capable d’émouvoir, qu’il a un registre plus large que celui qu’on lui a attribué un peu rapidement ( la liste des films auquel il a participé est impressionnante, pour le meilleur et pour le pire …).
Surtout, avant Michel Blanc et Josiane Balasko, il passe à la mise en scène, en réalisant Pinot, simple flic en 1984…A ce jour, Jugnot a tourné 8 longs métrages (et notamment, Une époque formidable (1991), Casque bleu (1994), Meilleur espoir féminin (2000), sans parler de Monsieur Batignole (2002)…). Dès ses premiers pas, il veut s’inscrire clairement dans la lignée des cinéastes qui produisent des œuvres de qualité mais pour le grand public…Et les noms des réalisateurs qu’il admire sont éloquents : Chaplin, Keaton, Tati…Des auteurs de comédie mais qui ont aussi essayé de faire réfléchir les spectateurs…D’emblée, il marque son attachement pour des personnages communs mais qui s’élèvent au dessus de leur condition. Jugnot résume : il veut « prendre un pauvre con et en faire un héros ». Conscient que son physique lui interdit certains rôles (« je ne peux pas jouer des James Bond »), il interprète le plus souvent lui-même ces personnages de « Français d’en bas » : flic de base dans Pinot, cadre au chômage dans Une époque formidable, coiffeur de province dans Meilleur espoir féminin, charcutier dans Monsieur Batignole. Le souci de Jugnot est de situer ces archétypes dans une situation historique ou sociologique particulière et d’étudier leur comportement : selon lui, « ce qui est intéressant, c’est de prendre un personnage dans un contexte donné et de l’amener à l’héroïsme de façon assez laborieuse »…Quand il est en réussite, le cinéaste peut faire mouche : Une époque formidable est un excellent témoignage sur la société française des années 1970, touchée de plein fouet par la crise économique…Comme l’écrit le critique des Cahiers du Cinéma, ce film est « une comédie à tendance grave sur la déglingue, la dérive, la déprime, où les lieux, les personnages pèsent leur poids de réalité ». Jugnot montre son aptitude à capter « quelque chose de l’air du temps ». Casque bleu, réalisé ensuite, aurait pu être une pochade du genre Les bronzés dans la guerre de Yougoslavie , mais là encore Jugnot réussit à jouer sur deux registres : il montre « comment on peut se retrouver héros, ou lâche, ou les deux à la fois, en maillot de bain, au milieu de cadavres en sang » (Première). Dans les meilleurs moments, cette tonalité douce-amère rappelle un peu celle des comédies italiennes des années 1950-1960…Presque toujours, Jugnot sait trouver une approche un peu décalée, sans audace excessive, mais qui donne à ses films un ton personnel…Parfois grinçant, souvent émouvant, le cinéaste semble alors atteindre son ambition : faire un cinéma populaire qui fait réfléchir…Pour Monsieur Batignole, il cite en exemple Benigni, l’auteur de La vie est belle, et dit vouloir adopter la même démarche : « la compréhension du monde par le rire et l’émotion », un objectif tout à fait estimable…